Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.663/2004
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1P.663/2004 /fzc

Arrêt du 26 janvier 2005
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Féraud, Président, Aemisegger et Reeb.
Greffier: M. Zimmermann.

X. ________,
recourant, représenté par Me Vincent Spira, avocat,

contre

Y.________, représentée par Me Stéphane Zen-Ruffinen, avocat,
A.________, représentée par son curateur Z.________,
lui-même représenté par Me Alexandra Lopez, avocate,
intimés,
Procureur général du canton de Genève,
case postale 3565, 1211 Genève 3,
Cour de cassation du canton de Genève,
place du Bourg-de-Four 1, case postale 3108,
1211 Genève 3.

procédure pénale; appréciation des preuves,

recours de droit public contre l'arrêt de la Cour de cassation du canton de
Genève du 15 octobre 2004.

Faits:

A.
Y. ________ et X.________ sont les parents de A.________, née le 21 novembre
1994. Ils sont séparés depuis le début de 1995.

Le 11 février 1999, le Tribunal tutélaire du canton de Genève a accordé à
X.________ le droit de visiter sa fille, à raison d'une rencontre
hebdomadaire au Foyer de Gilly, le mercredi de 16h à 18h. Ce droit a été
étendu par la suite à un dimanche sur deux de 10h à 16h.

Le dimanche 28 mai 2000, au retour d'une de ces visites, ainsi que le 4 juin
2000, A.________ a dit à sa mère que son père lui avait introduit le doigt
dans l'anus, ce jour-là et au moins à trois reprises auparavant. A.________
s'est également confiée, dans les mêmes termes, à B.________ et C.________,
ses grand-parents maternels, en précisant à ce dernier que son père lui avait
mis de la sauce tomate sur le derrière, avant de lui mettre le doigt dans
l'anus.

Y. ________ a fait examiner A.________ par D.________, pédiatre, et
E.________, pédopsychiatre.

Le 16 juin 2000, Y.________, agissant pour sa fille, a déposé plainte pénale
contre X.________.

Le 23 juin 2000, E.________ a établi un certificat médical, concluant à ce
qu'il n'y avait «pas de doute sur la crédibilité de A.________» ni sur
l'auteur des actes décrits.

Entendue le 26 juin 2000, A.________ a réitéré ses déclarations précédentes,
en précisant que son père lui avait mis le doigt et une bouteille de ketchup,
dans l'anus et le vagin.

Le 28 juin 2000, le Juge d'instruction du canton de Genève a inculpé
X.________ d'actes d'ordre sexuel avec des enfants et de contrainte sexuelle.

X. ________ a contesté toutes les accusations portées contre lui. F.________,
avec laquelle il vit maritalement, a indiqué qu'à aucun moment des visites de
A.________, celle-ci ne s'était trouvée seule avec son père.
Le 17 juillet 2002, le Juge d'instruction a ordonné une expertise de la
crédibilité des déclarations de A.________; il a confié cette mission à
G.________, psychiatre. Dans son rapport du 3 décembre 2002, celui-ci a
conclu que A.________ présentait les symptômes d'abus sexuels et que la
crédibilité de ses affirmations ne pouvait être mise en doute.

Par jugement du 19 janvier 2004, la Cour correctionnelle du canton de Genève,
siégeant sans le concours du jury, a reconnu X.________ coupable de
contrainte sexuelle et d'actes d'ordre sexuel avec des enfants; elle l'a
condamné à la peine de deux ans de réclusion, sous déduction de dix-sept
jours de détention préventive. Elle a également révoqué le sursis octroyé à
l'exécution d'une peine d'un mois d'emprisonnement et 4000 FRF d'amende,
infligée le 21 septembre 1999 par le Tribunal correctionnel de
Bourg-en-Bresse.

Le 15 octobre 2004, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par
X.________ contre ce jugement.

B.
Agissant par la voie du recours de droit public, X.________ demande au
Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt du 15 octobre 2004 et de renvoyer la cause
à la Cour de cassation pour nouvelle décision au sens des considérants. Il
invoque l'art. 9 Cst. et la présomption d'innocence.

La Cour de cassation se réfère à son arrêt. Y.________ propose le rejet du
recours; elle requiert l'assistance judiciaire. A.________ conclut
principalement à l'irrecevabilité du recours, subsidiairement à son rejet. Le
Procureur général conclut au rejet du recours.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Hormis des exceptions non réalisées en l'espèce, le recours de droit public
n'a qu'un effet cassatoire (art. 90 al. 1 let. b OJ; ATF 129 I 129 consid.
1.2.1 p. 131/132, 173 consid. 1.5 p. 176; 128 III 50 consid. 1b p. 53, et les
arrêts cités). La conclusion du recours tendant au renvoi de la cause à
l'autorité cantonale pour nouvelle décision au sens des considérants est
partant irrecevable.

2.
Invoquant l'art. 9 Cst. et la présomption d'innocence, le recourant se plaint
d'une appréciation arbitraire des preuves; ce grief est recevable dans le
cadre du recours de droit public pour violation des droits constitutionnels
au sens de l'art. 84 al. 1 let. a OJ (ATF 120 Ia 31 consid. 2b p. 36 in fine
et les arrêts cités).

2.1 La présomption d'innocence consacrée par les art. 32 al. 1 Cst. et 6 par.
2 CEDH (ATF 127 I p. 38 consid. 2a p. 40; 124 IV 86 consid. 2a p. 86/87) est
violée, s'agissant de la constatation des faits et l'appréciation des
preuves, lorsque celle-ci laisse subsister un doute insurmontable quant à la
culpabilité de l'accusé (ATF 127 I 38 consid. 2a p. 41; 124 IV 86 consid. 2a
p. 88; 120 Ia 31 consid. 2c p. 37). Saisi d'un recours de droit public ayant
trait à l'appréciation des preuves, le Tribunal fédéral examine seulement si
le juge cantonal a outrepassé son pouvoir d'appréciation et établi les faits
de manière arbitraire (ATF 127 I 38 consid. 2a p. 41; 124 IV 86 consid. 2a p.
88; 120 Ia 31 consid. 2d p. 37/38, et les arrêts cités). Une constatation de
fait n'est pas arbitraire pour la seule raison que la version retenue par le
juge ne coïncide pas avec celle de l'accusé; encore faut-il que
l'appréciation des preuves soit manifestement insoutenable, en contradiction
flagrante avec la situation effective, qu'elle constitue la violation d'une
règle de droit ou d'un principe juridique clair et indiscuté, ou encore
qu'elle heurte de façon grossière le sentiment de la justice et de l'équité
(ATF 127 I 38 consid. 2a p. 41; 124 IV 86 consid. 2a p. 88; 118 Ia 28 consid.
1b p. 30, et les arrêts cités).

2.2 Le recourant nie être l'auteur des actes subis par A.________. Il remet
en cause la validité des conclusions présentées par E.________ et G.________,
dans la mesure du moins où ceux-ci le désignent comme l'auteur.
Le juge peut nommer des experts. A l'instar des autres moyens de preuve, il
apprécie librement la force probante de l'expertise. Cette liberté trouve sa
limite dans l'interdiction de l'arbitraire. Si le juge n'est en principe pas
lié par les conclusions de l'expert, il ne peut s'en défaire, à peine de
violer l'art. 9 Cst., qu'en exposant les motifs déterminants et les
circonstances bien établies qui lui commandent d'agir de la sorte (ATF 129 I
49 consid. 4 p. 57/58; 118 Ia 144 consid. 1c p. 146). Pour l'examen de la
crédibilité des déclarations d'un enfant se disant victime d'abus sexuels, la
jurisprudence récente a rappelé un certain nombre d'exigences méthodologiques
(ATF 129 I 49 consid. 6 p. 59 ss; 128 I 81).
Le recourant prétend que les expertises n'auraient pas été conduites de
manière scientifique. Il n'indique toutefois pas, de manière claire, en quoi
les rapports établis par E.________ et G.________ l'auraient été en violation
des règles définies dans la jurisprudence qui vient d'être rappelée. Il ne
précise pas davantage les raisons pour lesquelles l'avis de doctrine auquel
il se réfère remettrait en cause les conclusions des experts.

Le recourant fait valoir que l'un des experts pressentis avant G.________,
H.________, avait subordonné l'acceptation de sa mission à l'autorisation de
confronter A.________ à son père. Interpellé à ce sujet par le Juge
d'instruction, le curateur de A.________ s'est opposé à une telle rencontre,
qui risquait de remettre en péril l'équilibre psychologique que sa pupille
avait recouvré dans l'intervalle. Le curateur a ainsi fait usage pour elle
des droits que lui confère l'art. 5 al. 5 de la loi fédérale sur les victimes
d'infractions, du 4 octobre 1991 (LAVI; RS 312.5). Prenant acte de ce refus,
le Juge d'instruction a renoncé à désigner H.________ et s'est mis à la
recherche d'un autre expert. Que H.________ estime qu'une expertise de
crédibilité exige, dans des circonstances données, une confrontation entre la
victime et l'accusé, ne lie pas le juge. Celui-ci peut ordonner une expertise
sans confrontation, si les conditions posées par la jurisprudence quant au
déroulement de l'expertise sont remplies. Or, le recourant ne dit pas en quoi
cela n'aurait pas été le cas en l'espèce. Enfin, contrairement à ce
qu'affirme le recourant, les experts ont conclu que A.________ avait été
abusée par son père. Leurs rapports sont clairs sur ce point. Personne n'a
jamais évoqué la possibilité de l'intervention d'un tiers.

2.3 Le recourant fait valoir que le personnel du Foyer de Gilly n'avait  rien
remarqué d'anormal lors de l'exercice de son droit de visite. De même, sa
fille et son ancienne compagne n'avaient jamais relevé chez lui les traits
d'un abuseur d'enfants. Ces éléments ne sont pas déterminants. Avec le temps,
la personnalité d'un homme peut changer ou sa capacité de dompter ses
pulsions s'affaiblir. Que A.________ n'ait pas exprimé de la crainte à la
perspective de rencontrer son père au Foyer de Gilly peut aussi s'expliquer
en partie par le fait que l'enfant n'ait pas immédiatement et pleinement pris
conscience du caractère prohibé des actes de son père. Au demeurant, ce n'est
qu'au soir du 28 mai 2000 qu'elle a manifesté son trouble par un comportement
étrange (le nettoyage de fond en comble de la salle de bains) qui a alerté sa
mère et ses grand-parents. Eux-mêmes n'avaient rien observé jusque-là.

2.4 Pour le recourant, il est inconcevable que Y.________ n'ait pas alerté le
personnel du Foyer de Gilly lors d'une réunion tenue le 2 juin 2000, soit
après l'incident du 28 mai 2000. Ce silence peut certes paraître surprenant,
comme la Cour correctionnelle l'a relevé elle-même, ceci d'autant plus que
Y.________ s'opposait à voir le droit de visite du recourant étendu. Il
s'explique toutefois, de manière plausible: ce n'est que le 4 juin 2000 que
A.________ a fait des déclarations plus précises à sa mère, qui avait en
outre à coeur de la faire examiner par des médecins avant d'entreprendre
toute autre démarche.

2.5 Le recourant tient pour impossible qu'un abus tel que décrit ait pu avoir
lieu le dimanche 28 mai 2000.
La Cour correctionnelle a tenu pour établi que l'accusé s'était livré à des
attouchements sur sa fille, à trois reprises au moins, à son domicile. A ce
propos, la Cour correctionnelle a relevé que le 28 mai 2000, l'accusé, sa
compagne et sa fille ne s'étaient rendus chez leurs amis I.________ et
J.________ qu'entre onze heures et midi. Pour le surplus, les affirmations de
F.________ selon laquelle l'accusé et sa fille ne seraient jamais restés
seuls, étaient «contraires à la plus élémentaire expérience de la vie». La
Cour de cassation a estimé que cette appréciation n'était pas arbitraire.

Le recourant le conteste en faisant valoir qu'il n'aurait matériellement eu
ni le temps, ni la possibilité de se retrouver seul avec A.________ au moment
indiqué. Il est allé chercher sa fille au Foyer de Gilly, vers 10h. et l'a
emmenée chez lui à K.________, où il est arrivé vers 10h30. C'est entre ce
moment et le départ pour se rendre chez I.________, soit entre 11h et 12h,
que les faits se seraient produits, selon ce qu'a retenu la Cour
correctionnelle. Ce délai, assurément court, est néanmoins suffisant pour que
le recourant ait eu le temps de s'isoler avec A.________ et l'inviter à un
jeu consistant à lui asperger le postérieur avec de la sauce tomate et à lui
introduire un doigt dans l'anus. Encore fallait-il qu'ils soient seuls. Or,
F.________ a constamment affirmé que le recourant n'était jamais resté seul
avec sa fille lors de ses visites. La Cour correctionnelle a écarté ce
témoignage en se référant à l'«expérience de la vie». Ce qu'elle a voulu
dire, sans arbitraire, c'est qu'il a bien fallu que F.________ s'éclipse à un
moment ou un autre, soit pour prendre l'air, soit, plus vraisemblablement,
pour vaquer à quelque occupation ménagère ou s'apprêter pour sortir, comme le
suggère le recourant lui-même. Le témoignage de F.________ ne pouvait
certainement pas être pris à la lettre. Ce point touche aux faits, que la
Cour correctionnelle a apprécié librement; il ne met pas en jeu le droit
d'être entendu.

3.
En conclusion, le recours doit être rejeté dans la mesure où il est
recevable, aux frais de son auteur (art. 156 OJ). Celui-ci versera en outre
une indemnité à Y.________ et à A.________ pour leurs dépens (art. 159 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.

2.
Un émolument de 3000 fr. est mis à la charge du recourant, ainsi qu'une
indemnité de 2000 fr. en faveur de Y.________, d'une part, et de 2000 fr. en
faveur de A.________, d'autre part.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties, ainsi
qu'au Procureur général et à la Cour de cassation du canton de Genève.

Lausanne, le 26 janvier 2005

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: