Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Zivilabteilung 4C.129/2004
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4C.129/2004 /svc

Arrêt du 6 juillet 2004
Ire Cour civile

MM. et Mme les Juges Corboz, Président, Klett et Favre.
Greffière: Mme Godat Zimmermann.

1. P.________,

2. S.________,
demandeurs et recourants, représentés
par Me Louis Gaillard, avocat,

contre

C.________ SA,
défenderesse et intimée, représentée par
Me Bruno Mégevand, avocat,
1ère Section de la Cour de justice du canton
de Genève, case postale 3108, 1211 Genève 3.

société anonyme; consultation des comptes annuels par les créanciers; droit à
la preuve,

recours en réforme contre l'arrêt de la 1ère Section de la Cour de justice du
canton de Genève du 26 février 2004.

Faits:

A.
A.  ________, société coopérative - devenue par la suite C.________, société
coopérative - était propriétaire d'un immeuble sis à O.________. Dans les
années septante, cinquante-six cuves en acier, destinées au stockage du vin,
ont été installées dans cet immeuble et scellées dans le béton. A la requête
de A.________, ces cuves ont été inscrites au registre foncier en mars 1976
comme accessoires, propriété de la société coopérative.
Le 10 août 1994, C.________, société coopérative, a remis l'immeuble à bail à
C.________ SA, société nouvellement constituée. Conclu initialement pour
trois ans et quatre mois à partir du 1er septembre 1994, le contrat se
renouvelait tacitement d'année en année, sauf congé signifié un an à
l'avance. Selon un protocole d'accord du 17 août 1994, C.________ SA a acheté
à C.________, société coopérative, les cinquante-six cuves précitées et du
matériel d'exploitation, pour le prix de 900'000 fr.; par ailleurs, la
locataire s'est engagée à démonter elle-même «les éléments techniques qui ne
sont plus utilisables et qui doivent être débarrassés».

Le 10 novembre 1999, P.________ et S.________ ont acquis l'immeuble
susmentionné aux enchères forcées. Selon les conditions de vente, les cuves
restent propriété de C.________ SA.

Le 22 décembre 1999, les nouveaux propriétaires ont résilié le bail pour le
31 décembre 2000. La locataire a introduit une procédure en annulation de
congé et en prolongation de bail. Par jugement du 28 novembre 2003, le
Tribunal des baux et loyers du canton de Genève a annulé le congé. Les
bailleurs ont interjeté appel; ils concluent à la validité du congé et ne
s'opposent pas à une prolongation du bail jusqu'au 31 décembre 2004. La
procédure était toujours pendante en février 2004.

Dans l'intervalle, P.________ et S.________ avaient fait remarquer à la
locataire qu'elle serait tenue d'enlever les cuves lors de la restitution des
locaux et qu'il lui incombait de provisionner d'ores et déjà les frais
relatifs à cette opération. Selon l'estimation d'un expert et le devis d'une
entreprise de transport, le coût global de l'enlèvement des cuves s'élève à
environ 900'000 fr.
Le 2 juin 2003, les bailleurs ont demandé à la locataire l'autorisation de
consulter ses comptes annuels et les rapports des réviseurs pour les
exercices 2000 à 2002. C.________ SA a refusé.

B.
Le 4 juillet 2003, P.________ et S.________ ont déposé une requête fondée sur
l'art. 697h al. 2 CO, qui tendait à la consultation des comptes et des
rapports des réviseurs de C.________ SA pour les exercices 2000 à 2002.

Le 1er octobre 2003, le Tribunal de première instance de Genève a débouté les
demandeurs. Ceux-ci ont interjeté appel. A cette occasion, ils ont exposé
leur qualité de créanciers et leur intérêt digne de protection à la
consultation des comptes, en relation avec la capacité de la locataire à
respecter son obligation d'enlèvement des cuves à la fin du bail. Ils ont
notamment allégué que C.________ SA, qui ne réunissait que le 30 % du
vignoble genevois, était dans une mauvaise situation financière, qu'elle
envisageait depuis juillet 1998 de déménager à l'intérieur de la zone
industrielle de O.________ et qu'une nouvelle structure juridique était
envisagée, mieux adaptée au nouveau mode de vinification adopté. Les
bailleurs soutenaient que la locataire avait ainsi «programmé» l'abandon de
son matériel sur place, en violation de son obligation d'enlèvement.

Par arrêt du 26 février 2004, la Cour de justice de Genève a confirmé le
jugement entrepris.

C.
P. ________ et S.________ interjettent un recours en réforme. Ils concluent à
la réforme de l'arrêt attaqué en ce sens qu'il soit ordonné à C.________ SA
de les autoriser à consulter ses comptes annuels 2000, 2001 et 2002, ainsi
que les rapports correspondants des réviseurs.

C.  ________ SA propose le rejet du recours.

P.  ________ et S.________ ont également déposé un recours de droit public
contre l'arrêt du 26 février 2004.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Aux termes de l'art. 57 al. 5 OJ, il est sursis en règle générale à l'arrêt
sur le recours en réforme jusqu'à droit connu sur le recours de droit public.
La jurisprudence déroge toutefois à cet ordre de priorité dans des situations
particulières, qui justifient l'examen préalable du recours en réforme. Il en
va notamment ainsi lorsque la décision sur le recours de droit public ne peut
avoir aucune incidence sur le sort du recours en réforme (ATF 123 III 213
consid. 1 p. 215; 122 I 81 consid. 1 p. 82/83; 120 Ia 377 consid. 1 p. 379),
ce qui sera notamment le cas lorsque le recours en réforme apparaît
irrecevable (ATF 117 II 630 consid. 1a p. 631) ou, inversement, si le recours
en réforme paraît devoir être admis indépendamment des griefs soulevés dans
le recours de droit public (ATF 122 I 81 consid. 1; 120 Ia 377 consid. 1 et
les arrêts cités). Cette dernière hypothèse étant réalisée en l'espèce (cf.
consid. 4 infra), il se justifie de traiter le recours en réforme avant le
recours de droit public.

2.
Le Tribunal fédéral examine d'office et librement la recevabilité des recours
en réforme qui lui sont soumis (ATF 129 III 288 consid. 2.1 p. 290, 415
consid. 2.1, 750 consid. 2).

La querelle portant sur le droit à la consultation des comptes annuels sur la
base de l'art. 697h al. 2 CO est une contestation civile au sens de l'art. 46
OJ (ATF 120 II 352 consid. 1a p. 353). Quant à la valeur litigieuse, elle est
supérieure à 8'000 fr. (art. 46 OJ).

Par ailleurs, l'arrêt attaqué, qui règle définitivement le sort du droit à la
consultation des comptes annuels de la société défenderesse, est une décision
finale au sens de l'art. 48 OJ (ATF 120 II 352 consid. 3b p. 356).

Enfin, le recours est dirigé contre un jugement rendu en dernière instance
cantonale par un tribunal supérieur (art. 48 al. 1 OJ); il a été déposé en
temps utile (art. 54 al. 1 OJ) et dans les formes requises (art. 55 OJ) par
la partie qui a succombé dans ses conclusions. Il convient dès lors d'entrer
en matière.

3.
3.1  Selon l'arrêt attaqué, la défenderesse, propriétaire des cuves
litigieuses, est tenue de les débarrasser à ses frais à la fin du bail. La
cour cantonale a ainsi admis que les demandeurs «ser[aient] au bénéfice d'une
créance à l'égard de [la défenderesse] à la fin du bail si elle n'enlev[ait]
pas les cuves des locaux». Les juges genevois ont considéré toutefois que
cette créance n'était pas encore exigible dès lors que la procédure en
annulation du congé et en prolongation du bail était toujours pendante devant
la Chambre d'appel des baux et loyers. Ils ont estimé par ailleurs qu'il
n'était pas certain que la locataire n'enlèverait pas volontairement les
cuves à la fin du contrat. Sur la base de ces deux éléments, la cour
cantonale a dénié aux demandeurs un intérêt digne de protection au sens de
l'art. 697h al. 2 CO à consulter les comptes annuels de la défenderesse et
les rapports des réviseurs de cette société.

3.2  Les demandeurs reprochent à la Cour de justice une mauvaise application
de l'art. 697h al. 2 CO. A leur sens, l'autorité cantonale ne pouvait nier un
intérêt digne de protection à la consultation des comptes en invoquant le
caractère non encore exigible de la créance en enlèvement des cuves, dès lors
que le point déterminant était de savoir si la créance des bailleurs était
menacée. Ils se plaignent aussi d'une violation de l'art. 8 CC. En effet, la
cour cantonale aurait écarté du débat, à tort, toutes les allégations
présentées à l'appui du fait que leur créance en enlèvement des cuves était
en danger; ils citent à ce sujet des extraits de leur requête en
consultation, de leur mémoire d'appel et de leurs notes de plaidoiries, qui
portent notamment sur l'absence de provision pour les frais d'enlèvement des
cuves, sur la situation de la viticulture genevoise, sur les difficultés
financières de la société défenderesse, ainsi que sur le changement
prévisible de structure juridique de la locataire à la suite du déménagement
envisagé.

4.
4.1 L'art. 8 CC confère à la partie chargée du fardeau de la preuve la
faculté
de prouver ses allégations dans les contestations relevant du droit civil
fédéral (ATF 115 II 300 consid. 3 p. 303), pour autant qu'elle ait formulé un
allégué régulier selon le droit de procédure, que les faits invoqués soient
juridiquement pertinents au regard du droit matériel et que l'offre de preuve
correspondante satisfasse, quant à sa forme et à son contenu, aux exigences
du droit cantonal (ATF 126 III 315 consid. 4a p. 317; 122 III 219 consid. 3c
p. 223/224 et les références). Le juge cantonal viole ainsi l'art. 8 CC s'il
omet ou refuse d'administrer des preuves sur des faits pertinents et
régulièrement allégués ou s'il tient pour exactes les allégations non
prouvées d'une partie, nonobstant leur contestation par l'autre (ATF 114 II
289 consid. 2a p. 291). L'art. 8 CC ne prescrit en revanche pas quelles sont
les mesures probatoires qui doivent être ordonnées, ni ne dicte au juge
comment il doit former sa conviction. Il n'y a pas violation de l'art. 8 CC
si une mesure d'instruction est refusée à la suite d'une appréciation
anticipée des preuves, le juge pouvant rejeter les allégations et les offres
de preuve d'une partie parce que sa conviction est déjà assise sur les
preuves rassemblées, de manière que le résultat de leur appréciation ne
puisse plus être modifié; seul le moyen tiré d'une appréciation arbitraire
des preuves, à invoquer dans un recours de droit public, est alors recevable
(ATF 129 III 18 consid. 2.6 p. 25 et les arrêts cités).

4.2  Il convient d'examiner à présent si, comme les demandeurs le prétendent,
la cour cantonale a omis ou refusé d'administrer des preuves sur des faits
pertinents et régulièrement allégués.

4.2.1  Le droit fédéral détermine les éléments pertinents sur lesquels
l'administration des preuves doit porter. Selon l'art. 697h al. 2 CO, les
sociétés anonymes dont les comptes ne sont pas publiés doivent autoriser les
créanciers qui ont un intérêt digne de protection à consulter les comptes
annuels, les comptes de groupe et les rapports des réviseurs. L'intéressé
doit tout d'abord rendre sa qualité de créancier hautement vraisemblable,
sans être astreint à apporter la preuve stricte de l'existence de sa créance
(consid. 4a non publié de l'ATF 120 II 352, reproduit in SJ 1995, p. 301 ss;
arrêt 4C.244/1995 du 17 novembre 1995, consid. 3b).

L'intérêt digne de protection est soumis aux mêmes exigences de preuve
(consid. 4a non publié de l'ATF 120 II 352, reproduit in SJ 1995, p. 301 ss).
Le droit à la consultation existe lorsque la créance semble être en péril,
parce qu'elle ne peut pas être payée dans les délais ou que d'autres signes
laissent supposer que la société connaît des difficultés financières. Il est
également reconnu lorsque la société fait l'objet d'une action en paiement
qui n'est pas d'emblée dénuée de chances de succès (Message concernant la
révision du droit des sociétés anonymes, in FF 1983 II, p. 940) ou lorsque le
créancier a annoncé son intention d'ouvrir une action au fond, étayée par la
désignation apparemment officielle d'un avocat à cet effet (arrêt précité du
17 novembre 1995, consid. 3c). En revanche, la faculté de consulter les
comptes n'est pas protégée lorsqu'elle est exercée dans le seul but de
satisfaire la curiosité, de connaître les secrets d'affaires ou de se
renseigner sur les rapports de concurrence (Message précité, in FF 1983 II,
p. 939). L'exigibilité, la cause et le montant de la créance ne sont pas des
critères déterminants (Message précité, in FF 1983 II, p. 939; Rolf H. Weber,
Basler Kommentar, 2e éd., n. 7 ad art. 697h CO; Maja Dové/Claude Honegger,
Zum Einsichtsrecht des Gläubigers (Art. 697h Abs. 2 OR), in Der Schweizer
Treuhänder 1996, p. 71). Ce qui est décisif, c'est le risque de
non-recouvrement, lié par exemple aux difficultés financières de la société
(Weber, op. cit., n. 7 ad art. 697h CO; Dové/Honegger, op. cit., p. 71).

4.2.2  En l'espèce, la créance en jeu porte sur l'enlèvement des cuves à la
fin du bail. En déposant leur requête en consultation des comptes, les
demandeurs cherchent à savoir si la défenderesse est en mesure d'exécuter
cette obligation, les frais de démontage et de déblaiement étant estimés à
900'000 fr. environ.

La Cour de justice a admis le caractère hautement vraisemblable de la créance
des demandeurs. Elle leur a dénié toutefois un intérêt digne de protection à
la consultation des comptes de la défenderesse, en se fondant tout d'abord
sur l'inexigibilité de la créance. Or, comme on l'a vu plus haut, le critère
de l'exigibilité n'est pas déterminant pour se prononcer sur un droit à la
consultation des comptes au sens de l'art. 697h al. 2 CO. La cour cantonale
ne pouvait donc nier un intérêt digne de protection pour ce motif-là.

A l'inverse, les juges précédents n'ont pas instruit la cause sur l'élément
décisif de la mise en péril de la créance, et en particulier sur les divers
signes laissant supposer que la société défenderesse connaissait des
difficultés financières. Or, à ce sujet, les demandeurs avaient allégué un
certain nombre de faits concernant la viticulture genevoise ainsi que la
situation économique problématique de la locataire. Références à l'appui, ils
avaient soutenu également que la défenderesse envisageait de déménager en
raison d'un changement dans ses techniques vinicoles, ce qui comportait le
risque d'abandonner aux bailleurs les cuves devenues inutilisables. Selon les
demandeurs, ce danger apparaissait en outre dans la volonté constamment
affichée par la locataire de contester l'obligation d'enlèvement des cuves à
l'issue du bail. Contrairement à l'exigibilité de la créance, ces éléments
étaient pertinents pour juger de l'intérêt des demandeurs à consulter les
comptes de la défenderesse.
Certes, la cour cantonale a estimé, dans un second argument, qu'il n'était
pas certain que la locataire n'enlèverait pas les cuves à la fin du contrat.
Ce faisant, les juges genevois n'ont toutefois pas constaté un fait positif,
soit que la défenderesse débarrasserait les cuves à ses frais le moment venu
et qu'elle pouvait s'exécuter sans problème. La cour cantonale n'a donc pas,
par une appréciation anticipée des preuves, écarté les allégués et offres de
preuve des demandeurs relatifs à la mise en danger de leur créance. On notera
au passage que la position de la défenderesse dans la procédure cantonale,
réaffirmée devant le Tribunal fédéral dans la réponse au recours en réforme,
consistait à défendre le maintien en place des cuves et à contester toute
obligation d'enlèvement, les frais d'un éventuel démontage incombant à ses
yeux aux bailleurs.

En conclusion, les demandeurs ont avancé des faits pertinents sous l'angle de
l'art. 697h al. 2 CO pour établir leur intérêt digne de protection à la
consultation des comptes de la défenderesse. La Cour de justice a violé
l'art. 8 CC en n'administrant aucune preuve sur les allégués en question,
dont elle n'a jamais prétendu qu'ils auraient été amenés au débat de manière
irrégulière ou assortis d'offres de preuve non conformes au droit de
procédure cantonal.

Dans ces conditions, le recours doit être partiellement admis. L'arrêt
attaqué sera annulé et la cause renvoyée à la cour cantonale, qui rendra une
nouvelle décision après avoir complété l'administration des preuves sur les
éléments pertinents pour l'application de l'art. 697h al. 2 CO.

5.
Vu l'issue de la procédure de recours, il se justifie de mettre les frais
judiciaires à la charge de la défenderesse (art. 156 al. 1 OJ). En outre,
celle-ci versera aux demandeurs une indemnité à titre de dépens (art. 159 al.
1 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est partiellement admis, l'arrêt attaqué est annulé et la cause
est renvoyée à la cour cantonale pour nouvelle décision dans le sens des
considérants.

2.
Un émolument judiciaire de 6'000 fr. est mis à la charge de la défenderesse.

3.
La défenderesse versera aux demandeurs, créanciers solidaires, une indemnité
de 7'000 fr. à titre de dépens.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la
1ère Section de la Cour de justice du canton de Genève.

Lausanne, le 6 juillet 2004

Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse

Le Président:  La Greffière: