Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.278/2004
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1P.278/2004 /col

Arrêt du 18 août 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour et Président du Tribunal
fédéral, Nay, Vice-président
du Tribunal fédéral, et Fonjallaz.
Greffier: M. Thélin.

X. ________,
recourant, représenté par Me Jean Oesch, avocat,

contre

A.________,
intimée, représentée par Me Sandra Joseph, avocate,
Ministère public du canton de Neuchâtel,
rue du Pommier 3, case postale 2672, 2001 Neuchâtel 1,
Tribunal cantonal du canton de Neuchâtel, Cour de cassation pénale, rue du
Pommier 1, case postale 3174, 2001 Neuchâtel 1.

appréciation des preuves

recours de droit public contre l'arrêt du Tribunal cantonal du 17 mars 2004.

Faits:

A.
X.  ________, A.________ et B.________ ont terminé la soirée d'un samedi de
fin juillet ou début août 2001 dans un établissement public de La
Chaux-de-Fonds. Après la fermeture, à quatre heures du matin, ils se sont
joints à trois autres convives pour se rendre au domicile de l'un d'eux. De
tout le groupe, A.________, âgée de seize ans, ne connaissait que son amie
B.________, qui elle-même ne connaissait que leur hôte.
Tous ont d'abord consommé des boissons alcooliques. X.________ et A.________
s'isolèrent ensuite dans une chambre où ils eurent une relation sexuelle.

B. ________ eut elle-même, en même temps et aussi plus tard, des relations
sexuelles avec les autres hommes présents. Tous participèrent ensemble à un
jeu à caractère sexuel. A.________ consomma encore une quantité importante
d'alcool, très rapidement, et eut un malaise. On perpétra sur elle des
attouchements alors qu'elle se trouvait hors d'état d'y résister et devenait
totalement inconsciente. Elle fut transportée dans un lit où, finalement,
elle se réveilla.
Par la suite, une enquête pénale fut ouverte sur plainte de B.________ qui se
disait victime de viol. On soupçonna que A.________ avait peut-être aussi
subi une agression sexuelle. Interrogée, elle expliqua que dans la chambre où
elle s'était retirée avec X.________, celui-ci lui avait proposé une relation
sexuelle qu'elle avait refusée; elle déclara n'avoir gardé aucun souvenir de
tout ce qui était survenu entre ce refus et son réveil plusieurs heures
après. X.________ expliqua également qu'il avait proposé une relation
sexuelle à A.________ et qu'il avait respecté son refus.
Des examens médico-légaux révélèrent que A.________ était enceinte et que
X.________ était le géniteur. Lors d'un nouvel interrogatoire, celui-ci
revint sur ses premières déclarations et admit qu'il avait accompli l'acte
sexuel, sans préservatif, sur cette jeune personne. Toutefois, il contesta
avoir usé de contrainte. A.________ demeurait amnésique; elle ne put apporter
aucun élément utile à l'élucidation des faits.

B.
Saisi par une ordonnance de renvoi du 27 mai 2003, le Tribunal correctionnel
du district de La Chaux-de-Fonds a reconnu X.________ coupable de viol pour
une relation sexuelle imposée à A.________, d'actes d'ordre sexuel sur une
personne incapable de discernement ou de résistance, perpétrés en commun avec
d'autres accusés, pour les attouchements subis par la même victime après son
malaise, et de menaces et voies de fait pour des faits sans rapport avec les
événements rapportés ci-dessus. Le Tribunal correctionnel lui a infligé la
peine de deux ans et demi de réclusion; en outre, il l'a condamné au paiement
d'une réparation morale de 15'000 fr. à la victime.
Ce jugement est intervenu le 14 novembre 2003. Sans succès, X.________ l'a
déféré à la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal, qui a rejeté son
recours le 17 mars 2004.

C.
Agissant par la voie du recours de droit public, X.________ requiert le
Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt du Tribunal cantonal. Il critique le
verdict de culpabilité concernant le viol: à son avis, les premiers juges
l'ont condamné pour des faits autres que ceux imputés par l'ordonnance de
renvoi et, au demeurant, il tient ce verdict pour arbitraire et contraire à
la présomption d'innocence. Il se plaint aussi de n'avoir pas pu interroger
ni faire interroger la victime car le Président du Tribunal correctionnel a
refusé de la convoquer aux débats.
Une demande d'assistance judiciaire est jointe au recours.
Invités à répondre, le Ministère public cantonal et la victime A.________
proposent le rejet du recours; la juridiction intimée a renoncé à déposer des
observations. La victime demande elle aussi l'assistance judiciaire.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
D'après l'ordonnance de renvoi du 27 mai 2003, le recourant a d'abord fait
boire la victime jusqu'à lui faire perdre "toute capacité de discernement et
de résistance"; il l'a ensuite entraînée dans une chambre pour lui faire
subir l'acte sexuel contre sa volonté. Sur ce point, le Tribunal
correctionnel est parvenu à des constatations différentes: la victime a subi
l'acte dans un état de conscience "pas encore ou seulement partiellement
altéré" en raison de l'alcool déjà absorbé par elle; la consommation massive
d'alcool fort, à l'origine d'un malaise et d'une perte totale de la
conscience, n'est intervenue qu'après. Selon le jugement, la victime était
hors d'état de résister par le fait qu'elle se trouvait confrontée à un homme
plus âgé, robuste, qu'elle ne connaissait pas, et dans un lieu qu'elle ne
connaissait pas non plus; en outre, il y avait dans l'appartement d'autres
inconnus également robustes et sa propre amie était elle-même occupée à des
relations sexuelles.
Le recourant fait valoir que l'ordonnance de renvoi ne lui imputait aucun
mode de contrainte autre que l'usage de boissons alcooliques pour briser la
résistance de sa victime. Invoquant le principe de l'accusation que son
conseil rattache aux art. 4 Cst. (sic) et 6 CEDH, il se plaint d'être
condamné sans avoir pu préparer efficacement sa défense.
L'art. 32 al. 2 Cst., correspondant à l'art. 6 par. 3 let. a CEDH, garantit à
toute personne accusée le droit d'être informée, dans les plus brefs délais
et de manière détaillée, des accusations portées contre elle. Cette garantie
spécifique est surtout liée au droit du prévenu de disposer du temps et des
facilités nécessaires à la préparation de sa défense, droit consacré par la
même disposition constitutionnelle fédérale et par l'art. 6 par. 3 let. b
CEDH (Harris/Boyle/Warbrick, Law of the european convention on human rights,
Londres 1995, p. 250; Frowein/Peukert, EMRK-Kommentar, 2e éd., ch. 175 ad
art. 6 CEDH). La jurisprudence souligne qu'une information précise et
complète au sujet des charges pesant contre un accusé est une condition
essentielle de l'équité de la procédure. L'information assurée par les art.
32 al. 2 Cst. et 6 par. 3 let. a CEDH porte sur les faits matériels reprochés
à l'accusé et sur la qualification juridique qui pourrait être retenue
(CourEDH, arrêts Sadak c. Turquie du 17 juillet 2001, RUDH 2001 p. 400, ch.
48 et 49; Dallos c. Hongrie du 1er mars 2001, Recueil CourEDH 2001 II p. 205,
ch. 47).
En l'occurrence, sur la base de l'ordonnance du 27 mai 2003, le recourant
savait qu'il aurait à se défendre, devant le Tribunal correctionnel, d'avoir
violé l'intimée à l'occasion de sa rencontre avec elle dans les circonstances
de temps et de lieu spécifiées par ce prononcé. Cela satisfaisait aux
exigences de l'art. 32 al. 2 Cst. Le recourant n'indique d'ailleurs pas en
quoi il aurait préparé autrement sa défense si l'ordonnance avait indiqué une
hypothèse différente quant au mode de contrainte utilisé. Le grief tiré du
principe de l'accusation sera donc rejeté.

2.
Au cours de la procédure, le droit d'être entendu garanti par l'art. 29 al. 2
Cst. confère aux parties le droit d'obtenir l'administration des preuves
qu'elles ont valablement offertes, à moins que celles-ci ne portent sur un
fait dépourvu de pertinence ou qu'elles soient manifestement inaptes à faire
apparaître la vérité quant au fait en cause. Par ailleurs, le juge est
autorisé à effectuer une appréciation anticipée des preuves déjà disponibles
et, s'il peut admettre de façon exempte d'arbitraire qu'une preuve
supplémentaire offerte par une partie serait impropre à ébranler sa
conviction, refuser d'administrer cette preuve (ATF 124 I 208 consid. 4a p.
211, 122 V 157 consid. 1 d p. 162, 119 Ib 492 consid. 5b/bb p. 505). Dans une
cause pénale toutefois, selon la jurisprudence relative à l'art. 6 par. 3
let. d CEDH, le droit du prévenu de faire poser des questions aux auteurs de
déclarations à charge est absolu lorsque ces déclarations constituent une
preuve décisive (ATF 125 I 127 consid. 6c/dd p. 135; voir aussi ATF 129 I 151
consid. 3.1 in fine p. 154).
Dès l'audience préliminaire aux débats, le 25 août 2003, le recourant a
demandé l'assignation de la victime. Par une lettre de son conseil du 29
août, celle-ci a communiqué son opposition fondée sur l'art. 10c al. 1 de la
loi fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI), prévoyant que
l'enfant victime d'une infraction ne doit pas être entendu plus de deux fois
dans l'ensemble de la procédure; elle faisait valoir que trois auditions
étaient déjà intervenues au cours de l'enquête. Interpellé, le Ministère
public a soutenu la demande de l'accusé; néanmoins, le Président du Tribunal
correctionnel l'a rejetée par une décision du 16 octobre 2003.
En tant que le recourant critique cette décision fondée sur l'art. 10c al. 1
LAVI, confirmée par la juridiction intimée, le recours de droit public est
irrecevable car le grief aurait dû être soumis à la Cour de cassation pénale
du Tribunal fédéral par la voie d'un pourvoi en nullité pour violation de
cette disposition de droit fédéral (art. 84 al. 2 OJ, 247 al. 1, 268 ch. 1
PPF; ATF 129 IV 179 consid. 1.1 in fine p. 182). Pour le surplus, compte tenu
que la victime n'avait fourni qu'un récit fragmentaire des événements à
élucider, il n'est pas vraisemblable que le recourant eût pu obtenir d'elle,
aux débats, des réponses propres à faire échec à l'accusation élevée contre
lui. Contrairement à son opinion, il était inutile de demander à la victime
la confirmation qu'à son souvenir, elle n'avait pas été contrainte à l'acte
sexuel. Les déclarations qu'elle a faites en cours d'enquête ont bien sûr
apporté ou confirmé des renseignements importants au sujet de sa situation
personnelle et du contexte de l'affaire, mais rien de tout cela n'est
contesté par le recourant. En raison de leurs lacunes, ces déclarations n'ont
exercé qu'une influence marginale sur l'issue de la cause. Dans ces
conditions, le recourant n'est pas condamné en violation des garanties
conférées par les art. 29 al. 2 Cst. et 6 par. 3 let. d CEDH.

3.
Consacrée par les art. 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2 CEDH, selon l'adage in dubio
pro reo, la présomption d'innocence interdit au juge de prononcer une
condamnation alors qu'il éprouve des doutes sur la culpabilité de l'accusé.
Des doutes abstraits ou théoriques, qui sont toujours possibles, ne suffisent
cependant pas à exclure une condamnation. Pour invoquer utilement la
présomption d'innocence, le condamné doit donc démontrer que le juge de la
cause pénale, au regard de l'ensemble des preuves à sa disposition, aurait dû
éprouver des doutes sérieux et irréductibles au sujet de la culpabilité (ATF
127 I 38 consid. 2 p. 40; 124 IV 86 consid. 2a p. 87/88; 120 Ia 31 consid. 2e
p. 38, consid. 4b p. 40).
L'appréciation des preuves est arbitraire, donc contraire à l'art. 9 Cst.,
lorsqu'elle contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice et
de l'équité. Le Tribunal fédéral n'invalide l'appréciation retenue par le
juge de la cause que si elle apparaît insoutenable, en contradiction
manifeste avec la situation effective ou adoptée sans motifs objectifs. Il ne
suffit pas que les motifs du verdict soient insoutenables; il faut en outre
que l'appréciation soit arbitraire dans son résultat. Il ne suffit pas non
plus qu'une solution différente puisse être tenue pour également concevable,
ou apparaisse même préférable (ATF 129 I 49 consid. 4 p. 58; 127 I 38 consid.
2 p. 40, 126 I 168 consid. 3a p. 170; voir aussi ATF 129 I 8 consid. 2.1 in
fine p. 9).
Le recourant fait valoir qu'il n'existe aucune preuve directe de la
contrainte prétendument exercée sur la victime car il n'est pas accusé par
celle-ci et, dans les déclarations des autres personnes entendues, on ne
trouve non plus aucun indice d'un comportement criminel qu'elle aurait subi
dans la chambre où tous deux s'étaient retirés. Cette observation est exacte
mais elle ne parvient pas à invalider le verdict litigieux. Les premiers
juges ont retenu que la victime n'avait pas eu de relations sexuelles
auparavant; il s'agit d'une constatation que le recourant ne met pas en
doute. Ils ont tenu pour invraisemblable que cette jeune fille ait pu
accepter une première relation dans le contexte déjà décrit, sans préservatif
et avec un homme qu'elle ne connaissait pas. Leur appréciation échappe à
toute critique et le recourant ne cherche d'ailleurs pas à la réfuter. Son
argumentation méconnaît que l'appréciation objective des preuves peut
comporter, au besoin, une déduction fondée sur l'expérience de la vie; par
conséquent, à condition qu'elle soit pertinente, une déduction de ce genre
est pleinement compatible avec la présomption d'innocence (Esther Tophinke,
Das Grundrecht der Unschuldsvermutung [...], Berne 2000, p. 339 in fine, p.
341/342). En l'occurrence, la déduction des premiers juges est corroborée par
les propres dires du recourant, dans la mesure où celui-ci a d'abord expliqué
que la jeune fille refusait la relation sexuelle et qu'il a accepté sa
décision. C'est seulement après les examens médico-légaux établissant sa
paternité qu'il a allégué une relation librement consentie par la jeune
fille. En tant qu'il persistait à contester une relation sexuelle complète,
les juges ont aussi retenu avec pertinence, à titre d'indice contraire à sa
propre version des faits, les douleurs vaginales dont la victime a fait état
et les séquelles constatées par le service de soutien de la Croix-Rouge.
Enfin, ces magistrats ont aussi retenu de façon convaincante que la victime
se trouvait d'emblée hors d'état de résister, ce qui explique que le
recourant soit parvenu à ses fins sans violence physique et que le viol soit
demeuré inaperçu des autres personnes présentes dans l'appartement.
Le verdict échappe donc aussi au grief tiré des art. 9 et 32 al. 1 Cst., ce
qui entraîne le rejet du recours de droit public.

4.
Selon l'art. 152 OJ, le Tribunal fédéral peut accorder l'assistance
judiciaire à une partie à condition que celle-ci soit dans le besoin et que
ses conclusions ne paraissent pas d'emblée vouées à l'échec. En l'occurrence,
les parties se trouvaient l'une et l'autre dans une situation correspondant à
ces exigences. On doit prévoir que la victime ne parviendrait pas à recouvrer
les dépens auxquels le recourant, qui succombe, devrait en principe être
condamné; il convient donc de renoncer à cette condamnation et de donner
suite aux deux demandes d'assistance judiciaire (arrêt 1P.466/2001 du 1er
octobre 2001, consid. 3).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté, dans la mesure où il est recevable.

2.
La demande d'assistance judiciaire du recourant est admise et Me Jean Oesch
est désigné en qualité d'avocat d'office.

3.
La demande d'assistance judiciaire de l'intimée est admise et Me Sandra
Joseph est désignée en qualité d'avocate d'office.

4.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire ni alloué de dépens.

5.
La caisse du Tribunal fédéral versera les indemnités ci-après à titre
d'honoraires:
5.1 1'200 fr. à Me Oesch;
5.2 1'200 fr. à Me Joseph.

6.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties, au
Ministère public et au Tribunal cantonal du canton de Neuchâtel.

Lausanne, le 18 août 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: