Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.334/2004
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1P.334/2004 /col

Arrêt du 23 juin 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour et Président du Tribunal
fédéral, Aeschlimann et Reeb.
Greffier: M. Zimmermann.

X. ________,
recourant, représenté par Me François Canonica, avocat,

contre

Juge d'instruction du canton de Genève,
case postale 3344, 1211 Genève 3,
Procureur général du canton de Genève, place du Bourg-de-Four 1, case postale
3565, 1211 Genève 3,
Chambre d'accusation du canton de Genève, place du Bourg-de-Four 1, case
postale 3108, 1211 Genève 3.

art. 9, 32 Cst., 5, 6 CEDH (refus de mise en liberté provisoire),

recours de droit public contre l'ordonnance de la Chambre d'accusation du
canton de Genève du 7 mai 2004.

Faits:

A.
Le 22 mai 2003, X.________ s'est adressé au Procureur général du canton de
Genève pour s'accuser de détournements de fonds commis dans la gestion de la
société Z.________, pour un montant de plusieurs dizaines de millions de
francs.
Le 24 mai 2003, le Juge d'instruction du canton de Genève a inculpé
X.________ d'abus de confiance, de gestion déloyale, d'escroquerie et de faux
dans les titres. Il a ordonné son placement immédiat en détention préventive
à la prison de Champ-Dollon.
Le 20 octobre 2003, le Juge d'instruction a remis X.________ en liberté
provisoire, moyennant le respect d'une douzaine de conditions.
Le 28 novembre 2003, Y.________, tenancière d'un salon de massage, a informé
le Juge d'instruction qu'en mai 2003, X.________ lui avait remis une somme de
360'000 fr. en espèces. Ce montant correspondait à un contrat pour la
fourniture ultérieure de prestations en nature, pour un montant de 240'000
fr., et à un cadeau, pour le solde. X.________ lui réclamant le remboursement
de l'argent versé, Y.________ a indiqué être disposée à restituer à
X.________ le montant de 240'000 fr., le contrat n'ayant pas été exécuté, et
de conserver le solde pour elle.
Le 28 novembre 2003, le Juge d'instruction a entendu X.________, qui a
contesté avoir voulu récupérer le montant en question. Il l'a inculpé de
blanchiment d'argent et ordonné sa réincarcération.

A. ________ et B.________ ont confirmé que X.________ avait eu l'intention de
récupérer un montant d'environ 300'000 fr. auprès de Y.________.
A ce sujet, X.________ a expliqué, le 9 décembre 2003, que la somme remise à
Y.________ provenait de la vente de biens immobiliers.
Le 29 avril 2004, le Juge d'instruction a ordonné la libération provisoire de
X.________, sous diverses charges et conditions.
Le Procureur général s'étant opposé à cette décision, la cause fut transmise
à la Chambre d'accusation du canton de Genève, laquelle a refusé la
libération provisoire de X.________, le 7 mai 2004. Elle a considéré que les
besoins de l'instruction exigeaient le maintien en détention. Elle a retenu
l'existence d'un risque de collusion et de réitération, que les charges et
conditions envisagées par le Juge d'instruction ne pouvaient dissiper.

B.
Agissant par la voie du recours de droit public, X.________ demande au
Tribunal fédéral d'annuler la décision du 7 mai 2004 et d'ordonner sa
libération immédiate. Il invoque les art. 9, 10 et 32 Cst., ainsi que les
art. 5 et 6 CEDH.
La Chambre d'accusation se réfère à sa décision. Le Juge d'instruction s'en
remet à justice. Le Procureur général propose le rejet du recours.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le recours de droit public n'a qu'un effet cassatoire (art. 90 al. 1 let. b
OJ; ATF 129 I 129 consid. 1.2.1 p. 131/132, 173 consid. 1.5 p. 176; 128 III
50 consid. 1b p. 53, et les arrêts cités). Il est fait exception à ce
principe lorsque l'admission du recours ne suffit pas à rétablir une
situation conforme à la Constitution et qu'une mesure positive est nécessaire
(ATF 129 I 129 consid. 1.2.1 p. 131/132). Tel est le cas notamment lorsqu'une
mesure de détention préventive n'est pas - ou n'est plus - justifiée (ATF 115
Ia 293 consid. 1a p. 297; 107 Ia 256 consid. 1 p. 257; 105 Ia 26 consid. 1 p.
29). La conclusion tendant à la libération provisoire du recourant est ainsi
recevable.

2.
La liberté personnelle est garantie (art. 10 al. 2 Cst.). Nul ne peut en être
privé si ce n'est dans les cas prévus par la loi et selon les formes qu'elle
prescrit (art. 31 al. 1 Cst.). Le Tribunal fédéral examine à la lumière de la
garantie de la liberté personnelle si le maintien en détention d'un prévenu
se justifie pour des raisons objectives. Les principes que la Convention
européenne des droits de l'homme consacre, essentiellement à son art. 5, sont
pris en considération pour l'interprétation et l'application de cette
garantie en tant qu'ils la concrétisent (ATF 115 Ia 293 consid. 3 p. 299; 108
Ia 64 consid. 2c p. 66/67; 105 Ia 26 consid. 2b p. 29).
La garantie de la liberté personnelle n'empêche pas l'autorité publique de
procéder à l'incarcération d'un individu ou de le maintenir en détention, aux
conditions toutefois que cette mesure particulièrement grave repose sur une
base légale, qu'elle soit ordonnée dans l'intérêt public et qu'elle respecte
le principe de la proportionnalité (art. 36 al. 1 à 3 Cst.; ATF 123 I 268
consid. 2c p. 270; 114 Ia 281 consid. 3 p. 283; 107 Ia 148 consid. 2 p. 149,
et les arrêts cités). Les art. 34 et 154 CPP/GE n'offrent pas des garanties
plus étendues que la Constitution sous cet aspect. Le Tribunal fédéral
examine avec une cognition pleine l'application du droit cantonal; en
revanche, il ne revoit les constatations de fait que sous l'angle restreint
de l'arbitraire (ATF 123 I 31 consid. 3a p. 35; 115 Ia 293 consid. 1b p.
297).

3.
Le recourant reproche à la Chambre d'accusation d'avoir maintenu sa détention
préventive en violation de la présomption d'innocence garantie par les art.
32 al. 1 Cst. et 6 par. 2 CEDH.

3.1 En tant qu'elle concerne la répartition du fardeau de la preuve, la
maxime "in dubio pro reo" consacrée par les art. 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2
CEDH veut qu'il incombe à l'accusation d'établir la culpabilité du prévenu,
et non à celui-ci de démontrer qu'il n'est pas coupable. Elle est violée
lorsque le juge rend un verdict de culpabilité au seul motif que l'accusé n'a
pas prouvé son innocence (ATF 127 I 38 consid. 2a p. 40; 120 Ia 37 consid.
2c, 118 Ia 30 consid. 1b; 116 IV 39 consid. 5a).
La présomption d'innocence n'interdit pas la détention provisoire,
expressément autorisée par les art. 31 Cst. et 5 par. 1 let. c CEDH. La
personne détenue préventivement est cependant présumée innocente jusqu'au
prononcé d'un verdict de culpabilité à son encontre. Il s'ensuit qu'à
l'instar de toute autorité ayant à connaître de l'affaire à un titre
quelconque, celle chargée de la poursuite pénale et du contrôle de celle-ci
ne doit pas désigner une personne comme coupable d'un délit, sans réserve et
sans nuance, incitant ainsi l'opinion publique à tenir la culpabilité pour
acquise et préjugeant de l'appréciation des faits par le juge du fond (ATF
124 I 327 consid. 3b p. 331; arrêt de la Cour européenne des droits de
l'homme Allenet de Ribemont c. France du 10 février 1995, Série A, vol. 308,
par. 35-41, et les arrêts cités). Cela n'empêche toutefois pas le juge
d'instruction ou l'autorité qui contrôle la légalité de la détention
préventive, de justifier celle-ci par l'existence de charges suffisantes,
d'un risque de fuite, de collusion ou de récidive (Jacques Velu/Rusen Ergec,
La Convention européenne des droits de l'homme, Bruxelles, 1990, n°572/573;
Mark E. Villiger, Handbuch der Europäischen Menschenrechtskonvention, Zurich,
1993, p. 287ss; Jochen Frowein/Wolfgang Peukert, EMRK-Kommentar, 2ème éd.,
Kehl, Strasbourg, Arlington, 1996, n°170/171; Arthur Haefliger/Frank
Schürmann, Die Europäische Menschenrechtskonvention und die Schweiz, 2ème
éd., Berne, 1999, p. 208-213, et les références citées).

3.2 Selon le recourant, le fait que la Chambre d'accusation maintienne sa
détention parce qu'il n'aurait pas prouvé que la remise du montant de 360'000
fr. à Y.________ n'était pas constitutif de blanchiment d'argent, reviendrait
à inverser le fardeau de la preuve, et, partant, à violer la présomption
d'innocence en sa défaveur. Il n'est pas sûr, au vu de la jurisprudence qui
vient d'être rappelée, que le juge qui contrôle la légalité de la détention
préventive puisse être exposé à un tel reproche. En effet, l'appréciation des
preuves est avant tout l'affaire du juge du fond et c'est dans le cadre de
l'audience de jugement que pourrait surgir le risque d'une violation de la
présomption d'innocence en tant qu'elle concerne la répartition du fardeau de
la preuve. Il n'y a pas lieu d'approfondir cette question en l'espèce, car
tel qu'il est soulevé, le grief tiré des art. 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2 CEDH
revient à contester l'existence d'indices suffisants de blanchiment d'argent,
en relation avec l'inculpation prononcée le 28 novembre 2003. C'est sous cet
angle que l'argumentation du recourant doit être examinée.

4.
L'intensité des charges justifiant une détention n'est pas la même aux divers
stades de l'instruction pénale. Des soupçons encore peu précis mais renforcés
par des inexactitudes ou des variations dans les déclarations de l'inculpé
peuvent être considérés comme suffisants dans les premiers temps de
l'enquête, mais, après l'accomplissement de tous les actes d'instruction
envisageables, la perspective d'une condamnation doit apparaître fortement
vraisemblable. Il faut donc examiner si les soupçons qui pèsent sur le
recourant sont étayés par des faits concrets et précis (ATF 116 Ia 143
consid. 3c p. 146).
Pour la Chambre d'accusation, il existerait des soupçons fondés que le
recourant aurait cherché à dissimuler le montant de 360'000 fr. en le
remettant à Y.________, et que ce montant proviendrait des activités
délictueuses du recourant. Le recourant le conteste, en exposant avoir
expliqué que ces fonds constitueraient le produit de la vente de biens
immobiliers qui lui appartenaient.
Cet argument n'est pas déterminant. Comme l'a souligné le Juge d'instruction
dans sa décision du 29 avril 2004, les investigations au sujet de la gestion
des fonds détenus ou contrôlés par le recourant sont toujours en cours, au
point de faire naître le soupçon que les faits délictueux sont plus anciens
que le recourant ne voudrait le faire croire. Dans ce contexte, les
allégations du recourant quant aux modalités du financement de l'acquisition
des biens remis à Y.________ devront être vérifiées. Pour le surplus, les
témoins A.________ et B.________ ont confirmé que le recourant, dès sa
libération provisoire du 20 octobre 2003, a cherché à récupérer le montant
qu'il avait remis à Y.________. Ils ont également confirmé, lors de leur
audition du 3 mars 2004, s'être mis à disposition pour servir
d'intermédiaires entre le recourant et Y.________ pour le recouvrement du
montant en question. Sur le vu de ces éléments - dont les circonstances
exactes devront être éclaircies - la Chambre d'accusation pouvait sans
arbitraire tenir pour peu crédibles les dénégations du recourant à ce sujet.
Il existait ainsi un soupçon de blanchiment d'argent, chef duquel le Juge
d'instruction a inculpé formellement le recourant, le 28 novembre 2003.
Au stade actuel de l'enquête, les charges sont suffisantes pour justifier la
détention préventive.

5.
Le recourant se prévaut de sa liberté personnelle. ll conteste l'existence
d'un risque de récidive. Tel qu'il est formulé, le grief d'arbitraire n'a pas
de portée propre à ce sujet.

5.1 Le risque de récidive doit être concret (ATF 125 I 361 consid. 4c p.
365/366). Il faut pour cela que le pronostic à faire soit très défavorable et
graves les délits redoutés. Le caractère purement hypothétique ou bénin d'une
telle éventualité ne suffit pas pour maintenir la détention préventive (ATF
124 I 208 consid. 5 p. 213/214; 123 I 268 consid. 2c p. 270/271). Le principe
de la proportionnalité impose que des mesures moins incisives que la
détention (comme par exemple un traitement médical) soient ordonnées,
lorsqu'elles peuvent l'être (ATF 123 I 268 consid. 2c p. 271).

5.2 Pour la Chambre d'accusation, le recourant serait concrètement exposé à
un risque de récidive, compte tenu des changements importants intervenus dans
son train de vie, de son addiction aux jeux de casino, de ses troubles
psychologiques et de sa duplicité, révélée par l'épisode de l'affaire dévoilé
par Y.________.
Cette appréciation échappe à la critique. Selon ses propres déclarations, le
recourant a dilapidé des dizaines de millions de francs. Il a indiqué qu'à
une certaine époque, il dépensait un montant de l'ordre de 300'000 fr. par
mois à des fins frivoles et personnelles. Pendant des années, le recourant a
ainsi vécu sur un grand pied, consacrant souvent plus de temps à la gestion
d'un club sportif qu'au soin de ses affaires. Le recourant aurait retrouvé un
emploi de magasinier, pour un salaire mensuel de 3000 fr. A cela s'ajoute
qu'il est atteint dans sa santé psychique, qu'il doit se soumettre à une
psychothérapie, qu'il ne dispose pas d'attaches familiales et affectives
solides, et loge chez des amis. Ce brutal changement de statut social, la
perte de ses repères et de ses relations, la dévalorisation de soi-même qui
en résulte, exposent le recourant à un risque concret de récidive. Les
révélations faites par Y.________ alimentent également le soupçon que le
recourant disposerait d'autres fonds cachés, qu'il chercherait à récupérer
pour procéder à de nouvelles opérations financières.
Le traitement médical auquel se soumet le recourant n'est pas de nature à
parer ce danger. Il ne l'a en tout cas pas dissuadé de tenter de mettre la
main sur l'argent confié à Y.________.

5.3 Le risque de collusion, retenu par la Chambre d'accusation, existe
également. Après s'être dénoncé spontanément et avoir fait grand cas de son
repentir, ainsi que de son désir d'amendement et de collaboration avec la
justice, le recourant n'a pas hésité, dès sa mise en liberté provisoire, à
chercher à récupérer des fonds cachés. Cet épisode est non seulement propre à
faire douter de la sincérité et de la bonne volonté du recourant, mais encore
suscite la crainte objectivement fondée qu'il entrave la recherche de la
vérité, en tentant de se concilier les témoins, de faire pression sur
Y.________ ou de dissimuler des preuves.

5.4 Ces éléments suffisent pour maintenir le recourant en détention. Le
recours doit être rejeté, sans qu'il soit nécessaire d'examiner pour le
surplus si la mesure contestée est justifiée par les besoins de l'instruction
et si le recourant a violé les conditions assorties à sa libération
provisoire du 20 octobre 2003. Il en va de même des conditions posées à
l'octroi de sûretés en droit genevois.

6.
Les frais en sont mis à la charge du recourant (art. 156 OJ). Il n'y a pas
lieu d'allouer des dépens (art. 159 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté.

2.
Un émolument judiciaire de 3000 fr. est mis à la charge du recourant.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie au mandataire du recourant, au Juge
d'instruction, au Procureur général et à la Chambre d'accusation du canton de
Genève.

Lausanne, le 23 juin 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: