Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.821/2006
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{T 0/2}
1P.821/2006 /col

Arrêt du 21 février 2007
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Juge présidant,
Fonjallaz et Eusebio.
Greffier: M. Rittener.

A. ________,
recourante, représentée par Me Jean-Pierre Garbade, avocat,

contre

B.________,
intimée, représentée par Me Robert Assaël, avocat,
Procureur général du canton de Genève,
case postale 3565, 1211 Genève 3,
Cour de justice du canton de Genève, Chambre pénale, case postale 3108, 1211
Genève 3.

procédure pénale; appréciation des preuves,

recours de droit public contre l'arrêt de la Cour de justice du canton de
Genève, Chambre pénale, du 20 novembre 2006.

Faits:

A.
Le 19 février 2002, une altercation est survenue entre A.________ et
B.________, toutes deux employées dans un "bar à champagne" de Genève.
B.________ a déposé une plainte pénale pour agression le jour même, imitée le
21 février 2002 par A.________. Un examen médical du 26 février 2002 a révélé
que B.________ avait les lèvres et la gencive supérieure tuméfiées, qu'il lui
manquait trois dents, avec une perte osseuse importante, et que trois autres
dents devaient être extraites.
Par jugement du 31 mai 2006, le Tribunal de police du canton de Genève a
acquitté A.________ du chef de lésions corporelles simples au sens de l'art.
123 ch. 1 CP, considérant en substance que le déroulement de l'altercation
entre les deux intéressées était peu clair et qu'il ne pouvait être exclu que
les lésions subies par B.________ aient été causées par une chute contre un
évier.

B.
Par arrêt du 20 novembre 2006, la Chambre pénale de la Cour de justice du
canton de Genève (ci-après: la Chambre pénale) a annulé ce jugement et a
condamné A.________ à huit mois d'emprisonnement avec sursis pendant trois
ans pour lésions corporelles simples au sens de l'art. 123 ch. 1 CP. Elle l'a
également condamnée à verser 8'000 fr. à B.________ à titre d'indemnité pour
tort moral.
La Chambre pénale a notamment retenu que, lors de l'altercation
susmentionnée, A.________ s'est ruée sur B.________ par derrière, l'a saisie
par les bras pour la retourner, l'a frappée au visage avec ses poings ou avec
un objet dur, l'a fait tomber à terre, puis a continué à la frapper et l'a
rouée de coups de pieds. Ces faits correspondent à la version donnée par
B.________. Confrontée à une version différente de A.________ - qui soutient
qu'elle s'est bornée à se défendre et que les lésions constatées ont été
provoquées par une chute sur une cuisinière ou un évier - la Chambre pénale
l'a écartée. Elle a notamment relevé que les déclarations constantes de la
victime étaient confortées par divers témoignages, par les constatations des
Dr C.________ et D.________, ainsi que par un certificat de la psychologue
F.________ et une expertise du Prof. E.________. La Chambre pénale a estimé
que les premiers juges avaient écarté à tort ce faisceau d'indices.

C.
Agissant par la voie du recours de droit public, A.________ demande au
Tribunal fédéral d'annuler cet arrêt et de l'acquitter du chef de lésions
corporelles simples au sens de l'art. 123 ch. 1 CP. Elle se plaint d'une
violation de son droit d'être entendue (art. 29 al. 2 Cst.) et invoque les
art. 9 Cst., 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2 CEDH pour se plaindre d'arbitraire
dans l'appréciation des preuves ainsi que d'une violation du principe de la
présomption d'innocence. Elle requiert en outre l'octroi de l'effet
suspensif. B.________ s'est déterminée; elle conclut à l'irrecevabilité du
recours, subsidiairement à son rejet. La Cour de justice du canton de Genève
a renoncé à formuler des observations. Le Procureur général conclut à la
confirmation de l'arrêt attaqué.

D.
Par ordonnance du 17 janvier 2007, le Président de la Ire Cour de droit
public a accordé l'effet suspensif au recours.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
La décision attaquée ayant été rendue avant le 1er janvier 2007, la loi
fédérale d'organisation judiciaire (OJ) demeure applicable à la présente
procédure de recours (art. 132 al. 1 LTF).

2.
Le Tribunal fédéral examine d'office et librement la recevabilité des recours
qui lui sont soumis (ATF 132 III 291 consid. 1 p. 292; 131 II 571 consid. 1
p. 573; 130 I 312 consid. 1 p. 317 et les arrêts cités).

2.1 Le pourvoi en nullité au Tribunal fédéral n'étant pas ouvert pour se
plaindre d'une appréciation arbitraire des preuves et des constatations de
fait qui en découlent (ATF 124 IV 81 consid. 2a p. 83) ni pour invoquer une
violation directe d'un droit constitutionnel ou conventionnel, tel que la
maxime "in dubio pro reo" consacrée aux art. 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2 CEDH
(ATF 121 IV 104 consid. 2b p. 107; 120 Ia 31 consid. 2b p. 35 s.), la voie du
recours de droit public est ouverte à cet égard (art. 84 al. 2 OJ). Dans la
mesure où l'arrêt attaqué la condamne à une peine d'emprisonnement et au
paiement d'une indemnité pour tort moral, la recourante a qualité pour
contester ce prononcé (art. 88 OJ).

2.2 Sauf exceptions dont aucune n'est réalisée en l'espèce, le recours de
droit public ne peut tendre qu'à l'annulation de la décision attaquée (ATF
127 II 1 consid. 2c p. 5; 125 I 104 consid. 1b p. 107; 124 I 327 consid. 4 p.
332 ss). La conclusion demandant au Tribunal fédéral d'acquitter la
recourante du chef de lésions corporelles simples est par conséquent
irrecevable.

3.
En préambule de son recours de droit public, la recourante expose qu'elle se
plaint d'une violation de son droit d'être entendue, en raison de défauts
dans la motivation de l'arrêt attaqué. Elle n'a toutefois pas formulé de
grief clair à cet égard, de sorte qu'il est douteux que le recours satisfasse
sur ce point aux exigences minimales de motivation de l'art. 90 al. 1 let. b
OJ (cf. ATF 130 I 258 consid. 1.3 p. 261, 26 consid. 2.1 p. 31; 125 I 71
consid. 1c p. 76). Au demeurant, les critiques soulevées en relation avec le
droit d'être entendu se confondent - telles qu'elles sont formulées en divers
passages de l'écriture de recours - avec le grief de constatation arbitraire
des faits; il y a donc lieu de les examiner sous cet angle.

4.
La recourante se plaint d'une violation du principe de la présomption
d'innocence et d'arbitraire dans l'appréciation des preuves et la
constatation des faits.

4.1 Selon la jurisprudence, l'arbitraire, prohibé par l'art. 9 Cst., ne
résulte pas du seul fait qu'une autre solution pourrait entrer en
considération ou même qu'elle serait préférable; le Tribunal fédéral ne
s'écarte de la solution retenue en dernière instance cantonale que si elle
est manifestement insoutenable, méconnaît gravement une norme ou un principe
juridique clair et indiscuté ou si elle heurte de manière choquante le
sentiment de la justice ou de l'équité. Il ne suffit pas que la motivation de
la décision soit insoutenable; encore faut-il qu'elle soit arbitraire dans
son résultat (ATF 132 I 13 consid. 5.1 p. 17; 131 I 217 consid. 2.1 p. 219,
57 consid. 2 p. 61; 129 I 173 consid. 3.1 p. 178).
L'appréciation des preuves est en particulier arbitraire lorsque le juge de
répression n'a manifestement pas compris le sens et la portée d'un moyen de
preuve, s'il a omis, sans raison sérieuse, de tenir compte d'un moyen
important propre à modifier la décision attaquée ou encore si, sur la base
des éléments recueillis, il a fait des déductions insoutenables (ATF 129 I 8
consid. 2.1 p. 9). Il en va de même lorsqu'il retient unilatéralement
certaines preuves ou lorsqu'il rejette des conclusions pour défaut de
preuves, alors même que l'existence du fait à prouver résulte des allégations
et du comportement des parties (ATF 118 Ia 28 consid. 1b p. 30). Il ne suffit
pas qu'une interprétation différente des preuves et des faits qui en
découlent paraisse également concevable pour que le Tribunal fédéral
substitue sa propre appréciation des preuves à celle effectuée par l'autorité
de condamnation, qui dispose en cette matière d'une grande latitude. En
serait-il autrement, que le principe de la libre appréciation des preuves par
le juge du fond serait violé (ATF 120 Ia 31 consid. 2d p. 37 s.).
4.2 La présomption d'innocence est garantie par l'art. 6 ch. 2 CEDH et par
l'art. 32 al. 1 Cst., qui ont la même portée. Elle a pour corollaire le
principe "in dubio pro reo", qui concerne tant le fardeau de la preuve que
l'appréciation des preuves. En tant que règle de l'appréciation des preuves,
ce principe, dont la violation n'est invoquée que sous cet angle par la
recourante, signifie que le juge ne peut se déclarer convaincu d'un état de
fait défavorable à l'accusé, lorsqu'une appréciation objective de l'ensemble
des éléments de preuve laisse subsister un doute sérieux et insurmontable
quant à l'existence de cet état de fait (ATF 127 I 38 consid. 2a p. 41; 124
IV 86 consid. 2a p. 88; 120 Ia 31 consid. 2c p. 37). Le Tribunal fédéral ne
revoit les constatations de fait et l'appréciation des preuves que sous
l'angle restreint de l'arbitraire (ATF 127 I 38 consid. 2a p. 41; 124 I 208
consid. 4 p. 211; 120 Ia 31 consid. 2d p. 37/38). Il examine en revanche
librement la question de savoir si, sur la base du résultat d'une
appréciation non arbitraire des preuves, le juge aurait dû éprouver un doute
sérieux et insurmontable quant à la culpabilité de l'accusé; dans cet examen,
il s'impose toutefois une certaine retenue, le juge du fait, en vertu du
principe de l'immédiateté, étant mieux à même de résoudre la question (cf.
arrêts non publiés 1P.454/2005 du 9 novembre 2005, consid. 2.1; 1P.428/2003
du 8 avril 2004, consid. 4.2 et 1P.587/2003 du 29 janvier 2004, consid. 7.2).

5.
5.1 En l'espèce, la recourante reproche en substance à la Chambre pénale
d'avoir violé le principe de la présomption d'innocence et d'avoir fait
preuve d'arbitraire en retenant l'existence d'un faisceau d'indices de
culpabilité suffisant et en privilégiant la version de la victime à la
sienne. Elle prétend que l'autorité intimée a passé sous silence des éléments
déterminants et qu'elle a procédé à une interprétation arbitraire des
déclarations et des pièces figurant au dossier. De plus, elle estime que tant
l'expertise et les déclarations du Prof. E.________ que les constatations du
Dr D.________ laissaient planer un doute quant à la réalité des faits qui lui
étaient reprochés. Elle allègue enfin que les déclarations de l'intimée
présentaient de nombreuses contradictions.

5.2 Il convient de relever que les juges de la Chambre pénale ont forgé leur
opinion sur la base de l'ensemble du dossier. Ils ont en particulier pris en
compte le certificat médical du Dr C.________ du 26 mars 2002 constatant les
lésions physiques subies par l'intimée et le rapport du 12 avril 2002 du Dr
D.________ - établi notamment sur la base de six entretiens avec l'intimée -
mentionnant des troubles "symptomatiques d'un syndrome de stress
post-traumatique" résultant d'une grave agression. Ils se sont également
fondés sur un rapport de la psychologue F.________ et sur le rapport
d'expertise remis le 15 juillet 2005 par le Prof. E.________, qui a considéré
que la probabilité que les lésions constatées soient consécutives à une chute
sur un évier ou une cuisinière était faible, rejoignant sur ce point
l'opinion exprimée par le Dr D.________ lors de ses auditions. S'il est vrai
que cette dernière n'a pas pu exclure totalement l'hypothèse d'une chute
accidentelle, elle a très nettement privilégié la version de l'agression, de
sorte que c'est en vain que la recourante se plaint d'une appréciation
arbitraire des preuves à cet égard. De même, il n'était pas insoutenable de
se fonder sur les conclusions nuancées du Prof. E.________, qui a certes
considéré qu'il n'était pas possible d'exclure formellement que la lésion la
plus importante ait été provoquée par une chute (point 6 de l'expertise),
mais qui a également relevé que l'ensemble des lésions constatées résultaient
de plusieurs coups (point 4) et que la version de la recourante était peu
compatible avec ces constatations (point 5). De plus, tous les intervenants
médicaux - y compris le Dr C.________, cité dans l'expertise susmentionnée
(point 2) - privilégient la version de l'agression à celle de la chute
accidentelle, le Dr D.________ ayant en outre déclaré que l'état de l'intimée
était impressionnant, même pour une ancienne médecin-légiste (audition du 2
avril 2004) et le Prof. E.________ n'ayant jamais constaté, en vingt-cinq ans
d'expérience, que de telles lésions n'aient pas été provoquées par des coups
(audition du 21 novembre 2005).
Par ailleurs, se référant aux déclarations de témoins présents dans le bar,
les juges ont estimé que la recourante n'était pas crédible lorsqu'elle
affirme ne pas s'être aperçue des lésions subies par l'intimée; une autre
employée du bar a en effet déclaré avoir vu cette dernière sortir de la
cuisine le visage en sang, alors qu'un client a constaté qu'elle avait les
dents cassées. Quoi qu'en dise la recourante, l'appréciation de la Chambre
pénale n'apparaît pas insoutenable sur le vu de ces témoignages et des
constations médicales figurant au dossier. C'est également en vain qu'elle
s'en prend aux déclarations de l'intimée. En effet, les quelques nuances - au
demeurant mineures - relevées par la recourante sont tout à fait normales
compte tenu du temps écoulé entre les diverses déclarations de la victime,
qui s'échelonnent de mars 2002 à septembre 2005; elles peuvent également
s'expliquer par la nature de l'agression. La Chambre pénale pouvait donc sans
arbitraire qualifier ces déclarations de constantes.
Quant aux autres critiques formulées par la recourante, elles portent sur des
éléments qui n'apparaissent pas déterminants au regard du faisceau d'indices
exposés ci-dessus. Il est en effet sans importance qu'un ancien employeur de
l'intimée ait relevé qu'elle avait des "mouvements d'humeur" ou que la
recourante ait reconnu qu'il y avait bien eu une bagarre et qu'elle affirme
avoir fui parce qu'elle en craignait les conséquences. A cet égard, on ne
voit pas en quoi il serait "contraire aux pièces" de retenir que la
recourante affirme s'être bornée à se défendre, cette thèse ressortant
précisément des déclarations citées dans le recours. L'interprétation faite
par la Chambre pénale de l'attitude de l'époux de la recourante - qui a,
selon des témoignages concordants, fait plusieurs offres à l'intimée et à la
propriétaire du bar afin d'éviter le dépôt d'une plainte pénale - n'est pas
non plus déterminante, les juges n'ayant à l'évidence pas accordé une
importance décisive à cet élément, qui est au demeurant troublant. Enfin, le
fait que personne n'ait vu la recourante "tenir un objet contondant" peut
s'expliquer aisément par le déroulement de l'agression et par l'absence de
témoin dans la pièce où elle a été commise.

5.3 Dans ces circonstances, il y a lieu de constater que la Chambre pénale
genevoise n'a pas usé de son large pouvoir d'appréciation des preuves de
manière arbitraire. Dès lors qu'au terme de cette appréciation des preuves
exempte d'arbitraire il ne subsiste pas de doute sérieux et irréductible
quant à la culpabilité de la recourante, le grief tiré de la violation de la
présomption d'innocence doit être rejeté.

6.
Il s'ensuit que le recours doit être rejeté, dans la mesure où il est
recevable. La recourante, qui succombe, doit supporter un émolument
judiciaire (art. 156 al. 1 OJ). L'intimée, qui s'est déterminée, a droit à
des dépens (art. 159 al. 1 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté, dans la mesure où il est recevable.

2.
Un émolument judiciaire de 2000 fr. est mis à la charge de la recourante.

3.
La recourante versera à l'intimée une indemnité de 1500 fr. à titre de
dépens.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties, au
Procureur général et à la Chambre pénale de la Cour de justice du canton de
Genève.

Lausanne, le 21 février 2007

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le juge présidant:  Le greffier: