Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.654/2006
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{T 0/2}
1P.654/2006 /col

Arrêt du 16 février 2007
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Féraud, Président,
Aemisegger et Fonjallaz.
Greffier: M. Rittener.

B. ________,
recourant, représenté par Me Jean-Marie Crettaz, avocat,

contre

Procureur général du canton de Genève,
case postale 3565, 1211 Genève 3,
Chambre d'accusation du canton de Genève,
case postale 3108, 1211 Genève 3.

procédure pénale; ordonnance de classement,

recours de droit public contre l'ordonnance de la Cham-bre d'accusation du
canton de Genève du 7 août 2006.

Faits:

A.
Par acte du 10 juin 1999, la société C.________ a déposé une plainte pénale
auprès de l'Office d'instruction de l'arrondissement de La Côte (VD) à
l'encontre notamment de B.________, D.________ et E.________ pour des actes
constitutifs d'escroquerie, de gestion déloyale et d'abus de confiance. Le
Procureur général du canton de Genève (ci-après: le Procureur général) a
accepté de se saisir de la procédure initiée dans le canton de Vaud et a
ouvert une information pénale concernant les infractions précitées
(P/5279/2001).
Cette cause a été jointe à la cause n° P/11194/1996 ouverte contre
A.________, inculpé de participation à une organisation criminelle au sens de
l'art. 260ter CP. A.________ a recouru contre cette décision devant la
Chambre d'accusation, qui a confirmé la jonction des causes par ordonnance du
4 septembre 2003.

B.
Le 5 juillet 2004, B.________ a été inculpé de "gestion déloyale, pour avoir,
à partir de 1997 à Genève, frauduleusement permis au groupe F.________ de
s'approprier des marchandises et des gains qui devaient revenir pour moitié à
C.________ dont les intérêts [lui] étaient confiés par l'intermédiaire de
l'entité fiduciaire G.________". Il était également inculpé "de
participation, respectivement, de soutien à une organisation criminelle, à
partir de 1997 à Genève, organisation mise en place par A.________ notamment
- d'ores et déjà inculpé de ce chef - pour prendre frauduleusement et
durablement le contrôle de la production et de la transformation d'aluminia
et autres matières premières en ex-URSS et dont [il] était le gestionnaire et
le conseiller financier hors de l'ex-URSS".
Par courrier du 27 juin 2005, C.________ a retiré sa plainte à la suite d'un
accord de nature financière passé avec E.________. Estimant que l'instruction
préparatoire était terminée, le Juge d'instruction du canton de Genève a
communiqué la procédure au Procureur général par ordonnance du 25 août 2005.
Par courrier du 21 mars 2006, le Procureur général a informé B.________ que
la procédure avait été "classée, en opportunité, le 29 août 2005".

C.
B.________ a recouru contre cette décision de classement auprès de la Chambre
d'accusation en concluant au prononcé d'un non-lieu. Par ordonnance du 7 août
2006, la Chambre d'accusation a rejeté ce recours, considérant en substance
que l'inculpé n'avait pas fourni d'éléments permettant de le disculper des
charges retenues contre lui et qu'il persistait suffisamment d'indices
laissant supposer que les faits qui lui sont reprochés sont notamment
constitutifs d'infractions aux art. 158 et 260ter CP. Les conditions pour le
prononcé d'un non-lieu au sens de l'art. 204 al. 1 du code de procédure
pénale genevois (CPP/GE) n'étaient donc pas réunies.

D.
Agissant par la voie du recours de droit public, B.________ demande au
Tribunal fédéral d'annuler cette ordonnance. Il se plaint d'une violation de
son droit d'être entendu (art. 29 al. 2 Cst.) et d'une application arbitraire
du droit cantonal de procédure ainsi que d'une constatation arbitraire des
faits (art. 9 Cst.). Il invoque également les art. 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2
et 3 CEDH pour se plaindre d'une violation du principe de la présomption
d'innocence. La Chambre d'accusation a renoncé à formuler des observations.
Le Procureur général du canton de Genève s'est déterminé hors délai.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
La décision attaquée ayant été rendue avant le 1er janvier 2007, la loi
fédérale d'organisation judiciaire (OJ) demeure applicable à la présente
procédure de recours (art. 132 al. 1 LTF).

2.
Le Tribunal fédéral examine d'office et librement la recevabilité des recours
qui lui sont soumis (ATF 132 III 291 consid. 1 p. 292; 131 II 571 consid. 1
p. 573; 130 I 312 consid. 1 p. 317 et les arrêts cités).

2.1 Le pourvoi en nullité au Tribunal fédéral n'est pas ouvert pour se
plaindre d'une appréciation arbitraire des preuves et des constatations de
fait qui en découlent (ATF 124 IV 81 consid. 2a p. 83), ni pour invoquer une
violation directe d'un droit constitutionnel ou conventionnel, tels que les
droits garantis par les art. 29 al. 2 Cst., 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2 et 3
CEDH. Le recourant ne peut pas non plus se plaindre par cette voie de
l'application arbitraire du droit cantonal, dans la mesure où il ne prétend
pas que la décision attaquée reviendrait à violer le droit fédéral (cf. ATF
126 I 97 consid. 1c p. 101; 121 IV 104 consid. 2b p. 106; 119 IV 92 consid.
3b p. 101). La voie du recours de droit public est donc ouverte (art. 84 al.
2 OJ).

2.2 Le Tribunal fédéral a admis à réitérées reprises que l'inculpé mis au
bénéfice d'un classement en application de l'art. 198 CPP/GE avait un intérêt
juridiquement protégé au prononcé d'un non-lieu au sens de l'art. 204 CPP/GE
lorsque les conditions en sont remplies. En effet, le classement prononcé sur
la base de l'art. 198 CPP/GE - qui intervient lorsque le procureur général,
auquel le dossier a été transmis par le juge d'instruction au terme de
l'instruction préparatoire (art. 185 al. 1 et 197 CPP/GE), estime que
l'exercice de l'action publique ne se justifie pas - laisse subsister la
possibilité d'une reprise de la procédure "en cas de circonstances
nouvelles", c'est-à-dire en présence de tout élément nouveau propre à faire
reconsidérer l'opportunité du classement. En revanche, le non-lieu - qui est
prononcé par la Chambre d'accusation lorsqu'elle ne trouve pas d'indices
suffisants de culpabilité ou estime que les faits ne peuvent constituer une
infraction (art. 204 al. 1 CPP/GE) - a pour effet que la personne qui en
bénéficie ne peut plus être poursuivie à nouveau pour les mêmes faits, à
moins que de nouvelles charges se révèlent (art. 206 al. 1 et 2 CPP/GE), ce
qui suppose de véritables faits nouveaux nécessitant un complément
d'instruction; de plus, le bénéficiaire d'un non-lieu peut éventuellement
demander une indemnité pour le préjudice causé par la procédure pénale (art.
206 al. 3 et 379 CPP/GE). Contrairement au classement fondé sur l'art. 198
CPP/GE, le non-lieu met donc un terme en principe définitif à la poursuite
pénale dans l'intérêt personnel de l'inculpé, qui cesse d'encourir la
sanction dont il était menacé et qui a d'ailleurs le droit d'obtenir cette
décision si les conditions fixées par la loi sont remplies (cf. arrêt
1P.737/1999 du 16 mai 2000, publié in SJ 2000 I p. 572 consid. 1c; cf. aussi
arrêt non publié 1P.769/2005 du 12 avril 2006 consid. 2.1 et les références).
Il s'ensuit que le recourant a la qualité pour agir au sens de l'art. 88 OJ.

3.
Aux termes de l'art. 204 al. 1 CPP/GE, la Chambre d'accusation rend une
ordonnance de non-lieu lorsqu'elle ne trouve pas d'indices suffisants de
culpabilité ou lorsqu'elle estime que les faits ne peuvent constituer une
infraction.  Le non-lieu peut donc être motivé en fait (en raison de
l'absence de charges suffisantes) ou en droit (lorsque les faits motivant
l'enquête ne sont pénalement pas relevants ou que les conditions légales de
la poursuite ne sont pas ou plus données, notamment parce que l'infraction
est prescrite ou que la plainte a été retirée [cf. Gérard Piquerez, Traité de
procédure pénale suisse, Zurich 2006, n° 1092 ss; Mémorial des séances du
Grand Conseil du canton de Genève 1977, p. 2825]).

4.
Dans un grief d'ordre formel qu'il convient d'examiner en premier lieu, le
recourant invoque une violation de son droit d'être entendu (art. 29 al. 2
Cst.). Il se plaint en substance d'un défaut de motivation de l'ordonnance
attaquée concernant l'existence d'indices suffisants de culpabilité au sens
de l'art. 204 al. 1 CPP/GE.

4.1 Le droit d'être entendu, tel qu'il est garanti à l'art. 29 al. 2 Cst.,
confère à toute personne le droit d'exiger, en principe, qu'un jugement ou
une décision défavorable à sa cause soit motivé. Cette garantie tend à donner
à la personne touchée les moyens d'apprécier la portée du prononcé et de le
contester efficacement, s'il y a lieu, devant une instance supérieure qui
soit en mesure d'exercer son contrôle. Elle tend aussi à éviter que
l'autorité ne se laisse guider par des considérations subjectives ou
dépourvues de pertinence; elle contribue, par là, à prévenir une décision
arbitraire. L'objet et la précision des indications à fournir dépend de la
nature de l'affaire et des circonstances particulières du cas; néanmoins, en
règle générale, il suffit que l'autorité mentionne au moins brièvement les
motifs qui l'ont guidée (ATF 112 Ia 107 consid. 2b p. 109; voir aussi ATF 129
I 232 consid. 3.2 p. 236; 126 I 97 consid. 2b p. 102; 125 II 369 consid. 2c
p. 372; 124 II 146 consid. 2a p. 149). L'autorité n'est pas tenue de discuter
de manière détaillée tous les arguments soulevés par les parties; elle n'est
pas davantage astreinte à statuer séparément sur chacune des conclusions qui
lui sont présentées. Elle peut se limiter à l'examen des questions décisives
pour l'issue du litige; il suffit que le justiciable puisse apprécier
correctement la portée de la décision et l'attaquer à bon escient (ATF 126 I
15 consid. 2a/aa p. 17; 125 II 369 consid. 2c p. 372; 124 II 146 consid. 2a
p. 149; 124 V 180 consid. 1a p. 181 et les arrêts cités). Le Tribunal fédéral
examine librement si les exigences posées par l'art. 29 al. 2 Cst. ont été
respectées (ATF 124 I 49 consid. 3a p. 51; 122 I 153 consid. 3 p. 158 et les
arrêts cités).

4.2 En l'occurrence, la Chambre d'accusation a considéré qu'il ne se
justifiait pas de prononcer un non-lieu, dès lors qu'il existait des indices
suffisants de culpabilité à l'encontre du recourant. L'instruction aurait en
effet permis de rendre vraisemblable que la société F.________ s'était
frauduleusement approprié de la marchandise et des gains qui devaient revenir
pour moitié à C.________ et le recourant n'aurait pas fourni "le moindre
élément concluant permettant de le disculper des charges retenues contre lui,
aux termes de l'inculpation prononcée à son encontre le 5 juillet 2004, sous
l'angle de la gestion déloyale". Concernant l'inculpation d'infraction à
l'art. 260ter CP, la Chambre d'accusation affirme qu'il est "constant" que le
recourant était le gestionnaire et le conseiller financier de A.________,
aussi inculpé de ce chef, et qu'il était l'administrateur de la plupart des
sociétés impliquées dans les faits incriminés.

4.2.1 Selon l'ordonnance attaquée, ces constatations se fondent sur "divers
rapports de police judiciaires", sur un "rapport de police complémentaire" du
18 juillet 2001, sur une note du Juge d'instruction datée du 4 octobre 2001,
ainsi que sur un rapport de l'Office fédéral de la police du 10 août 2002 sur
le crime organisé dans le domaine de l'aluminium en ex-URSS. L'ordonnance
attaquée est également motivée, en partie, par renvoi à deux ordonnances
rendues le 4 septembre 2003 par la Chambre d'accusation dans la même affaire
(OCA/257/ 2003 et OCA/258/2003).
Les "divers rapports de police judiciaires" auxquels la Chambre d'accusation
se réfère de manière générale sont disséminés dans un dossier
particulièrement volumineux, constitué de quelque trente-quatre cartons et
caisses. De plus, le dossier tel qu'il a été transmis par l'autorité intimée
semble incomplet, certains éléments de "l'information générale" faisant
apparemment défaut (comme par exemple le classeur n° I contenant les actes
d'instruction menés à l'encontre de A.________ avant le 4 juin 1997). Dans
ces conditions, il est impossible de déterminer sur quels éléments la Chambre
d'accusation se fonde concrètement. Le seul rapport de police mentionné
précisément, à savoir le rapport du 18 juillet 2001, ne contient pas
d'éléments susceptibles d'étayer les accusations portées à l'encontre du
recourant; il se limite en effet à répertorier des flux bancaires et affirme
que, selon "certaines sources", le chef d'une organisation criminelle russe
s'occuperait de la protection des intérêts du A.________. La note du juge
d'instruction du 4 octobre 2001 renvoie à une audition du recourant du 10
avril 2001, au cours de laquelle "un certain nombre de flux financiers
insolites" auraient été examinés et commentés; le procès-verbal de l'audition
en question ne permet toutefois pas de comprendre pour quels motifs ces flux
financiers sont qualifiés d'insolites, ni d'établir un lien avec
l'inculpation de participation à une organisation criminelle au sens de
l'art. 260ter CP. Quant au rapport précité de l'Office fédéral de la police -
qui date en réalité du 10 août 2000 - il mentionne certes que le recourant
est en contact avec A.________ et avec un "représentant du groupe criminel
Z.________", mais on ignore sur quoi repose cette vague allégation. Enfin,
les ordonnances OCA/257/2003 et OCA/258/2003 susmentionnées ne contiennent
pas davantage de références à des pièces figurant au dossier.

4.2.2 Pour le surplus, que ce soit dans l'ordonnance attaquée ou dans les
actes précités, on ne trouve aucune mention précise des résultats de
l'enquête sur la base de laquelle la Chambre d'accusation retient des indices
suffisants de culpabilité au sens de l'art. 204 al. 1 CPP/GE. Une
vérification directe de ces indices est donc impossible, une analyse complète
du dossier s'avérant indispensable. Cette situation rend très difficile, pour
le recourant, toute tentative de réfuter les préventions de façon topique et
efficace; elle a aussi pour effet de reporter sur la juridiction
constitutionnelle la tâche et l'appréciation qui incombent à l'autorité
cantonale chargée de contrôler la décision de classement et de prononcer, le
cas échéant, un non-lieu. Or, il n'appartient pas au Tribunal fédéral de
rechercher lui-même dans un dossier particulièrement volumineux et peu
ordonné, sinon lacunaire, l'existence d'indices suffisants de culpabilité des
graves infractions pour lesquelles le recourant a été inculpé.

4.3 Dans ces circonstances, il y a lieu de constater que le recourant n'est
pas en mesure de contester efficacement l'ordonnance attaquée et qu'un
contrôle de la constitutionnalité de cette ordonnance est impossible, dès
lors que la Cour de céans ne peut pas vérifier les indices de culpabilité qui
fondent le refus d'un non-lieu. L'autorité intimée a donc failli à son devoir
de motivation, de sorte qu'il se justifie de lui renvoyer la cause pour
qu'elle statue à nouveau par une ordonnance suffisamment motivée, en
précisant à quelles infractions se rapportent les indices retenus et en
renvoyant à des pièces numérotées qu'il serait possible de consulter.

5.
Il s'ensuit que le recours doit être admis et que l'ordonnance attaquée doit
être annulée. Il n'y a pas lieu de percevoir un émolument judiciaire (art.
156 al. 2 OJ). Le recourant, assisté d'un avocat, a droit à des dépens, à la
charge de l'Etat de Genève (art. 159 al. 1 et 2 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est admis; l'ordonnance attaquée est annulée et la cause est
renvoyée à la Chambre d'accusation du canton de Genève, pour nouvelle
décision dans le sens des considérants.

2.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.

3.
L'Etat de Genève versera au recourant une indemnité de 2000 fr. à titre de
dépens.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie au mandataire du recourant, au
Procureur général et à la Chambre d'accusation du canton de Genève.

Lausanne, le 16 février 2007

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: