Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Zivilabteilung 4C.433/2004
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4C.433/2004 /fzc

Arrêt du 2 mars 2005
Ire Cour civile

Mmes et M. les Juges Klett, juge présidante, Favre et Kiss.
Greffier: M. Thélin.

X. ________,
demandeur et recourant, représenté par Me Marcel Heider, avocat,

contre

Y.________ SA,
défenderesse et intimée, représentée par Me Baptiste Rusconi, avocat.

responsabilité civile

recours en réforme contre le jugement rendu le 15 avril 2004 par la Cour
civile du Tribunal cantonal du canton de Vaud.

Faits:

A.
X. ________, né le 7 avril 1941, exploite une pharmacie à Yverdon-les-Bains.
Ce commerce lui appartient depuis 1969 et il prévoit d'y travailler aussi
longtemps que ses forces le lui permettront.

B.
Le 31 juillet 1972, X.________ circulait en automobile depuis
Yverdon-les-Bains en direction de Lausanne. Une collision s'est produite
entre son véhicule et celui d'un autre conducteur qui circulait en sens
inverse et dépassait incorrectement un train routier. X.________ a subi un
traumatisme crânio-cérébral et une contusion cervicale avec troubles
sensitifs; en outre, des douleurs et des faiblesses sont apparues à la cuisse
droite. Il s'est trouvé en incapacité de travail d'abord totale, puis
partielle, jusqu'en avril 1973.
Par jugement du 15 novembre 1973, le Tribunal de police du district de Moudon
a reconnu le conducteur fautif coupable de violation des règles de la
circulation; il l'a condamné à un mois d'emprisonnement avec sursis durant
deux ans. Le tribunal a réservé les prétentions civiles de X.________, partie
civile dans la cause pénale.

C.
Z.________ SA, Compagnie d'assurances, couvrait la responsabilité civile du
détenteur du véhicule conduit de façon incorrecte. Sur la base de conventions
d'indemnisation passées avec  X.________, elle lui a versé divers montants,
soit 32'375 fr. en tout, pour les suites de l'accident jusqu'au 22 juin 1975;
d'éventuelles suites ultérieures furent réservées.

X. ________ se plaignait de difficultés à rester longuement en station
debout. Le 25 septembre 1978, il a trébuché alors qu'il descendait un
escalier, ce qui engendra de nouveaux frais médicaux et de physiothérapie. Il
a invité Z.________ SA à assumer ces frais, ce qu'elle a refusé. Plusieurs
expertises médicales se sont succédé jusqu'en 1986, chaque fois en vue d'un
règlement définitif de l'affaire. Durant cette période, la compagnie a pris
en charge certains frais de traitement.
En juillet 1979 et février 1980, X.________ lui a fait notifier des
commandements de payer. Par la suite, à intervalles semestriels ou annuels,
la compagnie a déclaré renoncer au bénéfice de la prescription.

D.
Le 30 août 1991, X.________ a ouvert action contre Z.________ SA devant le
Tribunal cantonal du canton de Vaud. Sa demande tendait à des
dommages-intérêts et à une indemnité pour réparation morale.
Le juge instructeur a mis en oeuvre une nouvelle expertise médicale et, de
plus, une expertise comptable destinée à élucider le revenu que le demandeur
avait pu retirer de son commerce depuis l'accident de 1972.
Le 17 août 1998, au cours d'une excursion, le demandeur a subi un lâchage du
genou droit qui a provoqué une fracture de la cheville gauche. Il a alors
élevé de nouvelles prétentions qu'il rattachait toujours à ce premier
accident. L'instruction fut complétée par des expertises médicales et
comptables supplémentaires.
Selon les conclusions articulées dans un mémoire du 30 octobre 2003, la
demande tendait au paiement de 588'000 fr. pour atteinte à l'avenir
économique et de 75'000 fr. pour réparation morale, ces deux sommes avec
intérêts annuels à 5% dès le jugement, de 7'274 fr.75 et de 4'294 fr.20 pour
frais médicaux, avec intérêts dès le 29 mars 1982 et dès le 1er juillet 1986
respectivement, enfin, de 1'430 fr. pour frais d'avocat avant procès, avec
intérêts dès le 6 février 1979.
Contestant toute obligation au delà ce qu'elle avait déjà payé, la
défenderesse concluait au rejet de la demande.
En cours d'instance, Y.________ SA s'est substituée à Z.________ SA.
Par jugement du 31 mars 2004, la Cour civile du Tribunal cantonal l'a
condamnée à payer au demandeur 15'000 fr. à titre d'indemnité pour réparation
morale, avec intérêts à 5% par an dès le 31 juillet 1972. Elle a rejeté la
demande pour le surplus. Le jugement constate qu'en conséquence de l'accident
de 1972, le demandeur subit une invalidité médicale, ou théorique, de 40%.
Une invalidité de 5% résulte du traumatisme cervical; 10% résultent de
l'atteinte au membre inférieur droit et 25% sont liés aux suites psychiques
de l'événement.

E.
Agissant par la voie du recours en réforme, le demandeur requiert le Tribunal
fédéral de modifier ce jugement en ce sens que sa demande soit entièrement
admise. Les conclusions concernant l'atteinte à l'avenir économique sont
toutefois réduites, en capital, à 367'500 fr.
La défenderesse conclut au rejet du recours.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le recours est formé par une partie qui a succombé dans ses conclusions. Il
est dirigé contre un jugement final rendu en dernière instance cantonale par
un tribunal suprême (art. 48 al. 1 OJ), dans une contestation civile dont la
valeur litigieuse dépasse le seuil de 8'000 fr. (art. 46 OJ). Déposé en temps
utile (art. 54 al. 1 OJ) et dans les formes requises (art. 55 OJ), il est en
principe recevable.
Le recours en réforme peut être formé pour violation du droit fédéral (art.
43 al. 1 OJ), tandis qu'il ne permet pas de critiquer la violation directe
d'un droit de rang constitutionnel (art. 43 al. 1 2e phrase OJ) ni celle du
droit cantonal (ATF 127 III 248 consid. 2c et les arrêts cités). Le Tribunal
fédéral doit conduire son raisonnement juridique sur la base des faits
constatés dans la décision attaquée, à moins que des dispositions fédérales
en matière de preuve n'aient été violées, qu'il y ait lieu de rectifier des
constatations reposant sur une inadvertance manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou
qu'il faille compléter les constatations de l'autorité cantonale parce que
celle-ci n'a pas tenu compte de faits pertinents, régulièrement allégués et
clairement établis (art. 64 OJ; ATF 130 III 102 consid. 2.2, 136 consid.
1.4). Dans la mesure où la partie recourante présente un état de fait qui
s'écarte de celui contenu dans la décision attaquée, sans se prévaloir avec
précision de l'une des exceptions qui viennent d'être rappelées, il n'est pas
possible d'en tenir compte (ATF 130 III 102 consid. 2.2, 136 consid. 1.4). Il
ne peut pas être présenté de griefs contre les constatations de fait, ni de
faits ou de moyens de preuve nouveaux (art. 55 al. 1 let. c OJ). Le recours
n'est pas ouvert pour se plaindre de l'appréciation des preuves ni des
constatations de fait qui en résultent (ATF 130 III 102 consid. 2.2 in fine,
136 consid. 1.4; 129 III 618 consid. 3).

2.
Il est constant que la défenderesse peut être recherchée selon l'art. 65 al.
1 de la loi fédérale sur la circulation routière (LCR) pour les
dommages-intérêts et l'indemnité de réparation morale auxquels le demandeur a
encore droit, le cas échéant, par suite de l'accident du 31 juillet 1972.
Conformément à l'art. 62 al. 1 LCR, ces réparations doivent être évaluées sur
la base des art. 46 et 47 CO.

3.
Aux termes de l'art. 46 al. 1 CO, la victime de lésions corporelles a droit
au remboursement des frais et aux dommages-intérêts qui résultent de son
incapacité de travail totale ou partielle, ainsi que de l'atteinte portée à
son avenir économique.

3.1 Les frais comprennent ceux de traitement et aussi les autres frais que le
lésé n'aurait pas subis sans l'atteinte à l'intégrité corporelle, tels que
les frais d'avocat (Franz Werro, Commentaire romand, n. 6 ad art. 46 CO;
Roland Brehm, La réparation du dommage corporel en responsabilité civile,
Berne 2002, ch. 445 p. 194). Toutefois, les frais de traitement ou d'avocat
résultant de lésions corporelles autres que celles consécutives à l'accident
en cause n'entrent pas en considération.
En l'occurrence, le jugement attaqué refuse le remboursement des frais de
traitement et d'avocat au motif que dans l'instance cantonale, faute
d'allégation par le demandeur, il n'a pas été possible de déterminer si ces
dépenses résultaient de l'accident du 31 juillet 1972 ou si elles
concernaient également des événements dont la défenderesse n'était pas
responsable. La critique que le demandeur développe sur ce point, en se
référant aux actes de la procédure cantonale et aux pièces du dossier, ne
porte pas sur l'application du droit fédéral mais seulement sur la
constatation des faits et, en particulier, sur l'appréciation des preuves
auxquelles il se réfère; cette critique est donc irrecevable à l'appui du
recours en réforme.

3.2 Depuis l'accident de 1972, le demandeur a repris son activité de
pharmacien. Le jugement ne constate aucune perte de gain dans cette activité,
qui résulterait de l'accident, hormis au cours de la période antérieure au 22
juin 1975 pour laquelle le demandeur a déjà été indemnisé. Celui-ci ne
réclame d'ailleurs pas de dommages-intérêts à raison de l'incapacité de
travail.

3.3 Une atteinte à l'avenir économique doit éventuellement être reconnue
aussi dans le cas où, comme en l'espèce, la victime de l'accident demeure
capable de travailler en dépit des séquelles de cet événement et obtient un
gain équivalent à celui qu'elle aurait réalisé sans atteinte à son intégrité
physique. En effet, des facteurs autres que la capacité de travail sont
susceptibles d'influencer les possibilités de gain futur d'une personne
handicapée. Ainsi, cette personne sera désavantagée sur le marché du travail
car il lui sera plus difficile, par rapport à une personne pleinement valide,
de trouver et de conserver un emploi avec une rémunération identique. Le
risque de chômage se trouve également accru. L'infirmité peut aussi entraver
un changement de profession, réduire les perspectives d'être promu dans
l'entreprise ou réduire les possibilités de se mettre à son compte (ATF 99 II
214 consid. 4c p. 219; 81 II 512 consid. 2b p. 515; arrêt du 22 mai 1991 in
SJ 1992 p. 4, consid. 2c).
Le Tribunal fédéral doit donc évaluer les conséquences futures, sur
l'activité lucrative exercée par le demandeur, de l'invalidité constatée par
la juridiction cantonale. Celle-ci a établi qu'en raison des séquelles de
l'accident, le demandeur commence ses journées de travail plus tard qu'il ne
le faisait auparavant. Il doit fréquemment s'asseoir et prendre des pauses
pendant la journée. Il a dû renoncer totalement aux activités de manutention
et il se consacre aux tâches administratives plutôt qu'au service à la
clientèle.
Pendant près de trente ans, le demandeur a ainsi adapté son travail aux
conséquences de l'accident et cette adaptation n'a exercé aucune influence
sur le revenu qu'il retirait de sa pharmacie. Or, on peut raisonnablement
prévoir que pendant quelques années encore, il pourra poursuivre son activité
de la même manière et, sauf évolution défavorable de la concurrence ou de la
conjoncture, avec le même revenu. Cela correspond d'ailleurs à son propre
projet. Certes, à moyen terme, une réduction supplémentaire et même une
interruption complète de l'activité seront inéluctables; cependant, compte
tenu que même une personne pleinement valide doit un jour cesser tout
travail, il ne se justifie pas de voir dans cette interruption future une
conséquence de l'accident de 1972. Dans le cours ordinaire des choses,
quelles que soient ses aptitudes physiques, un homme de plus de
soixante-trois ans ne change plus de profession; il n'introduit plus
d'innovations importantes dans les modalités de son activité lucrative et
s'il cède son entreprise, ce n'est pas pour en acquérir une autre. Au
contraire, il met simplement fin à son activité dès le moment où la
diminution de ses facultés l'empêche, désormais, de maintenir la valeur de
l'entreprise ou de se procurer un revenu satisfaisant.
Par conséquent, il n'y a pas lieu d'envisager une incidence négative de
l'accident de 1972 sur la capacité de gain du demandeur au cours des années à
venir. L'art. 46 CO ne vise que la réparation des conséquences économiques de
l'accident (ATF 117 II 609 consid. 9 p. 624; 113 II 345 consid. 1a p. 347;
Brehm, op. cit., ch. 455 p. 199); le demandeur insiste donc en vain, dans
l'argumentation qu'il adresse au Tribunal fédéral, sur le degré de son
invalidité médicale.

4.
Selon l'art. 47 CO, le juge peut, en tenant compte de circonstances
particulières, allouer à la victime de lésions corporelles une indemnité
équitable à titre de réparation morale.

4.1 L'indemnité a pour but exclusif de compenser le préjudice que représente
une atteinte au bien-être moral. Le principe d'une indemnisation du tort
moral et l'ampleur de la réparation dépendent d'une manière décisive de la
gravité de l'atteinte et de la possibilité d'adoucir de façon sensible, par
le versement d'une somme d'argent, la douleur physique ou morale (ATF 123 III
306 consid. 9b p. 315; 118 II 404 consid. 3b/aa p. 408).
Statuant selon les règles du droit et de l'équité (art. 4 CC), le juge
dispose d'un large pouvoir d'appréciation. Le Tribunal fédéral ne substitue
qu'avec retenue sa propre appréciation à celle de la juridiction cantonale.
Il n'intervient que si la décision s'écarte sans raison des règles établies
par la doctrine et la jurisprudence en matière de libre appréciation, ou
lorsqu'elle repose sur des faits qui, dans le cas particulier, ne devaient
jouer aucun rôle, ou encore lorsqu'elle n'a pas tenu compte d'éléments qui
auraient absolument dû être pris en considération; en outre, il redresse un
résultat manifestement injuste ou une iniquité choquante (ATF 123 III 306
consid. 9b p. 315).

4.2 La juridiction cantonale retient que le demandeur s'est senti diminué
dans sa santé physique alors qu'il n'était âgé que de trente-et-un ans; des
douleurs permanentes l'ont obligé à privilégier une activité administrative
au détriment du service à sa clientèle et ses difficultés ont "bouleversé sa
qualité de vie en général". Sur le plan psychique, le demandeur a souffert
d'un stress post-traumatique resté sans soins durant de nombreuses années.
L'absence prolongée d'une prise en charge médicale spécifique du stress
post-traumatique n'est pas une conséquence de l'accident et elle ne devrait
donc pas influencer l'évaluation de l'indemnité à acquitter par la
défenderesse. A ceci près, le jugement attaqué repose sur des éléments
pertinents.

4.3 La somme de 15'000 fr. excède très nettement les indemnités qui étaient
allouées pour des événements comparables dans les années qui ont précédé
l'accident de 1972; un montant de cette importance correspondait alors aux
cas d'invalidité les plus graves (Pierre Tercier, Contribution à l'étude du
tort moral et de sa réparation en droit civil suisse, thèse, Fribourg 1971,
p. 273 et 274). En revanche, cette somme s'inscrit dans la pratique
judiciaire actuelle relative à des événements dont la victime peut se
remettre en dépit de certaines séquelles (Klaus Hütte et Petra Ducksch, Die
Genugtuung: eine tabellarische Übersicht über Gerichtsentscheide aus den
Jahren 1990-2003, Zurich, éd. 2003, passim). Le demandeur réclame 75'000 fr.,
ce qui est manifestement exagéré; le précédent auquel il se réfère portait
d'ailleurs sur un cas du même genre où le Tribunal fédéral avait précisément
arrêté l'indemnité à 15'000 fr. (arrêt 4C.152/1997 du 25 mars 1998).

Le Tribunal cantonal n'a pas alloué les intérêts, au taux de 5% par an,
seulement dès la date du jugement, mais dès celle de l'accident déjà. Cette
réparation correspond donc aux propositions de la doctrine la plus récente
concernant les cas où, comme en l'espèce, la pratique judiciaire s'est
modifiée dans le laps de temps - ici considérable - qui s'est écoulé entre
l'atteinte à l'intégrité corporelle et l'évaluation de l'indemnité (Duksch,
Genugtuung nach heutiger Wertung plus Zins ? in Responsabilité civile et
assurance 2003, p. 149 et 150, où l'auteur commente l'ATF 129 IV 149 consid.
4 p. 152; Alfred Keller, Haftpflicht im Privatrecht, vol. II, 2e éd., Berne
1998, p. 131). La décision des précédents juges est évidemment plus
avantageuse, pour le demandeur, que la solution consistant dans l'évaluation
selon la pratique actuelle mais sans les intérêts pour le laps de temps
antérieur au jugement. Or, cette solution a parfois aussi été envisagée (ATF
116 II 295 consid. 5b p. 299; Brehm, op. cit. p. 328 et ss). Il n'est pas
nécessaire d'examiner si elle eût été préférable en vue de l'application
correcte de l'art. 47 CO, puisque la défenderesse ne recourt pas contre le
jugement. Il suffit de constater que ce prononcé ne comporte, au détriment du
demandeur, aucun excès du pouvoir d'appréciation ni aucune iniquité
choquante.

5.
Le recours en réforme se révèle privé de fondement, dans la mesure où les
griefs présentés sont recevables. A titre de partie qui succombe, son auteur
doit acquitter l'émolument judiciaire et les dépens à allouer à la partie qui
obtient gain de cause.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté, dans la mesure où il est recevable.

2.
Le demandeur acquittera un émolument judiciaire de 8'000 fr.

3.
Le demandeur acquittera une indemnité de 8'000 fr. à verser à la défenderesse
à titre de dépens.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la
Cour civile du Tribunal cantonal du canton de Vaud.

Lausanne, le 2 mars 2005

Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse

La juge présidante:  Le greffier: