Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Zivilabteilung 4P.82/2006
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{T 0/2}
4P.82/2006 /ech

Arrêt du 29 septembre 2006
Ire Cour civile

MM. et Mmes les juges Corboz, président, Rottenberg, Favre, Kiss et Mathys.
Greffier: M. Thélin.

X. ________,
recourant, représenté par Me Jacques Gautier,

contre

Y.________ AG,
intimée, représentée par Me Guillaume Fatio,
Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève, case postale 3108,
1211 Genève 3.

appréciation arbitraire des preuves; droit d'être entendu

recours de droit public contre l'arrêt rendu le 17 février 2006 par la
Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève.

Faits:

A.
Par contrat daté du 3 mai 2002, Z.________ AG s'est obligée à prêter 150
millions de francs à X.________ pour le financement d'une opération
immobilière dans le canton de Genève. La durée du contrat, qui n'était en
principe pas résiliable par l'établissement prêteur, était fixée à vingt-cinq
ans dès le versement du capital prêté. L'emprunteur ne pouvait pas non plus
résilier pendant les deux premières années; en cas de résiliation échéant au
cours ou à la fin de la troisième année, il devait une indemnité forfaitaire
fixée à 1'000'000 de fr.; en cas de résiliation échéant au cours ou à la fin
de la quatrième année, il devait une indemnité forfaitaire de 750'000 fr.
Le taux d'intérêts devait être fixé par périodes successives de durée
variable; l'emprunteur aurait à chaque fois, préalablement, le choix de la
durée. Pendant chaque période, il devrait les intérêts au taux de référence
pratiqué au début de la période, libor ou swap, selon la durée, augmenté
d'une marge qui varierait, également selon la durée, de 1,1 à 1,3% par an. La
première période de taux d'intérêts était fixée à une année. Les intérêts
échus devaient être payés tous les trois mois. L'emprunteur devait acquérir à
ses frais une option sur taux d'intérêts destinée à le couvrir à long terme
contre une hausse au-dessus de 5%, y compris la marge.
Dans tous les cas de remboursement du capital avant la fin d'une période de
taux d'intérêts, l'établissement prêteur pouvait réclamer une indemnité
correspondant, en substance, à la différence entre les intérêts qu'il aurait
perçus jusqu'à la fin de cette période et ceux qu'il pouvait percevoir, dans
le même laps de temps, en plaçant le capital remboursé. Le cas échéant, cette
indemnité s'ajoutait à celle due en cas de résiliation pendant la troisième
ou la quatrième année du prêt.
Le contrat était soumis au droit suisse et le for judiciaire se trouvait à
Genève.
Le capital convenu a été versé le 24 juin 2002. Peu après, par suite de
fusions d'établissements bancaires, le prêteur est devenu la banque allemande
Y.________ AG.

B.
Le 13 mai 2003, X.________ a fait savoir qu'il choisissait une nouvelle durée
d'une année pour le taux d'intérêts, du 24 juin 2003 au 23 juin 2004, sur la
base du taux libor. La banque lui a communiqué les termes trimestriels, les
montants d'intérêts correspondants, soit 2'821'250 fr. en tout, et le prix de
l'option de couverture à acquérir pour l'année qui suivrait la fin de cette
période, soit 135'000 fr.

C.
Le 26 du même mois, X.________ a fait savoir qu'il souhaitait rembourser le
prêt le plus rapidement possible; il demandait des propositions chiffrées
pour un remboursement au 28 mai ou au 23 juin. La banque a répondu le même
jour en se référant aux clauses du contrat relatives aux indemnités en cas de
remboursement anticipé. Dans l'éventualité d'un remboursement au 23 juin
2003, elle prétendait à une « indemnité forfaitaire » s'élevant à 1'000'000
de fr., « montant dû », et à une « indemnité au titre de remboursement
anticipé » de 2'180'750 fr., « provision ». La résiliation de l'option de
couverture procurerait une bonification de 45'000 fr. Ces chiffres étaient
fournis « à titre indicatif uniquement ».
Le 4 juin, après un entretien téléphonique, X.________ a confirmé par écrit
son choix d'un remboursement au 23 juin, aux conditions suivantes:
a) ...
b) indemnité forfaitaire de:     1'000'000 de
fr.
c) indemnité au titre du remboursement anticipé
(à titre indicatif) de:
      2'180'750 fr.
d) dont à déduire:
remboursement pour compensation de la résiliation du cap: 45'000 fr.
Pour le surplus, X.________ demandait à Y.________ AG de prendre contact avec
la banque A.________ SA afin d'organiser les modalités du remboursement.
Les prétentions de Y.________ AG ont ensuite varié en ce sens que le montant
de 2'180'750 fr. est passé à 2'016'830 fr.62 puis, finalement, à 2'007'136
fr.13; celui de 45'000 fr. s'est réduit à 37'500 fr. et il est remonté à
52'500 fr. Le solde réclamé par la banque s'élevait donc, en définitive, à
1'954'636 fr.13. Le 23 juin 2003, X.________ a chargé A.________ SA de virer
ce montant « au titre d'intérêts pour la période du 23.6.03 au 23.6.04
inclus ». Cette banque avait déjà annoncé ce virement à Y.________ AG, avec
celui du capital et de l'indemnité forfaitaire de 1'000'000 de fr.
Près de deux semaines après, par l'intermédiaire de son avocat, X.________ a
réclamé la restitution de 1'954'636 fr.13. Il soutenait que ce montant avait
été versé sans cause compte tenu qu'il s'agissait des intérêts d'une somme
qui n'était plus prêtée. Y.________ AG a refusé en expliquant qu'il
s'agissait d'une indemnité calculée sur la base du contrat de prêt.

D.
Le 14 mai 2004, X.________ a ouvert action contre Y.________ AG devant le
Tribunal de première instance du canton de Genève. Sa demande tendait au
paiement de 1'954'636 fr.13 pour remboursement d'intérêts qui n'étaient pas
dus et de 135'000 fr. pour remboursement complet de l'option de couverture,
avec intérêts au taux de 5% par an dès le 9 juillet 2003.
Contestant toute obligation, la défenderesse a conclu au rejet de l'action.
Le tribunal a statué par jugement du 5 septembre 2005; il lui a donné gain de
cause.
Le demandeur ayant appelé à la Cour de justice, celle-ci s'est prononcée le
17 février 2006. Elle a confirmé le jugement. Le contrat de prêt n'autorisait
pas l'emprunteur à se délier avant la fin de la deuxième année et les
virements exécutés le 23 juin 2003 étaient fondés sur un contrat de
résolution distinct que les parties avaient négocié et conclu à ce moment. La
Cour constatait que leur réelle et commune intention avait pour objet de
mettre fin aux obligations réciproques moyennant le remboursement du capital
et le versement de deux indemnités de 1'000'000 de fr. et 1'954'636 fr.13. Ce
contrat constituait la cause valable du paiement et il n'y avait pas lieu de
rechercher si cette dernière somme avait été calculée conformément au contrat
initial.

E.
Agissant par la voie du recours de droit public, X.________ requiert le
Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt de la Cour de justice. Invoquant les art.
9 et 29 al. 2 Cst., il se plaint d'appréciation arbitraire des preuves et de
violation du droit d'être entendu.
La défenderesse conclut au rejet du recours; la Cour de justice n'a pas
présenté d'observations.
Le recourant a simultanément introduit un recours en réforme dirigé contre le
même prononcé. Il a par ailleurs versé des sûretés en garantie de l'émolument
judiciaire et des dépens.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Conformément à l'art. 57 al. 5 OJ, il y a lieu de statuer d'abord sur le
recours de droit public.

2.
Ce recours peut être exercé contre une décision cantonale pour violation des
droits constitutionnels des citoyens (art. 84 al. 1 let. a OJ). En règle
générale, la décision attaquée doit avoir mis fin à la procédure antérieure
(art. 87 OJ) et n'être susceptible d'aucun autre recours cantonal ou fédéral
apte à redresser l'inconstitutionnalité que l'on dénonce (art. 84 al. 2, 86
al. 1 OJ). Ces exigences sont satisfaites en l'espèce; en particulier, le
recours en réforme au Tribunal fédéral n'est pas recevable pour violation des
droits constitutionnels (art. 43 al. 1 OJ). L'exigence d'un intérêt actuel,
pratique et juridiquement protégé à l'annulation de la décision attaquée
(art. 88 OJ) est également satisfaite; les conditions légales concernant la
forme et le délai du recours (art. 30, 89 et 90 OJ) sont aussi observées.
Saisi d'un recours de droit public, le Tribunal fédéral n'examine que les
griefs fondés sur les droits constitutionnels, invoqués et motivés de façon
suffisamment détaillée dans l'acte de recours (art. 90 al. 1 let. b OJ; ATF
130 I 258 consid. 1.3 p. 261/262; 129 I 113 consid. 2.1; 128 III 50 consid.
1c p. 53). Il statue sur la base des faits constatés dans la décision
attaquée, à moins que le recourant ne démontre que la cour cantonale a retenu
ou, au contraire, ignoré de manière arbitraire certains faits déterminants
(ATF 118 Ia 20 consid. 5a).

3.
Une décision est arbitraire, donc contraire à l'art. 9 Cst., lorsqu'elle
viole gravement une norme ou un principe juridique clair et indiscuté, ou
contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité.
Le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue par l'autorité
cantonale de dernière instance que si sa décision apparaît insoutenable, en
contradiction manifeste avec la situation effective, adoptée sans motifs
objectifs ou en violation d'un droit certain. En outre, il ne suffit pas que
les motifs de la décision soient insoutenables; encore faut-il que celle-ci
soit arbitraire dans son résultat. A cet égard, il ne suffit pas non plus
qu'une solution différente de celle retenue par l'autorité cantonale puisse
être tenue pour également concevable, ou apparaisse même préférable (ATF 131
I 467 consid. 3.1 p. 473/474; 129 I 8 consid. 2.1 p. 9; 128 II 259 consid. 5
p. 280/281). En ce qui concerne l'appréciation des preuves et la constatation
des faits, l'autorité tombe dans l'arbitraire lorsqu'elle ne prend pas en
considération, sans aucune raison sérieuse, un élément de preuve propre à
modifier la décision, lorsqu'elle se trompe manifestement sur son sens et sa
portée, ou encore lorsque, sur la base des éléments recueillis, elle en tire
des constatations insoutenables (ATF 129 I 8 consid. 2.1). Il appartient au
recourant d'établir la réalisation de ces conditions en démontrant, par une
argumentation précise, que la décision incriminée est insoutenable (art. 90
al. 1 let. b OJ; ATF 129 I 185 consid. 1.6; 122 I 70 consid. 1c p. 73).

4.
Devant la Cour de justice, le recourant a fondé son argumentation sur les
clauses du contrat de prêt relatives au remboursement du capital avant la fin
d'une période de taux d'intérêts, d'une part, et sur la proposition de
l'intimée du 26 mai 2003 où celle-ci se référait à ces mêmes clauses et
prétendait à une « provision » de 2'180'750 fr., d'autre part. A son avis,
l'importance de ce montant s'expliquait par le fait que l'intimée ne savait
pas d'avance à quelles conditions elle pourrait replacer le capital après le
remboursement. La prétention de l'intimée correspondait à l'hypothèse d'une
perte totale de la marge de 1,3%. La perte d'intérêts effective ne pourrait
être calculée qu'après le remboursement du capital et son replacement;
l'intimée devrait alors remettre un décompte au recourant et lui restituer le
montant versé, sous déduction de cette perte effective. Ainsi, au delà de
l'indemnité forfaitaire de 1'000'000 de fr. qui était et qui reste
incontestée, le recourant s'attendait à ne compenser, en définitive, qu'une
perte d'intérêts de quelques dizaines de milliers de francs.
La Cour de justice rejette cette version des faits; elle retient que le
recourant a procédé au virement de 1'954'636 fr.13 à titre définitif plutôt
que dans l'attente d'un décompte et de la restitution d'un trop-perçu. Elle
fonde cette constatation sur la réponse du recourant à la proposition du 26
mai 2003, réponse par laquelle il acceptait de verser une indemnité de
remboursement anticipé de 2'180'750 fr., certes « à titre indicatif », mais
sans réserver aucun décompte ultérieur ni aucune expectative de restitution.
Compte tenu que le recourant acceptait, de cette manière et sans discussion,
de verser plus de deux millions de francs, la Cour juge invraisemblable qu'il
se soit réellement attendu à ne payer, finalement, que quelques dizaines de
milliers de francs. Elle prend aussi en considération les ajustements
intervenus dans le montant réclamé par l'intimée, jusqu'au virement: par leur
ampleur, ils excluaient eux aussi une semblable espérance.
A l'appui du grief d'arbitraire, le recourant invoque la prise de position de
l'intimée du 21 juillet 2003, par laquelle cette partie refusait de restituer
le montant de 1'954'636 fr.13 et affirmait qu'elle l'avait déterminé
conformément au contrat de prêt. Cette seconde déclaration est une simple
tentative de justifier la prestation obtenue; la référence au contrat
n'exclut pas qu'un mois auparavant, à l'époque du virement, les parties aient
voulu respectivement verser et recevoir le montant concerné à titre définitif
plutôt que sous réserve d'un décompte. Le recourant insiste encore sur les
termes de la proposition du 26 mai 2003 qu'il a acceptée. Cependant, compte
tenu qu'il a acquiescé dans des termes différents, en particulier sans
reprendre ni la référence aux clauses du contrat initial ni le terme
« provision », rien n'exclut que la volonté réelle des parties eût pour
objet, conformément à l'appréciation que le recourant met en doute, une
indemnité plus importante que celle prévue par ledit contrat. Selon la Cour
de justice, cette somme comprenait le gain manqué total, soit la marge de
1,3% sur une année, et la perte subie en raison d'une variation du taux
libor.
Le recourant se réfère enfin au témoignage de son conseiller fiscal et
comptable. Le témoin se trouvait auprès de lui lors d'un entretien
téléphonique avec une représentante de l'intimée; il a entendu la
communication. Selon sa narration, consignée au procès-verbal d'enquêtes du
Tribunal de première instance, l'interlocutrice confirmait un accord de
principe de l'intimée avec une résiliation anticipée du contrat de prêt; pour
le surplus, les modalités de cet accord n'étaient abordées qu'accessoirement
et elles semblaient alors secondaires. Le témoin n'a pas pu indiquer la date
de l'entretien. Sa déposition n'apporte donc, elle non plus, aucune
indication au sujet de la volonté réelle des parties à l'époque du virement
et sur le point présentement litigieux. Dans ces conditions, en dépit de
l'opinion contraire du recourant, l'appréciation de la Cour de justice se
révèle compatible avec l'art. 9 Cst.

5.
Le droit d'être entendu garanti par l'art. 29 al. 2 Cst. confère au plaideur,
parmi d'autres prétentions, le droit d'obtenir l'administration des preuves
qu'il a valablement offertes, à moins que le fait concerné ne soit dépourvu
de pertinence ou que la preuve apparaisse manifestement inapte à la
révélation de la vérité. Le juge est autorisé à effectuer une appréciation
anticipée des preuves déjà disponibles et, s'il peut admettre de façon
exempte d'arbitraire qu'une preuve supplémentaire offerte par une partie
serait impropre à ébranler sa conviction, refuser d'administrer cette preuve
(ATF 131 I 153 consid. 3 p. 157; 130 II 425 consid. 2.1 p. 428; 125 I 417
consid. 7b p. 430).
Devant la Cour de justice, le recourant a pris des conclusions préparatoires
tendant à faire ordonner à l'intimée de produire « le décompte du calcul
détaillé de l'indemnité de l'art. 11.3 (indiquant le rendement du placement
de substitution, y compris la marge) ». La Cour n'a pas donné suite à cette
réquisition, ce que le recourant tient pour contraire à son droit d'être
entendu. Or, après que les juges avaient constaté l'accord des parties sur le
versement d'une indemnité fixée à 1'954'636 fr.13, les conditions dans
lesquelles l'intimée avait pu replacer le capital n'avaient aucune incidence
sur l'issue de la cause et d'éventuelles preuves sur ce point étaient donc
inutiles. Il en résulte que le grief tiré de l'art. 29 al. 2 Cst. est lui
aussi mal fondé, ce qui conduit au rejet du recours.

6.
A titre de partie qui succombe, le recourant doit acquitter l'émolument
judiciaire et les dépens auxquels l'intimée peut prétendre.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté.

2.
Le recourant acquittera un émolument judiciaire de 15'000 fr. par prélèvement
sur les sûretés versées en garantie de cet émolument.

3.
Par prélèvement sur les sûretés versées en garantie des dépens, la caisse du
Tribunal fédéral versera, à titre de dépens, une indemnité de 17'000 fr. à
l'intimée.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la
Cour de justice du canton de Genève.

Lausanne, le 29 septembre 2006

Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: