Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Zivilabteilung 4C.296/2004
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4C.296/2004 /ech

Arrêt du 22 décembre 2004
Ire Cour civile

MM. et Mmes les juges Corboz, président, Klett, Nyffeler, Favre et Kiss.
Greffière: Mme Aubry Girardin.

International Business Machines Corporation (IBM),
défenderesse et recourante, représentée par Me Jeanne Terracina et Me Elliott
Geisinger,

contre

Gypsy International Recognition and Compensation Action (GIRCA),
demanderesse et intimée, représentée par Me Henri-Philippe Sambuc.

action en dommages et intérêts; tort moral; compétence à raison du lieu

(recours en réforme contre l'arrêt de la Chambre civile
de la Cour de justice genevoise du 11 juin 2004).

Faits:

A.
La société "International Business Machines Corporation" (ci-après : IBM),
qui a son siège aux États-Unis, disposait dès 1936 d'un établissement à
Genève, figurant dans les annuaires genevois, sous la notice "International
Business Machines Corporation New York, European Headquarters, machines pour
statistiques et commerciales, rue du Mont-Blanc 14".
Selon ses statuts datés du 27 décembre 2000, Gypsy International Recognition
and Compensation Action (ci-après : Girca) est une association dont le but
est d'entreprendre toute action de toute nature, y compris sur le plan
judiciaire, dans les domaines politique, social, économique, culturel ou
juridique aux fins notamment d'obtenir toute compensation pour les préjudices
individuels, familiaux et communautaires résultant de politiques ou de faits
discriminatoires et/ou racistes, en particulier des événements de la période
nazie 1933-1945.
En 2002, cinq tsiganes qui ont séjourné durant la seconde Guerre mondiale
dans des camps de concentration et dans des ghettos, où ils ont perdu
plusieurs membres de leur famille proche, ont cédé à Girca tous leurs droits
à l'encontre du groupe IBM à Genève.

B.
Par une action déposée en vue de conciliation devant les tribunaux genevois
le 31 janvier 2002, Girca a réclamé à IBM des dommages-intérêts et la
réparation du tort moral en faveur des tsiganes lui ayant cédé leurs droits.
L'association entend démontrer et faire constater en justice que des actes
commis à Genève entre 1935 et 1945, au sein de l'établissement genevois
propriété d'IBM New-York, auraient été constitutifs de complicité de crimes
contre l'humanité commis par les nazis durant la 3ème Reich, en Allemagne et
dans les territoires occupés. Selon Girca, IBM aurait fourni aux nazis une
vaste assistance technologique, lors de la procédure de recensement de
population, jusqu'aux décomptes des victimes dans l'enceinte des camps de
concentration.
La demande de Girca se fonde principalement sur un ouvrage écrit par Edwin
Black, intitulé, dans sa version française, "IBM et l'Holocauste". L'auteur,
qui se présente comme le fils de survivants polonais de l'holocauste, est un
ancien reporter au Washington Post, devenu journaliste d'investigation
indépendant. Il soutient la thèse selon laquelle, si les nazis sont parvenus
à exterminer six millions de juifs durant la seconde Guerre mondiale, c'est
en raison d'une organisation remarquable, qui a été rendue possible grâce à
des machines à cartes perforées, propriété de l'entreprise américaine IBM,
qui gérait ses filiales européennes par l'intermédiaire de son bureau de
Genève.
Le 3 février 2003, les parties ont convenu devant le premier juge de faire
tout d'abord porter la cause sur l'exception d'incompétence ratione loci et
sur celle de prescription soulevées par IBM, l'instruction au fond étant
réservée.
Par jugement du 28 mai 2003, le Tribunal de première instance du canton de
Genève, statuant sur exception, s'est déclaré incompétent à raison du lieu
pour connaître de la cause opposant Girca à IBM et a considéré comme
irrecevable la demande formée par l'association.

Le 11 juin 2004, la Cour de justice a admis l'appel formé par Girca à
l'encontre de ce jugement. Considérant que c'était à tort que le premier juge
avait nié la compétence ratione loci des juridictions genevoises, elle a
annulé cette décision et renvoyé la cause au Tribunal de première instance.

C.
Contre l'arrêt du 11 juin 2004, IBM (la défenderesse) interjette un recours
en réforme au Tribunal fédéral. Elle conclut à l'annulation de la décision
attaquée, à ce qu'il soit dit et constaté que les tribunaux genevois ne sont
pas compétents à raison du lieu pour connaître de la cause opposant Girca à
IBM et qu'en conséquence, la demande formée par Girca soit déclarée
irrecevable.
Girca (la demanderesse) propose le rejet du recours, dans la mesure de sa
recevabilité.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le Tribunal fédéral examine d'office et avec une pleine cognition la
recevabilité des recours en réforme qui lui sont soumis (ATF 129 III 750
consid. 2 et les arrêts cités).

1.1 Le recours en réforme n'est recevable en règle générale que contre les
décisions finales (ATF 127 III 474 consid. 1a) rendues en dernière instance
cantonale par un tribunal supérieur (cf. art. 48 OJ). Les décisions
préjudicielles et incidentes prises séparément au fond par ces autorités ne
peuvent être attaquées par la voie du recours en réforme qu'aux conditions
posées aux art. 49 et 50 OJ (cf. ATF 129 III 25 consid. 1). Ainsi, lorsque
l'autorité de dernière instance statue sur la compétence séparément au fond,
son arrêt peut faire l'objet d'un recours en réforme immédiat pour violation
des prescriptions de droit fédéral sur la compétence (art. 49 al. 1 OJ). Dans
ce cas, il n'est d'ailleurs pas possible d'attendre la décision finale pour
s'en plaindre (arrêt du Tribunal fédéral 4C.378/2000 du 5 mars 2001, in SJ
2001 I p. 445, consid. 1b).
En l'espèce, la cour cantonale a limité son examen à l'exception
d'incompétence soulevée par la défenderesse. Contrairement à l'instance
inférieure, elle est parvenue à la conclusion que les autorités judiciaires
suisses saisies, en l'occurrence les tribunaux genevois, étaient compétentes
et a renvoyé la cause au tribunal de première instance. La cour cantonale n'a
donc pas statué de manière définitive sur les droits litigieux, mais a rendu
une décision préjudicielle ou incidente, qui peut faire l'objet d'un recours
en réforme pour violation des prescriptions de droit fédéral sur la
compétence, en particulier internationale (art. 49 al. 1 OJ; ATF 130 III 136
consid. 1.1 in fine).

1.2 Le recours a en outre été interjeté en temps utile compte tenu des féries
(art. 34 al. 1 let. b et 54 al. 1 OJ) et dans les formes requises (art. 55
OJ), par la partie dont l'exception d'incompétence a été rejetée. Comme il
porte sur une contestation civile (ATF 129 III 301 consid. 1.2.2 et les
références citées) dont la valeur litigieuse dépasse à l'évidence le seuil de
8'000 fr. (art. 46 OJ), il convient d'entrer en matière.

2.
2.1 La cour cantonale a considéré que c'était à tort que le premier juge avait
nié la compétence ratione loci des autorités judiciaires genevoises. Limitant
l'examen des faits invoqués à la vraisemblance, les juges ont statué sur leur
compétence en application de la LDIP (RS 291). Après avoir nié que celle-ci
puisse reposer sur le domicile, la résidence habituelle ou l'établissement en
Suisse de la défenderesse, ils ont envisagé le for du lieu de l'acte ou du
résultat. Ils ont retenu en substance qu'une complicité d'IBM par une
assistance matérielle et intellectuelle aux actes criminels des nazis durant
la seconde Guerre mondiale, par le biais de son établissement genevois,
n'apparaissait pas exclue. Un important faisceau d'indices indiquait que
l'établissement genevois pouvait se rendre compte qu'il apportait son
concours à des actes qui allaient bien au-delà d'actes préparatoires
délictueux. Par conséquent, les faits reprochés au siège européen d'IBM à
Genève ont été jugés suffisants, à ce stade de la procédure, pour fonder la
compétence des tribunaux genevois.

3.
La cause revêt à l'évidence des aspects internationaux, notamment parce que
la défenderesse a son siège aux États-Unis (cf. arrêt du Tribunal fédéral
4C.477/1993 du 13 juin 1994, in SJ 1995 p. 57, consid. 4a). Le Tribunal
fédéral, saisi d'un recours en réforme, doit donc vérifier d'office et avec
un plein pouvoir d'examen le droit applicable (ATF 118 II 83 consid. 2b p.
85).
Comme l'a retenu à juste titre la cour cantonale, la compétence des autorités
judiciaires suisses, en l'occurrence genevoises, pour traiter de la présente
cause est exclusivement régie par la LDIP (cf. art. 1 al. 1 let. a LDIP), dès
lors qu'aucune convention internationale n'est applicable (art. 1 al. 2 LDIP;
ATF 128 III 343 consid. 2b p. 345). En effet, les États-Unis, pays dans
lequel la défenderesse a son siège, ne sont pas partie à la Convention de
Lugano, ni ne sont liés à la Suisse par un autre traité international fixant
la compétence à raison du lieu.
Le présent recours porte exclusivement sur l'existence d'un for à Genève.
Même si les faits sur lesquels se fondent les prétentions émises par Girca se
sont déroulés entre 1935 et 1945 environ, la compétence des autorités
judiciaires genevoises doit être examinée en application du droit actuel,
puisque l'action a été introduite après l'entrée en vigueur de la LDIP, le
1er janvier 1989 (Volken, Commentaire zurichois, no 12 ad art. 199 LDIP;
Jametti Greiner/Geiser, Commentaire bâlois, no 3 ad art. 197 LDIP).

4.
Selon l'arrêt attaqué, Girca a déposé action en qualité de cessionnaire des
droits de cinq tsiganes, en vue de demander des dommages-intérêts et une
indemnité pour tort moral, sur la base des art. 41 ss CO. La question de la
compétence internationale des tribunaux suisses pour connaître d'une action
fondée, comme en l'espèce, sur un acte illicite s'examine à la lumière de
l'art. 129 LDIP.
L'alinéa 1 de cette disposition admet la compétence des tribunaux suisses du
domicile ou, à défaut, de ceux de la résidence habituelle ou de
l'établissement du défendeur. La cour cantonale n'a pas retenu sa compétence
sur cette base. Comme ce point n'a pas été remis en cause, il ne sera pas
revu dans la présente procédure (art. 55 al. 1 let. c OJ).
Les juges se sont en revanche fondés sur le rattachement de nature
subsidiaire (Volken, op. cit., no 19 ad art. 129 LDIP) prévu à l'art. 129 al.
2 LDIP, selon lequel, lorsque le défendeur n'a ni domicile ou résidence
habituelle, ni établissement en Suisse, l'action peut être intentée devant le
tribunal suisse du lieu de l'acte ou du résultat. Le litige porte
exclusivement sur l'application de cette disposition.

5.
Le défenderesse soutient en premier lieu que, pour admettre la compétence des
tribunaux genevois, la cour cantonale a violé la notion de décision
indépendante sur la compétence internationale, car elle a examiné le
bien-fondé de l'action en préjugeant de l'affaire au fond, alors que ces
éléments auraient dû être sans pertinence.

5.1 Lorsque l'examen de la compétence du tribunal se recoupe avec celle du
bien-fondé de la demande, prévaut alors la théorie de la double pertinence.
Selon celle-ci, l'existence des faits justifiant à la fois la compétence et
les prétentions au fond, s'ils sont contestés, seront présumés réalisés pour
l'examen de la compétence et ils ne devront être prouvés qu'au moment où le
juge statuera sur le fond de la demande (cf. ATF 122 III 249 consid. 3b/bb p.
252 et les références citées). En d'autres termes, il suffit, pour admettre
la compétence du tribunal, que les faits qui constituent à la fois la
condition de cette compétence et le fondement nécessaire de la prétention
soumise à l'examen du tribunal soient allégués avec une certaine
vraisemblance (cf. ATF 128 III 50 consid. 2b/bb p. 56). Les objections de la
partie défenderesse ne seront examinées qu'au moment de juger l'affaire sur
le fond (ATF 129 III 80 consid. 2.2 in fine; 122 III 249 consid. 3b/bb p.
252). Cette règle tend à protéger la partie défenderesse, puisqu'elle lui
permet d'opposer l'exception de chose jugée à une action qui serait
introduite ultérieurement à un autre for (ATF 124 III 382 consid. 3; 122 III
252 consid. 3b/bb p. 252; cf. Knoepfler, Réflexions sur la théorie des faits
doublement pertinents, AJP/PJA 1998 p. 787 ss, 790 s., qui doute du but
protecteur). Le principe de la double pertinence n'entre toutefois pas en
ligne de compte lorsque la compétence d'un tribunal arbitral est contestée,
car il est exclu de contraindre une partie à souffrir qu'un tel tribunal se
prononce sur des droits et obligations litigieux, s'ils ne sont pas couverts
par une convention d'arbitrage valable (ATF 128 III 50 consid. 2b/bb p. 56
s.; 121 III 495 consid. 6d p. 503). De même, la double pertinence ne
s'applique pas à la question de l'immunité de juridiction invoquée par un
État (ATF 124 III 382 consid. 3b p. 387).
En l'espèce, le for de l'art. 129 al. 2 LDIP prévoit comme rattachement avec
la Suisse le lieu de l'acte illicite ou du résultat, soit des critères qui
non seulement permettent de déterminer la compétence, mais qui relèvent
également du fondement matériel de l'action, soit des faits doublement
pertinents. Comme l'autorité saisie n'est pas un tribunal arbitral et qu'il
ne s'agit pas de se prononcer sur l'immunité d'un État, la théorie de la
double pertinence est applicable. La cour cantonale ne s'y est du reste pas
trompée, dès lors qu'elle a pris soin de préciser, à plusieurs reprises,
qu'elle ne se prononçait que sur la compétence, ce qui la conduisait à
examiner l'existence d'activités illicites de la part de la défenderesse
depuis son établissement genevois exclusivement sous l'angle de la
vraisemblance, compte tenu des allégués de la demande, en l'état de la
procédure et sans anticiper sur l'instruction des faits de la cause.
Dans ces circonstances, on ne voit manifestement pas en quoi les juges
auraient violé le principe de l'indépendance des décisions sur la compétence
internationale. La défenderesse ne peut être suivie lorsqu'elle reproche à la
cour cantonale de s'être interrogée sur le bien-fondé de l'action lors de
l'examen de la compétence. En effet, dès que, pour déterminer le for au sens
de l'art. 129 al. 2 LDIP, il faut se prononcer sur des faits doublement
pertinents, il est par définition impossible de séparer les questions de fond
de celles de compétence, puisqu'elles se recoupent. La cour cantonale,
examinant l'existence d'un point de rattachement au lieu de l'acte, ne
pouvait donc faire autrement que de se pencher sur des éléments relevant du
fond de l'action. Par ailleurs, contrairement à ce que soutient la
défenderesse, l'arrêt attaqué ne préjuge en rien de l'issue matérielle de
l'action. Il est au contraire rédigé en des termes prudents, la cour
cantonale prenant garde de souligner qu'elle n'entendait pas anticiper
l'instruction de la cause, mais uniquement se prononcer sur la compétence, en
début de procédure. Enfin, le respect du principe de double pertinence
imposait aux juges de ne statuer que sous l'angle de la vraisemblance au
stade de la compétence, de sorte que la défenderesse ne saurait leur
reprocher de n'avoir procédé qu'à un examen prima facie.

5.2 S'agissant du pouvoir d'examen, la défenderesse soutient encore, à titre
subsidiaire, qu'à supposer que le bien-fondé de l'action eût pu être examiné
prima facie, la cour cantonale devait s'interroger sur les prétentions des
cinq personnes ayant cédé leurs droits à la demanderesse et non pas faire
porter son raisonnement sur l'historique général des prétendues activités
d'IBM. Or, l'arrêt attaqué ne contient, selon la défenderesse, aucune
indication sur l'existence d'un lien direct entre l'acte illicite et le
dommage allégués par les cinq tsiganes.
Il est vrai que Girca agit en qualité de cessionnaire des droits des cinq
tsiganes et qu'elle ne peut prétendre à être indemnisée qu'en raison du
préjudice subi par ceux-ci et non pour toutes les exactions nazies durant la
seconde Guerre mondiale. Il n'en demeure pas moins qu'il suffit que la
commission d'actes illicites par l'établissement genevois d'IBM, de nature à
léser les cinq tsiganes à l'origine de l'action, paraisse vraisemblable (cf.
supra consid. 5.1). A ce propos, la cour cantonale a admis qu'il n'était pas
insoutenable de retenir qu'IBM, par le biais de son centre de Genève, avait
accordé une assistance technique aux nazis. Même si les intentions d'Hitler à
l'égard des "associaux" dont faisaient partie les tsiganes ne semblaient être
apparues qu'en 1938, IBM devait connaître les besoins de ses clients nazis
dans les détails, de sorte qu'à ce stade de la procédure, l'hypothèse de sa
complicité aux actes criminels des nazis ne pouvait être écartée. Quoi qu'en
dise la défenderesse, l'arrêt attaqué ne se contente pas d'une approche
historique générale, mais fait le lien entre les activités d'IBM et les
crimes dont ont fait l'objet les tsiganes. Un tel examen est ainsi suffisant,
dès lors qu'il s'agit seulement de se prononcer sur la compétence des
autorités judiciaires en application de l'art. 129 al. 2 LDIP, sur la base de
faits doublement pertinents.
Par ailleurs, il n'est pas nécessaire d'examiner, dans le cadre de la
décision sur la compétence, si l'état de fait est propre à engager la
responsabilité de la personne recherchée (cf. ATF 125 III 346 consid. 4c/aa
p. 351). Comme l'a relevé pertinemment la demanderesse, la cour cantonale
n'avait donc pas à se prononcer, à ce stade de la procédure, sur toutes les
conditions d'application de l'art. 41 CO, notamment sur l'existence d'un lien
de causalité adéquate entre le comportement d'IBM et le préjudice subi par
les cinq tsiganes concernés.

6.
La défenderesse invoque ensuite une violation de l'art. 129 al. 2 LIDP,
reprochant en substance à la cour cantonale d'avoir méconnu la notion d'actes
préparatoires au sens du droit civil et d'avoir retenu des faits sans
pertinence.

6.1 Comme il l'a déjà été évoqué, l'art. 129 al. 2 LDIP institue un for
subsidiaire au lieu de l'acte ou du résultat, lorsque le défendeur n'a ni
domicile ou résidence habituelle, ni établissement en Suisse (cf. supra
consid. 4). La fonction de ce for est double : d'une part protéger la victime
en lui permettant d'ouvrir action en Suisse contre le responsable, même si
celui-ci est domicilié à l'étranger, et, d'autre part, faciliter la preuve,
étant donné que les éléments de preuve relatifs à un acte dommageable sont
souvent réunis au lieu de l'acte ou du résultat (Bucher/Bonomi, Droit
international privé, 2e éd., Bâle 2004, no 1050). Le résultat des actes
reprochés à la défenderesse n'étant pas survenu en Suisse, seul le
rattachement du lieu de l'acte peut entrer en considération.

6.2 La jurisprudence ne s'est pas encore prononcée sur le for du lieu de
l'acte au sens de l'art. 129 al. 2 LDIP. La doctrine admet que l'application
de cette disposition peut poser des difficultés lorsque le fait dommageable
est constitué d'une pluralité d'actes ou d'omissions ou qu'il est à l'origine
de plusieurs dommages distincts (Bucher/Bonomi, op. cit., no 1053).
Le for du lieu de l'acte prévu par l'art. 129 al. 2 LDIP pour fonder la
compétence internationale des autorités judiciaires suisses n'est cependant
pas inédit. La Convention de Lugano (RS 0.275.11; ci-après: CL) connaît
également un point de rattachement similaire (ATF 125 III 346 consid. 4a), de
sorte que l'on peut s'en inspirer, pour déterminer la portée à donner à cette
notion lors de l'application de l'art. 129 al. 2 LDIP (cf. Bucher/Bonomi, op.
cit., no 1053; Wyss, Der Gerichtsstand der unerlaubten Handlung, thèse Berne
1997, p. 132).
Selon le Tribunal fédéral, le for du lieu de l'acte au sens de l'art. 5 ch. 3
CL vise le lieu dans lequel l'activité illicite a été réalisée, le lieu de
survenance de l'événement à l'origine du dommage, le lieu du fait générateur.
En cas d'actes partiels répartis dans différents endroits, la compétence à
raison du lieu est multipliée, dans le sens où chaque tribunal dans le
ressort duquel un acte a été commis est compétent à raison du lieu de manière
concurrente. Suivant la doctrine, notamment allemande, la Cour de céans a
toutefois précisé que de simples actes préparatoires ne suffisaient pas à
fonder un for au lieu de commission de l'acte (ATF 125 III 346 consid. 4c/aa
p. 350 et les références citées; cf. plus récemment: Geimer/Schütze,
Europäisches Zivilverfahrensrecht, 2e éd. Munich 2004, p. 203 no 250; Schack,
Internationales Zivilverfahrensrecht, 3e éd. Munich 2002, p. 134 no 300).
Autrement dit, sous réserve de simples actes préparatoires, tout lieu dans
lequel est survenu un événement causal pour le résultat dommageable peut être
considéré comme un lieu de l'acte (arrêt du Tribunal fédéral 4C.98/2003 du 15
juin 2003 consid. 2.2), et créer autant de fors au choix du demandeur (arrêt
du Tribunal fédéral 4C.343/1999 du 3 février 2002 consid. 2b; ATF 125 III 346
consid. 4a et 4c/aa).

6.3 Encore faut-il déterminer ce que l'on entend par "simples actes
préparatoires".
Comme l'acte illicite permettant de fonder un for au sens de l'art. 129 al. 2
LDIP doit être défini selon le droit suisse (Bucher/Bonomi, op. cit., no
1036; Vogel/Spühler, Grundriss des Zivilprozessrechts, 7e éd. Berne 2001, no
45v; Othenin-Girard, Droit international privé/Les actes illicites, FJS 710
p. 3), il en va a fortiori de même des simples actes préparatoires (cf.
Umbricht, Commentaire bâlois, no 16 ad art. 129 LDIP).
La difficulté vient du fait que, comme le relève pertinemment la
défenderesse, la notion d'actes préparatoires doit être envisagée sous
l'angle du droit civil, dans le contexte d'une action fondée sur un acte
illicite, alors qu'elle est avant tout utilisée en droit pénal et n'intéresse
pas les civilistes suisses (Wyss, op. cit., p. 110 s.).
La jurisprudence s'est contentée de poser le principe selon lequel de
"simples actes préparatoires" ne peuvent constituer un point de rattachement
suffisant pour fonder la compétence des autorités judiciaires suisses, mais
sans indiquer précisément ce qu'elle entendait par ces termes. Le Tribunal
fédéral a seulement relevé que le fait de dicter des lettres ou des notes en
un lieu, alors que celles-ci avaient été signées et envoyées depuis un autre
endroit, ne suffisait pas à créer un for (ATF 125 III 346 consid. 4c/bb p.
351 s.). Quant aux rares auteurs ayant, en Suisse, abordé cette question, ils
ne contestent pas que les actes préparatoires ne permettent pas de fonder un
for en Suisse, sans pour autant définir cette notion (cf. Brandenberg Bandl,
Direkte Zuständigkeit der Schweiz im internationalen Schuldrecht, thèse
St-Gall 1991, p. 312 note 904; Umbricht, op. cit., no 16 ad art. 129 LDIP;
Wyss, op. cit., p. 110 s.). Il ressort toutefois de l'ATF 125 III 346 et des
considérations doctrinales que, pour créer un for, les actes en cause doivent
revêtir une intensité minimale (cf. Wyss, op. cit., p. 111; Dutoit,
Commentaire de la LDIP, 3e éd. Bâle 2001, no 10 ad art 129 LDIP). On peut en
conclure que si seuls des actes insignifiants se sont déroulés en Suisse, de
sorte qu'un for en ce lieu apparaît comme purement fortuit par rapport à
d'autres actes déterminants survenus ailleurs, on se trouve en présence de
simples actes préparatoires. En revanche, un acte a toujours l'intensité
suffisante pour permettre de fonder un for en application de l'art. 129 al. 2
LDIP lorsqu'il peut être considéré, en regard du droit suisse, comme illicite
(en ce sens, Umbricht, op. cit., no 16 ad art. 129 LDIP). Ainsi, dès qu'un
comportement apparaît punissable pénalement et que la prescription violée a
pour but de protéger le lésé dans les droits atteints par l'acte incriminé,
il entre dans la catégorie des actes illicites (ATF 102 II 85 consid. 5), ce
qui exclut qu'il puisse être qualifié de simple acte préparatoire au sens du
droit civil (Wyss, op. cit., p. 111 note 404).

6.4 Selon les faits retenus par la cour cantonale, qui s'est à juste titre
limitée à la vraisemblance en fonction des allégués de la demanderesse (cf.
supra 5.1), IBM possédait à Genève, entre 1935 et 1945, un établissement non
inscrit au registre du commerce dont elle se servait comme de son quartier
général européen "European Headquarters". A ce stade de la procédure, il a
été considéré comme vraisemblable que, durant cette période, IBM avait fourni
une assistance technique à ses clients nazis dont elle devait connaître les
besoins dans les détails pour élaborer la procédure optimale d'utilisation
des machines qui leur étaient louées. Du reste, les intentions d'Hitler à
l'encontre des juifs étaient annoncées dès 1933 et leur étendue aux
associaux, dont faisaient partie les tsiganes, à partir de 1938. Il a
également été retenu que les pays d'Europe relevaient de la compétence de
l'établissement genevois d'IBM, qui gérait le parc des machines et exerçait
des activités d'envergure, notamment de programmation sur le plan européen.
Enfin, il n'était pas possible de minimiser le rôle tenu par l'établissement
genevois d'IBM en relation avec les flux financiers passant par Genève pour
le rapatriement aux États-Unis du produit de ses filiales européennes.
Dans ces circonstances, la cour cantonale n'a pas violé le droit fédéral en
considérant, sous l'angle de la vraisemblance et sans préjuger du bien-fondé
de l'action en responsabilité, que la défenderesse, par l'entremise de son
établissement genevois, pourrait avoir commis des actes de complicité de
génocide au sens de l'art. 264 CP. En effet, les actes décrits par la cour
cantonale, d'une manière qui lie le Tribunal fédéral en instance de réforme
(art. 63 al. 2 OJ), révèlent une intensité qui dépasse à l'évidence de
simples actes préparatoires, dès lors qu'ils entrent à première vue dans la
définition de la complicité au sens de l'art. 25 CP (cf. sur cette notion:
ATF 129 IV 124 consid. 3.2; 121 IV 109 consid. 3a). Sous l'angle de la
vraisemblance, il n'apparaît donc pas exclu qu'IBM ait exercé à Genève des
activités illicites au sens de l'art. 129 al. 2 LDIP, de sorte que l'on ne
peut reprocher à la cour cantonale d'avoir reconnu la compétence des
autorités judiciaires genevoises sur la base de cette disposition.

6.5 Certes, comme le relève la défenderesse, la motivation présentée par la
cour cantonale peut prêter à discussion, dans la mesure où, pour rejeter
l'exception d'incompétence, les juges semblent s'être inspirés de la notion
pénale d'actes préparatoires, non pertinente s'agissant de l'art. 129 al. 2
LDIP (cf. supra consid. 6.3). Il n'y a toutefois pas lieu d'approfondir ce
point dès lors que, dans son résultat, l'arrêt attaqué est conforme au droit
fédéral et que le Tribunal fédéral, saisi d'un recours en réforme, n'est pas
lié par l'argumentation juridique présentée (ATF 130 III 362 consid. 5; 129
III 129 consid. 8).
Enfin, on peut ajouter que, pour tenter de démontrer que les activités de son
établissement genevois entre 1935 et 1945 ne constituaient que de simples
actes préparatoires, la défenderesse fait grief à la cour cantonale de s'être
fondée sur des faits sans pertinence, présentant sa propre version des
événements. Une telle argumentation qui revient à critiquer l'établissement
des faits et l'appréciation des preuves, n'est pas admissible dans un recours
en réforme (ATF 130 III 145 consid. 3.2 p. 160; 129 III 618 consid. 3 in
fine). Il ne saurait donc être tenu compte des critiques présentées dans ce
contexte.
Le recours doit par conséquent être rejeté.

7.
Les frais et dépens seront mis à la charge de la défenderesse, qui succombe
(art. 156 al. 1 et 159 al. 1 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté.

2.
Un émolument judiciaire de 6'000 fr. est mis à la charge de la défenderesse.

3.
La défenderesse versera à la demanderesse une indemnité de 7'000 fr. à titre
de dépens.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la
Chambre civile de la Cour de justice genevoise.

Lausanne, le 22 décembre 2004

Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  La greffière: