Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.87/2006
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1P.87/2006 /col

Arrêt du 24 février 2006
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Féraud, Président,
Fonjallaz et Eusebio.
Greffier: M. Jomini.

A. ________,
recourant, représenté par Me Stéphane Raemy, avocat,

contre

B.________,
intimée, représentée par Me Laurent de Bourgknecht, avocat,
Ministère public du canton de Fribourg,
rue de Zaehringen 1, 1700 Fribourg,
Tribunal cantonal de l'Etat de Fribourg,
Cour d'appel pénal, case postale 56, 1702 Fribourg.

procédure pénale, appréciation des preuves,

recours de droit public contre l'arrêt de la Cour d'appel pénal du Tribunal
cantonal de l'Etat de Fribourg,
du 15 décembre 2005.

Faits:

A.
Par un jugement rendu le 14 décembre 2004, le Tribunal pénal de la Gruyère a
reconnu A.________, ressortissant de Sierra Leone né en 1979, coupable de
viol, d'infractions à la loi fédérale sur les stupéfiants (LStup) et de
blanchiment d'argent. Il l'a condamné à une peine de quatre ans de réclusion,
sous déduction de la détention préventive subie, et à dix ans d'expulsion du
territoire suisse. Le Tribunal pénal a admis les conclusions civiles de
B.________, la victime du viol, et a condamné A.________ à lui verser une
indemnité de 5'000 fr. pour tort moral. A propos des circonstances du viol,
il a retenu en substance les faits suivants:
A.________ a été arrêté puis écroué le 3 avril 2004 dans le cadre d'une
enquête concernant divers trafics de stupéfiants. B.________ a été arrêtée le
lendemain, dans le cadre de cette même enquête. Au cours de son
interrogatoire, elle a affirmé que A.________ l'avait violée quelque temps
auparavant. Elle lui devait de l'argent pour sa consommation de stupéfiants
et, au début de l'année 2004, il se faisait pressant pour réclamer son dû. A
une date indéterminée en janvier ou en février 2004, B.________ a rejoint
A.________ à son domicile à Bulle. Celui-ci, après avoir invité son
colocataire à s'en aller, fermé la porte de sa chambre puis mis de la musique
à haut volume, a proposé à B.________ d'entretenir des relations sexuelles,
en contrepartie d'une diminution de sa dette. Confronté à son refus,
A.________ l'a immobilisée sur son lit et l'a contrainte à une relation
intime avec pénétration vaginale; il n'avait pas de préservatif et il a
éjaculé sur son ventre. A.________ a contesté cette version des faits, en
affirmant qu'il avait entretenu à plusieurs reprises des relations sexuelles
avec B.________, toujours consentante. Le jugement retient cependant que
celle-ci n'était pas la maîtresse de A.________, avec lequel elle n'avait pas
eu de relations intimes, même occasionnelles.
Le Tribunal pénal a entendu plusieurs témoins, dont C.________. Il a retenu
du témoignage de cette dernière que A.________ avait à plusieurs reprises
tenté de les embrasser, elle et B.________, et de leur toucher les parties
intimes. C.________ a par ailleurs déclaré avoir eu très peur de l'accusé
lorsqu'il avait essayé de l'embrasser en la couchant sur le dos, en ajoutant
qu'elle "aurait pu très bien être la victime, cela aurait très bien pu [lui]
arriver". Cette déposition, portée au procès-verbal des débats, correspondait
à des déclarations faites à la police durant l'enquête.
Le Tribunal pénal a encore considéré que les déclarations de plusieurs
témoins - soit des personnes auxquelles B.________ s'était confiée -
permettaient de confirmer la thèse du viol. Il a également relevé que durant
toute l'enquête, notamment celle relative aux stupéfiants, B.________ s'était
montrée très collaborante et constante, ses déclarations sur les trafics
s'étant révélées vraies. Il a mentionné le fait que spontanément, le 22 mars
2004, elle avait consulté un médecin en lui demandant de détecter une
éventuelle infection (virus HIV, hépatite) ou grossesse, alors qu'elle se
protégeait en principe lors de relations sexuelles.
Le Tribunal pénal a par ailleurs retenu que A.________ avait vendu au moins
150 g de cocaïne pure.

B.
A.________ a interjeté appel, en contestant sa condamnation pour viol mais
non pas celles pour infractions à la LStup et pour blanchiment d'argent. Il a
conclu à ce que la durée de la peine de réclusion soit réduite à deux ans.
Dans son mémoire adressé à la Cour d'appel pénal du Tribunal cantonal, il a
en premier lieu présenté un fait nouveau: le 14 mars 2005 en fin
d'après-midi, il a eu depuis le pénitencier un entretien téléphonique avec
C.________. Cette dernière lui aurait dit que lors de ses témoignages, elle
avait exagéré en se sentant sous pression, et qu'elle éprouvait des remords
pour les propos qu'elle avait tenus en justice. A.________ a requis la
production de l'enregistrement de cette conversation, qui selon lui a dû être
effectué par l'administration du pénitencier, ainsi que la traduction des
propos des interlocuteurs (tenus en anglais). Il a fait valoir que les
nouvelles déclarations de C.________ étaient susceptibles d'infirmer la
conviction des juges. A l'appui de ses conclusions, il a par ailleurs dénoncé
des incohérences dans le récit de B.________, en invoquant la maxime in dubio
pro reo.
La Cour d'appel pénal a entendu A.________ et B.________ à son audience du 15
décembre 2005. A.________ a réitéré sa réquisition de preuve au sujet de son
entretien téléphonique avec C.________. La Cour a rejeté cette réquisition et
aucune autre mesure d'instruction n'a été demandée. Au terme des débats, la
Cour d'appel pénal a délibéré et rejeté le recours. Elle a affirmé être
convaincue de l'existence des faits dénoncés par la victime, en reprenant et
développant les motifs du jugement de première instance. Elle a en outre
exposé les raisons du refus d'administrer la preuve supplémentaire requise
par le recourant.

C.
Agissant par la voie du recours de droit public, A.________ demande au
Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt rendu le 15 décembre 2005 par la Cour
d'appel pénal. Il se plaint d'une violation de la présomption d'innocence, en
particulier de la maxime in dubio pro reo (art. 32 al. 1 Cst., art. 6 par. 2
CEDH) ainsi que d'une appréciation arbitraire des preuves et des
constatations de fait (art. 9 Cst.). Il dénonce également une violation du
droit d'être entendu, en l'occurrence du droit de faire administrer les
preuves pertinentes (art. 29 al. 2 Cst.).
Le dossier cantonal a été produit. Il n'a pas été demandé de réponses au
recours de droit public.

D.
Le recourant demande l'assistance judiciaire et la désignation de Me Stéphane
Raemy comme défenseur d'office.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le recourant conteste sa condamnation pour viol en invoquant principalement
la garantie constitutionnelle de la présomption d'innocence. Cette garantie,
consacrée aux art. 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2 CEDH et à laquelle on rattache
la maxime in dubio pro reo, signifie notamment que le juge pénal ne doit pas
tenir pour établi un fait défavorable à l'accusé s'il existe des doutes
objectifs quant à l'existence de ce fait. Des doutes abstraits ou théoriques,
qui sont toujours possibles, ne suffisent cependant pas à exclure une
condamnation. Pour invoquer utilement la présomption d'innocence, le condamné
doit donc démontrer que le juge de la cause pénale, à l'issue d'une
appréciation exempte d'arbitraire de l'ensemble des preuves à sa disposition,
aurait dû éprouver des doutes sérieux et irréductibles au sujet de la
culpabilité (ATF 127 I 38 consid. 2a p. 40; 124 IV 86 consid. 2a p. 87; 120
Ia 31 consid. 2e p. 38, consid. 4b p. 40). L'appréciation des preuves est en
particulier arbitraire lorsque le juge n'a manifestement pas compris le sens
et la portée d'un moyen de preuve ou si, sur la base des éléments recueillis,
il a fait des déductions insoutenables; il ne suffit donc pas qu'une
interprétation différente des preuves et des faits qui en découlent paraisse
également concevable, sans quoi le principe de la libre appréciation des
preuves par le juge du fond serait dépourvu de portée (ATF 120 Ia 31 consid.
2d p. 37 s.). Par ailleurs, il faut que la décision attaquée soit
insoutenable non seulement dans ses motifs mais également dans son résultat
(à propos de la notion d'arbitraire, prohibé par l'art. 9 Cst.: ATF 131 I 57
consid. 2 p. 61, 217 consid. 2.1 p. 219; 129 I 8 consid. 2.1 p. 9 et les
arrêts cités). En l'espèce, par ses critiques de l'arrêt attaqué, le
recourant entend démontrer que la Cour d'appel pénal a retenu de manière
arbitraire la version de la victime; il incombe donc au Tribunal fédéral
d'examiner le résultat de l'appréciation des preuves sous l'angle de l'art. 9
Cst.
Le recourant invoque en outre le droit d'être entendu en dénonçant le refus
de la Cour cantonale d'administrer une preuve, relative au contenu d'une
conversation téléphonique qu'il a eue avec un témoin. Par ce grief, il ne se
plaint pas du refus des juges pénaux d'interroger ou de faire interroger un
témoin à charge ou à décharge, mais il leur reproche de n'avoir pas ordonné
la production de pièces, pourtant requise en temps utile. Dans une procédure
judiciaire, le droit d'être entendu garanti par l'art. 29 al. 2 Cst. confère
aux parties le droit d'obtenir l'administration des preuves valablement
offertes, à moins que celles-ci portent sur un fait dépourvu de pertinence ou
qu'elles soient manifestement inaptes à faire apparaître la vérité quant au
fait en cause. Par ailleurs, le juge est autorisé à effectuer une
appréciation anticipée des preuves déjà disponibles et, s'il peut admettre de
façon exempte d'arbitraire qu'une preuve supplémentaire offerte par une
partie serait impropre à ébranler sa conviction, refuser d'administrer cette
preuve (ATF 131 I 153 consid. 3 p. 157 et les arrêts cités). En l'occurrence,
c'est bien l'appréciation anticipée de la preuve offerte qui est critiquée.
Sur ce point également, le Tribunal fédéral doit se borner à examiner si
cette appréciation est arbitraire, ce grief ne se distinguant pas en
définitive de celui tiré de la présomption d'innocence.

2.
Le recourant affirme trouver dans l'arrêt attaqué des incohérences et
contradictions par rapport au dossier.

2.1 Dans son arrêt, la Cour d'appel pénal a mentionné plusieurs éléments pour
fonder sa conviction. Elle a notamment constaté que les circonstances du viol
dénoncé par la victime étaient constantes (durant toute l'enquête) et
claires, ses déclarations contenant des détails renforçant la crédibilité du
récit. La Cour a également rappelé le contexte du trafic de cocaïne dans
lequel la victime avait été impliquée par le recourant, et le très grand
nombre d'appels téléphoniques et messages SMS qui lui avaient été adressés en
février 2004 par le recourant, dont certains contenaient des menaces car elle
lui devait de l'argent; la victime avait peur du recourant, qui l'avait
importunée à plusieurs reprises pour obtenir ses faveurs et des relations
sexuelles. La Cour a retenu comme indice confortant sa conviction certaines
déclarations d'un témoin, également toxicomane, à qui la victime s'était
confiée en évoquant l'agression sexuelle; de même, la consultation d'un
médecin par la victime, pour examiner les conséquences de relations sexuelles
non protégées, a été considérée comme un indice probant.
La Cour d'appel pénal a rappelé que le recourant contestait la crédibilité de
la victime en relevant notamment que, contrairement à ce que cette dernière
avait affirmé, ils s'étaient rencontrés à plusieurs reprises après la fin de
l'année 2003; en outre, la victime n'avait pas pu donner la date exacte du
viol. Sur le premier point, la juridiction cantonale a considéré que le
milieu de la drogue étant relativement restreint à Bulle, il était plausible
que la victime ait revu le recourant par hasard après le viol - elle admet
d'ailleurs l'avoir croisé inopinément chez D.________ - sans que cela
n'entraîne une perte de crédibilité de ses accusations. Sur le second point,
la Cour a retenu que l'on pouvait s'étonner de ce que la victime ne se
rappelât pas avec précision de la date de l'agression sexuelle, mais elle
était fortement dépendante de la drogue, ce qui était de nature à diminuer
ses capacités mémorielles; elle a du reste été ensuite incapable de se
souvenir de la date de son arrestation.
Enfin, à propos des déclarations que le témoin C.________ aurait faites au
recourant, lors d'un entretien téléphonique postérieur au jugement de
première instance, la Cour d'appel pénal a considéré que, si ce témoin avait
à cette occasion édulcoré ou modéré les propos clairs qu'elle avait
auparavant tenus devant la police et le tribunal, cela ne changeait rien à la
réalité du comportement ambigu et déplacé du recourant à l'égard des femmes
toxicomanes qui avaient été en contact avec lui pour obtenir de la drogue. Le
recourant, en demandant la production de l'enregistrement de la conversation,
ne prétendait du reste pas que C.________ serait revenue sur les faits mêmes
qu'elle avait décrits.

2.2 Le recourant rappelle que, dans son mémoire d'appel, il avait déjà
dénoncé certaines contradictions qu'il avait décelées dans les déclarations
de la victime en cours d'instruction. Se référant aux considérants de l'arrêt
attaqué, il fait notamment valoir que le témoignage de D.________ - peu
précise au sujet des confidences qu'elle avait recueillies de la victime - a
été mal apprécié, car jugé probant uniquement dans la mesure où il confortait
la version de la victime; que les déclarations d'un autre témoin
(E.________), qui aurait vu le recourant au domicile de la victime en mars
2004, ont été omises; qu'il est impensable que la victime ait pu subir un
outrage aussi traumatisant qu'un viol sans pouvoir en donner la date;
qu'enfin il aurait fallu tenir compte du revirement du témoin C.________.
Par son argumentation, le recourant ne parvient pas à démontrer que
l'appréciation des preuves par la Cour d'appel pénal serait arbitraire. Les
juges cantonaux ont exposé en détail quels éléments du témoignage de
D.________ ils retenaient. Ils ont expliqué pour quels motifs il n'était pas
déterminant d'établir si le recourant et la victime s'étaient rencontrés
après le viol. Ils ont donné les raisons pour lesquelles l'impossibilité,
pour la victime, de fournir la date de l'agression n'entachait pas la
crédibilité de ses déclarations. Enfin, ils ont considéré que sur la base de
la dernière offre de preuve du recourant, il n'était pas question d'un
revirement, sur les aspects décisifs, du témoin C.________. Sur ces
différents points, l'arrêt attaqué n'est en rien insoutenable. Au reste, le
recourant ne critique pas les autres éléments sur lesquels la Cour d'appel
pénal s'est fondée pour admettre la culpabilité du recourant.
Les griefs du recourant se révèlent ainsi mal fondés, ce qui entraîne le
rejet du recours de droit public.

3.
Il se justifie d'admettre la demande d'assistance judiciaire (art. 152 al. 1
OJ). Il ne sera en conséquence pas perçu d'émolument judiciaire.
Me Raemy doit être désigné comme avocat d'office du recourant et une
indemnité lui sera versée par la caisse du Tribunal fédéral (art. 152 al. 2
OJ).
L'intimée, qui n'a pas été invitée à répondre au recours, n'a pas droit à des
dépens.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours de droit public est rejeté.

2.
La demande d'assistance judiciaire présentée par le recourant est admise et
Me Stéphane Raemy, avocat à Fribourg, est désigné en qualité d'avocat
d'office.

3.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.

4.
Une somme de 1'500 fr., payée par la caisse du Tribunal fédéral, est allouée
à Me Raemy à titre d'honoraires.

5.
Il n'est pas alloué de dépens.

6.
Le présent arrêt est communiqué en copie à l'avocat d'office du recourant, au
mandataire de l'intimée, au Ministère public et au Tribunal cantonal de
l'Etat de Fribourg, Cour d'appel pénal.

Lausanne, le 24 février 2006

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: