Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.432/2004
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1P.432/2004 /col

Arrêt du 27 octobre 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour et Président du Tribunal
fédéral, Fonjallaz et Eusebio.
Greffier: M. Thélin.

X. ________,
recourant,

contre

Procureur général du canton de Genève,
case postale 3565, 1211 Genève 3,
Chambre d'accusation du canton de Genève,
case postale 3108, 1211 Genève 3.

procédure pénale; classement

recours de droit public contre l'ordonnance de la Chambre d'accusation du 30
juin 2004.

Faits:

A.
Le 12 décembre 2003 au soir, la police genevoise a contrôlé et fouillé
X.________ et cinq autres personnes d'origine africaine qui se trouvaient
dans la gare de Genève-aéroport. Elle a alors découvert quinze boulettes de
cocaïne dissimulées sous le banc occupés par eux mais elle n'est pas parvenue
à déterminer à qui elles appartenaient. Deux des africains purent quitter les
lieux librement; les quatre autres furent emmenés dans des locaux de la
police. Après une fouille complète, un transfert dans d'autres locaux et un
interrogatoire, X.________ fut également libéré.
Ce dernier a saisi le Procureur général du canton de Genève d'une plainte
pénale dirigée contre les agents de la police impliqués dans cette opération.
Il faisait état d'injures, coups et autre mauvais traitements subis pendant
la fouille à la gare de Genève-aéroport et, surtout, dans les locaux où on
l'avait conduit. En particulier, il avait dû longtemps rester entièrement nu;
ensuite, alors que ses mains étaient entravées, on lui avait serré très
étroitement son écharpe autour du cou, au point de gêner sa respiration, et
on l'avait maintenu longtemps dans cet état. Les agents l'avaient frappé à
plusieurs reprises; ils avaient marché sur ses pieds nus et lui avaient tordu
les bras. La plainte est datée du 20 janvier 2004.

B.
Le Procureur général l'a transmise au chef de la police pour enquête
préliminaire. Le 12 avril 2004, il a reçu un bref rapport de l'état-major de
la police judiciaire d'où il ressortait que deux agents de ce service avaient
pris part à la fin de l'opération, après que les personnes interpellées leur
avaient été amenées par la police de sécurité internationale; ces deux agents
contestaient tout comportement incorrect de leur part et ils rapportaient que
lors de leur audition, aucune desdites personnes n'avait fait part d'un
mauvais traitement imputable aux services de police. Sur la base de ce
document, par une décision datée du 14 avril 2004 et communiquée au plaignant
le 28 suivant, le Procureur général a classé la plainte au motif que les
faits dénoncés étaient intégralement contestés par les agents mis en cause,
que l'on ne trouvait, dans les pièces du dossier, aucun indice contraire à
leurs déclarations et, enfin, que le plaignant n'avait produit aucun
certificat médical.
Le 21 juillet 2004, le Procureur général a encore reçu un rapport de la
police de sécurité internationale, qui avait procédé à toute l'opération
jusqu'à la remise des personnes interpellées à la police judiciaire. Les huit
autres agents impliqués à ce stade démentaient eux aussi les allégations du
plaignant relatives à des mauvais traitements; leur chef se disait convaincu
qu'ils avaient agi dans le respect de la dignité humaine et des ordres de
service.

C.
Entre-temps, le plaignant a recouru à la Chambre d'accusation du canton de
Genève contre la décision du 14 avril 2004. Il réclamait l'annulation de
cette décision et l'ouverture d'une instruction.
Il a alors produit un rapport des Hôpitaux universitaires de Genève établi le
6 mai 2004, décrivant sa prise en charge médicale dès l'examen sanitaire qui
avait suivi son arrivée en Suisse. A cette occasion, le 4 décembre 2003, il
s'était déjà plaint de troubles du sommeil et de maux de tête. Lors de la
consultation consécutive à l'examen sanitaire, le 22 du même mois, il a parlé
de son interpellation à la gare de Genève-aéroport, survenue dans
l'intervalle, et il a fait état des mauvais traitements décrits plus tard
dans la plainte pénale. Depuis cet événement, il se sentait angoissé et
n'osait plus sortir seul; ses symptômes s'étaient aggravés et il avait des
pensées de mort. Une hospitalisation en urgence est intervenue le 4 janvier
2004; le diagnostic de trouble anxieux et de stress post-traumatique fut
alors porté. Une prise en charge psychiatrique s'est poursuivie jusqu'au 21
mars 2004. Selon le rapport, les insultes et les pressions physiques
prétendument subies lors de l'interpellation constituaient un facteur
déclenchant de la décompensation psychologique constatée en début d'année. Un
entretien avec un porte-parole de la police, à l'occasion d'un débat en mars
2004, a aussi provoqué une recrudescence des symptômes.
La Chambre d'accusation a rejeté le recours, dans la mesure où il était
recevable, par ordonnance du 30 juin 2004. Pour l'essentiel, ce prononcé est
motivé comme suit:
... le recours ne fait que reprendre les termes de la plainte, et le
recourant ne sollicite aucun acte particulier qui serait de nature à éclairer
le débat, de telle sorte que, ses demandes n'étant pas exprimées de manière
claire, le recours apparaît prima facie irrecevable (SJ 1986 p. 490).
Pour le surplus, le recourant ne fournit pas d'indices suffisants (par
exemple sous forme d'un certificat médical) au sujet des lésions corporelles
ou voies de fait qu'il dit avoir subies suite à des violences, le stress dont
il semble souffrir pouvant avoir d'autres causes que celles qu'il dénonce.
...

D.
Agissant par la voie du recours de droit public, X.________ requiert le
Tribunal fédéral d'annuler l'ordonnance de la Chambre d'accusation. Il se
plaint de n'avoir eu aucune occasion de faire entendre des témoins et de
n'avoir pas été averti de la nécessité de déposer un certificat médical. Il
reproche à la Chambre d'accusation de n'avoir pas tenu compte du rapport
médical produit devant elle et il tient le classement de sa plainte pour
arbitraire parce que fondé uniquement sur les déclarations de policiers.
Une demande d'assistance judiciaire est jointe au recours.
Invités à répondre, la Chambre d'accusation et le Procureur général proposent
le rejet du recours.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Selon la jurisprudence relative à l'art. 88 OJ, celui qui se prétend lésé par
une infraction n'a en principe pas qualité pour former un recours de droit
public contre les ordonnances refusant d'inculper l'auteur présumé, ou
prononçant un classement ou un non-lieu en sa faveur. En effet, l'action
pénale appartient exclusivement à la collectivité publique et, en règle
générale, le plaignant n'a qu'un simple intérêt de fait à obtenir que cette
action soit effectivement mise en oeuvre. Un intérêt juridiquement protégé,
propre à conférer la qualité pour recourir, est reconnu seulement à la
victime d'une atteinte à l'intégrité corporelle, sexuelle ou psychique, au
sens de l'art. 2 de la loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions
(LAVI), lorsque la décision de classement ou de non-lieu peut avoir des
effets sur le jugement de ses prétentions civiles contre le prévenu (ATF 128
I 218 consid. 1.1 p. 219; 121 IV 317 consid. 3 p. 323, 120 Ia 101 consid. 2f
p. 109).
Le plaignant ne peut prétendre agir à titre de victime que si, d'après les
faits de la cause, il a subi une atteinte d'une certaine gravité; des voies
de fait sont toutefois suffisantes lorsqu'elles ont causé une atteinte
notable à l'intégrité psychique du lésé (ATF 128 I 218 consid. 1.2 p. 220;
125 II 265 consid. 2a/aa p. 268, consid. 2e p. 271). En l'occurrence, le
recourant procède à titre de victime d'une atteinte de ce genre. Toutefois,
des prétentions civiles contre les agents de police éventuellement coupables
sont d'emblée exclues et elles ne sauraient donc être élevées dans le cadre
d'un procès pénal. En effet, la responsabilité de ces agents est soumise au
droit cantonal réservé par l'art. 61 al. 1 CO, or ce droit exclut toute
action directe du lésé contre eux (art. 2 al. 2 de la loi genevoise sur la
responsabilité de l'Etat et des communes, du 24 février 1989). Ainsi, le
recourant ne bénéficie pas de la garantie d'un droit de recours prévue par
l'art. 8 al. 1 let. c LAVI (ATF 125 IV 161 consid. 2 et 3 p. 163; voir aussi
ATF 128 IV 188 consid. 2.2 et 2.3; 127 IV 189 consid. 2b p. 191) et, faute
d'un intérêt juridiquement protégé, il n'a en principe pas non plus qualité
pour agir par la voie du recours de droit public (arrêts 6P.92/2004 du 24
août 2004, consid. 1.4; 1P.103/2003 du 4 avril 2003, consid. 1).
Si le plaignant ne procède pas à titre de victime, ou si la décision qu'il
conteste ne peut pas avoir d'effets sur le jugement de prétentions civiles à
élever contre le prévenu (cf. ATF 123 IV 184 consid. 1b p. 187, 190 consid. 1
p. 191), ce plaideur peut seulement se plaindre, le cas échéant, d'une
violation de ses droits de partie à la procédure, quand cette violation
équivaut à un déni de justice formel (ATF 129 I 217 consid. 1.4 p. 222; 128 I
218 consid. 1.1 p. 219; voir aussi ATF 121 IV 317 consid. 3b). Son droit
d'invoquer des garanties procédurales ne lui permet toutefois pas de mettre
en cause, même de façon indirecte, le jugement au fond; son recours ne peut
donc pas porter sur des points indissociables de ce jugement tels que,
notamment, le refus d'administrer une preuve sur la base d'une appréciation
anticipée de celle-ci, ou le devoir de l'autorité de motiver sa décision de
façon suffisamment détaillée (ATF 129 I 217 consid. 1.4 p. 222; 120 Ia 227
consid. 1; 119 Ib 305 consid. 3; 117 Ia 90 consid. 4a).
Dans la présente affaire, le recours est donc irrecevable dans la mesure où
son auteur se plaint d'une appréciation arbitraire des résultats de l'enquête
préliminaire; le Tribunal fédéral doit seulement examiner les critiques
relatives, surtout, à la procédure suivie par la Chambre d'accusation.

2.
Selon la jurisprudence relative à l'art. 4 aCst., actuellement déterminante
au regard des principes d'équité et de célérité de la procédure consacrés par
l'art. 29 al. 1 Cst. (arrêt 5P.205/2002 du 24 octobre 2002, consid. 2.1),
l'autorité commet un déni de justice formel, contraire à cette dernière
disposition, si elle refuse indûment de se prononcer sur une requête dont
l'examen relève de sa compétence (ATF 117 Ia 116 consid. 3a p. 117/118; 104
Ib 160 consid. 3b p. 164). Par ailleurs, le droit d'être entendu garanti au
plaideur par l'art. 29 al. 2 Cst. exige que l'autorité examine et prenne en
considération tous les mémoires, offres de preuves et autres documents
pertinents qui lui sont valablement adressés (ATF 112 Ia 1 consid. 3c p. 3;
voir aussi ATF 129 I 232 consid. 3.2 p. 236; 126 I 97 consid. 2b p. 102).
En procédure pénale genevoise, l'art. 116 CPP gen. habilite le Procureur
général à classer une affaire lorsqu'il estime que les faits dénoncés ne sont
pas constitutifs d'une infraction ou que les circonstances ne justifient pas
l'exercice de l'action publique. Le classement intervient notamment en cas
d'absence ou d'insuffisance de la prévention (Martine Heyer et Brigitte
Monti, Exposé de la jurisprudence [de la Chambre d'accusation] 1990-1998, SJ
1999 II p. 167/168). Il s'agit d'un refus d'exercer l'action pénale qui se
justifie en particulier lorsque, d'emblée ou à l'issue d'une enquête
préliminaire, une plainte apparaît manifestement privée de fondement
(Hauser/Schweri, Schweizerisches Strafprozessrecht, 5e éd., ch. 2 p. 370). De
par la loi, selon la disposition précitée, l'affaire est classée "sous
réserve de faits nouveaux"; le Procureur général doit donc, éventuellement,
donner suite à la plainte s'il apprend l'existence de faits ou moyens de
preuve inconnus lors du classement et propres à confirmer l'infraction
dénoncée (Hauser/Schweri, op. cit., ch. 24 p. 373). Enfin, la Chambre
d'accusation est autorité de recours contre les décisions de classement (art.
190A CPP gen.).

3.
D'après la jurisprudence cantonale relative à l'art. 192 al. 1 CPP gen.
mentionnée dans l'ordonnance attaquée (SJ 1986 p. 490), il n'est pas
nécessaire que le recours à la Chambre d'accusation soit pourvu de
conclusions formellement désignées comme telles; il suffit que l'intention du
recourant et les demandes qu'il formule soient exprimées de manière claire.
Dans la présente affaire, le recourant a conclu, sans aucune ambiguïté, à
l'annulation de la décision de classement et à l'ouverture d'une instruction.
Les exigences posées par le droit cantonal étaient donc manifestement
satisfaites, de sorte que la Chambre d'accusation devait se saisir du recours
sans réserve au sujet de sa recevabilité.
La Chambre d'accusation devait également examiner et discuter le rapport
médical produit à l'appui du recours. Ce document provient de médecins qui ne
sont pas suspects, à première vue, de complaisance en faveur du recourant.
Une évolution clinique y est décrite de façon cohérente et détaillée; elle
constitue sans aucun doute un indice propre à influencer la décision de
classer ou, au contraire, de donner suite à la plainte pénale. Postérieur à
la décision du 14 avril 2004, le rapport était certes inconnu du Procureur
général mais il rendait compte d'un fait nouveau et pertinent. Compte tenu du
caractère évolutif des troubles présentés par le recourant, on ne saurait
sérieusement reprocher à celui-ci de n'avoir pas fait établir ce rapport
spontanément et avant la décision de classement. Le fait que le recourant n'a
pas produit de certificat médical avec sa plainte pénale eût été un motif
objectif de tenir sa version des faits pour peu vraisemblable s'il avait fait
état de plaies ou blessures qui guérissent rapidement et qui doivent donc, le
cas échéant, être constatées sans délai. Or, le recourant n'alléguait aucune
lésion de ce genre. L'ordonnance passe entièrement sous silence un document
important, ce qui est incompatible avec l'art. 29 al. 1 et 2 Cst. Ainsi, le
recours de droit public doit être admis pour violation de ces dispositions.
Il n'est pas nécessaire d'examiner si le Procureur général a lui-même commis
un déni de justice en statuant sur la base d'un rapport fragmentaire, alors
que l'enquête préliminaire n'était pas terminée.

4.
Obtenant gain de cause, le recourant n'est débiteur d'aucun émolument et il
n'est donc pas nécessaire de statuer sur sa demande d'assistance judiciaire.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est admis, dans la mesure où il est recevable, et l'ordonnance
attaquée est annulée.

2.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie au recourant, au Procureur général
et à la Chambre d'accusation du canton de Genève.

Lausanne, le 27 octobre 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: