Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.183/2004
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1P.183/2004 /ajp

Arrêt du 1er juillet 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour et Président du Tribunal
fédéral, Nay, Vice-président du Tribunal Fédéral, Aeschlimann, Reeb, Féraud,
Fonjallaz et Eusebio.
Greffier: M. Kurz.

Olivier Dobler,
recourant,

contre

Grand Conseil de la République et canton de Genève, rue de l'Hôtel-de-Ville
2, case postale 3970,
1211 Genève 3.

Droits politiques, clause d'urgence,

recours de droit public contre la loi adoptée le 13 février 2004 par le Grand
Conseil de la République et canton de Genève.

Faits:

A.
Le 14 novembre 2002, le Grand Conseil genevois a modifié la loi
d'organisation judiciaire (OJ/GE) en lui ajoutant un titre XIV (art. 56T à
56W OJ/GE) consacré au Tribunal cantonal des assurances sociales (ci-après:
TCAS). Cette juridiction est destinée à reprendre les compétences exercées
jusque-là par le Tribunal administratif et différentes commissions de
recours. Selon l'art. 56T OJ/GE, le TCAS est composé de cinq juges, de cinq
suppléants et de seize assesseurs, proposés pour moitié par les associations
représentatives des employeurs et par les associations représentatives des
salariés. Selon l'art. 56U al. 1 OJ/GE, le TCAS siège en principe avec un
juge et deux assesseurs, représentant chacun l'un des partenaires sociaux.
Cette loi a été promulguée le 8 janvier 2003, et sa date d'entrée en vigueur
a été fixée au 1er août 2003. Les cinq juges et cinq suppléants au TCAS ont
été déclarés élus sans scrutin par arrêté du Conseil d'Etat du 30 avril 2003.
Le Grand Conseil a ensuite élu les seize juges assesseurs les 26 et 27 juin
2003. Le TCAS est entré en fonction le 1er août 2003.
Par arrêt du 27 janvier 2004 (1P.487/2003, destiné à la publication), le
Tribunal fédéral a admis un recours de droit public formé par Olivier Dobler,
et a annulé l'élection des juges assesseurs; ceux-ci devaient, selon l'art.
132 de la constitution genevoise (Cst./GE), être élus par le peuple et non
par le Grand Conseil.

B.
Le 13 février 2004, le Grand Conseil genevois a adopté une loi urgente
modifiant la loi genevoise sur l'organisation judiciaire (OJ/GE), ainsi
libellée:
Article 1
La loi sur l'organisation, du 22 novembre 1941, est modifiée comme suit:

Titre X  Disposition transitoire (nouveau)

Art. 162 (nouveau)
Modification du 13 février 2004
En dérogation à l'article 56U, alinéa 1, le Tribunal cantonal des assurances
sociales siège au nombre de 3 juges, sans assesseurs, jusqu'à l'entrée en
fonction des juges assesseurs élus, conformément à l'article 56T, lettre c
(loi 9078 du 14 novembre 2003, entrée en vigueur le 8 janvier 2004);
l'instruction des causes peut être conduite par un juge.

Article 2 Entrée en vigueur
La présente loi entre en vigueur le lendemain de sa promulgation dans la
Feuille d'avis officielle.

Article 3 Clause d'urgence
La présente loi est déclarée urgente en vertu des articles 55 et 57 de la
constitution et ne peut pas faire l'objet d'un référendum.

C.
Par arrêté du 16 février 2004, le Conseil d'Etat a fixé au 16 mai 2004 la
date de l'élection populaire des seize juges assesseurs au TCAS. Toutefois,
par arrêt du 30 mars suivant, le Tribunal administratif genevois a annulé cet
arrêté, sur recours d'Olivier Dobler. L'obligation faite aux candidats juges
assesseurs d'être proposés par des associations représentatives des
employeurs ou des salariés n'était pas admissible au regard de l'art. 25 du
Pacte ONU II. Le Tribunal administratif a aussi constaté d'office la nullité
de l'art. 1 let. r OJ/GE (qui prévoit la création du TCAS), en considérant
que l'art. 131 Cst./GE permettait la création de juridictions civiles et
pénales, ainsi que du Tribunal administratif, à l'exclusion de toute autre
juridiction compétente en matière administrative. Par ailleurs le délai de
quatorze semaines pour convoquer les électeurs n'avait pas été respecté.

Sur le vu de cet arrêt, un recours de droit public formé par Olivier Dobler
contre le même arrêté a été déclaré sans objet par décision du 28 avril 2004.

D.
Par acte du 17 mars 2004, Olivier Dobler a formé un recours de droit public
pour violation des droits politiques contre la loi urgente du 13 février
2004. Il demande l'annulation de cette loi, subsidiairement de sa seule
clause d'urgence.

Le Grand Conseil conclut au déboutement. Le recourant a répliqué, en
demandant notamment l'octroi de dépens.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le recours de droit public est dirigé contre une loi cantonale; il est formé
pour violation des droits politiques. Le Tribunal fédéral en examine
librement et d'office la recevabilité (ATF 128 I 46 consid. 1a p. 48 et les
arrêts cités).

1.1 Interjeté dans les trente jours suivant la publication de l'acte
litigieux dans la FAO, le recours est dirigé contre une loi soustraite à la
sanction d'une autorité cantonale. Il est recevable sous l'angle des art. 86
et 89 OJ.

1.2 Le recours prévu à l'art. 85 let. a OJ permet à l'électeur de se plaindre
d'une violation des dispositions cantonales légales et constitutionnelles qui
définissent le contenu et l'étendue des droits politiques des citoyens (ATF
129 I 392 consid 2.1 p. 394 et les références). En l'occurrence, le recourant
se livre à une analyse de l'art. 131 Cst./GE, pour en déduire que la création
d'un tribunal cantonal des assurances sociales serait impossible sur cette
base. En omettant de modifier la constitution, le Grand Conseil aurait privé
le Conseil général de ses prérogatives.

Certes, lorsqu'il est prétendu qu'une loi viole la constitution cantonale, il
est simultanément fait grief au législateur d'avoir fait l'économie d'une
révision constitutionnelle soumise au référendum obligatoire. Le grief n'en
concerne toutefois pas moins la conformité de la loi à la constitution
cantonale, la norme attaquée n'ayant matériellement pas de rapport direct
avec les votations ou élections cantonales. Le moyen relève donc bien plutôt
du recours pour violation des droits constitutionnels (art. 84 al. 1 let. a
OJ), qui permettrait au citoyen, en cas d'admission de ses griefs, d'obtenir
l'annulation de l'acte législatif litigieux. Conformément à l'art. 88 OJ, le
recourant devrait être potentiellement touché par la législation litigieuse
et devrait se prévaloir d'un intérêt juridiquement protégé à son annulation,
conditions qui paraissent faire défaut en l'occurrence. La question de la
recevabilité du grief peut cependant demeurer indécise, puisque celui-ci doit
de toute façon être écarté sur le fond (consid. 2 ci-dessous).

1.3 Le recours pour violation des droits politiques est en revanche recevable
dans la mesure où le recourant conteste l'usage de la clause d'urgence:
celle-ci a pour effet de soustraire la loi au référendum. Le recourant, dont
la qualité de citoyen actif dans le canton de Genève n'est pas contestée, a
qualité pour recourir sur ce point.

2.
Le recourant se livre à une interprétation de l'art. 131 Cst./GE, dont la
teneur est la suivante:

1 La loi établit des tribunaux permanents pour juger toutes les causes
civiles et pénales; elle en règle le nombre, l'organisation, la juridiction
et la compétence.

2 Un tribunal administratif est institué pour statuer sur les recours de
droit administratif dans les cas où la loi le prévoit.

2.1 Pour le recourant, seule serait possible, sur la base de cette
disposition, la création par le Grand Conseil de juridictions civiles et
pénales, ou de juridictions administratives ne relevant pas du pouvoir
judiciaire. Les causes devant être soumises à une juridiction administrative
de l'ordre judiciaire ne pourraient être déférées qu'à l'actuel Tribunal
administratif. Tel serait le cas de l'ensemble des causes visées à l'art. 56
de la loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales
(LPGA, RS 830.1), ainsi que des contentieux en matière d'assurances sociales
cantonales. Le TCAS pourrait, en revanche, se charger des contentieux dans le
domaine de la LPP (non visé par la LPGA), de la LAMal et de la LAA. Il serait
toutefois absurde de créer une juridiction disposant de compétences
pareillement réduites.

2.2 Le Grand Conseil propose une interprétation historique et téléologique de
l'art. 131 Cst./GE.; le seul but de cette disposition était de doter le
canton de Genève de tribunaux permanents. La mention du Tribunal
administratif dans un alinéa séparé était destinée à marquer l'indépendance
de cette juridiction par rapport aux tribunaux civils et pénaux. Le but
n'était pas de créer un tribunal déterminé, la compétence coutumière du
Conseil d'Etat ayant été maintenue, de même que les commissions de recours
spécialisées; ces dernières devraient également être considérées comme des
"tribunaux" au sens des art. 30 al. 1 Cst. et 6 par. 1 CEDH. Les distinctions
opérées par le recourant en fonction des différentes compétences du TCAS
seraient sans pertinence. Un projet de modification de l'art. 131 Cst./GE
serait en cours, dans lequel le TCAS et mentionné à titre d'exemple. Le Grand
Conseil relève enfin que la création du Tribunal cantonal des assurances
répond aux exigences de l'art. 57 LPGA.

2.3 Ce dernier argument apparaît décisif. Selon l'art. 57 LPGA, chaque canton
institue un tribunal des assurances sociales, qui statue en instance unique
sur les recours interjetés dans ce domaine. Cette disposition tend à la
suppression des diverses instances de recours coexistantes en matière
d'assurances, dans l'intérêt d'une jurisprudence uniforme (FF 1991 II p.
258). Le droit des assurances sociales appartient pour l'essentiel au droit
administratif; les causes qui en relèvent sont susceptibles d'un recours de
droit administratif au TFA et doivent, conformément à l'art. 98a OJ, être
jugées en dernière instance par des autorités judiciaires cantonales (Kieser,
ATSG Kommentar, Zurich 2003 p. 567; Locher, Grundriss des
Sozialversicherungsrechts, Berne 2003 p. 473).

2.4 Selon le principe de la force dérogatoire du droit fédéral (art. 49 al. 1
Cst.), la législation fédérale l'emporte sur la réglementation cantonale,
quel que soit leur niveau respectif. Il est notamment interdit au législateur
ou à l'exécutif cantonal d'intervenir dans les matières que le législateur
fédéral a entendu réglementer de façon exhaustive, d'éluder le droit fédéral
ou d'en contredire le sens ou l'esprit (ATF 130 I 82 consid. 2.2 p. 86-87;
129 I 402 consid. 2 p. 404, 330 consid. 3.1 p. 334; 118 Ia 299 consid. 3a p.
301). Même si la constitution cantonale bénéficie de la garantie de la
Confédération (art. 51 al. 2 Cst.), elle doit elle aussi céder le pas devant
une réglementation prévue dans une loi fédérale (Aubert/Mahon, Petit
commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse, Zurich
2003 p. 436)

L'absence de mention du tribunal des assurances dans la constitution
cantonale ne saurait par conséquent être une raison suffisante pour remettre
en cause, comme le fait le recourant, l'existence même de cette juridiction.
Celle-ci est certes chargée de statuer sur des recours dans des matières ne
relevant pas de la LPGA, mais il s'agit là d'une question concernant la
compétence, et non l'existence du TCAS. Cette dernière trouve son fondement
directement dans le droit fédéral.
Selon l'art. 82 al. 2 LPGA, les cantons doivent adapter leur législation à la
loi dans un délai de cinq ans à partir de l'entrée en vigueur de la loi, soit
jusqu'au 31 décembre 2007. L'art. 57 LPGA n'a pas de portée contraignante
dans cet intervalle, mais il n'en constitue pas moins un fondement suffisant
pour la création d'une juridiction unique, même en l'absence de base
constitutionnelle cantonale expresse.

2.5 Lorsque le droit fédéral fixe un délai pour l'adaptation du droit
cantonal, les cantons sont libres d'utiliser entièrement ou non ce délai.
Toutefois, lorsque le droit cantonal est adapté au droit fédéral, sur un
point ou un autre, il est interdit aux cantons de modifier leur législation,
dans le délai d'adaptation, dans un sens clairement contraire au droit
fédéral (ATF 124 I 101 consid. 4 p. 106).

En l'occurrence, le TCAS a été créé par la loi du 14 novembre 2002; celle-ci
n'a pas été attaquée au moment de son adoption, et est entrée en vigueur le
1er août 2003. Dans ces conditions, on ne saurait remettre en cause
l'existence de cette juridiction sans contrevenir au droit fédéral.

2.6 Par conséquent, c'est à tort que le recourant soutient qu'une base
constitutionnelle cantonale expresse était nécessaire pour la création du
TCAS; il se trompe également lorsqu'il tente de mettre en cause, à ce stade,
l'existence de cette juridiction. Pour autant qu'elle soit recevable,
l'argumentation du recourant doit donc être écartée.

3.
Le recourant rappelle ensuite les principes applicables à la clause
d'urgence. Il estime que la loi déclarée urgente devrait être
proportionnelle, que son application devrait être limitée dans le temps, et
que l'urgence ne pourrait être déclarée pour une loi contraire à la
constitution cantonale. La loi attaquée ne serait pas propre à prévenir la
paralysie institutionnelle invoquée par le Grand Conseil, compte tenu du
défaut de constitutionnalité du TCAS et des compétences réduites qu'il
devrait se voir reconnaître.

3.1 Selon l'art. 53 Cst./GE, les lois votées par le Grand Conseil sont
soumises à la sanction du peuple lorsque le référendum est demandé par 7000
électeurs au moins dans le cours des 40 jours qui suivent celui de la
publication de ces lois. Sous le titre "Clause d'urgence", l'art. 55 Cst./GE
dispose que le référendum ne peut pas s'exercer contre les lois ayant un
caractère d'urgence exceptionnelle (al. 1). La décision constatant le
caractère d'urgence est de la compétence exclusive du Grand Conseil (al. 2).

3.2 Comme le rappelle le recourant, les termes mêmes de cette disposition
indiquent clairement qu'elle doit faire l'objet d'une interprétation
restrictive. La délibération doit en effet avoir un caractère d'urgence
exceptionnelle; sa mise en vigueur doit intervenir à très bref délai et ne
peut souffrir le retard dû à la mise en oeuvre d'une éventuelle procédure
référendaire. On ne saurait donc considérer comme ayant une urgence exceptionnelle les décisions, même très importantes, dont la mise en
application immédiate ne s'impose pas sans conteste. Les motifs invoqués à
l'appui de la clause d'urgence doivent être suffisamment importants pour
justifier la dérogation au principe selon lequel les délibérations du Grand
Conseil sont soumises au référendum facultatif. Cette interprétation
restrictive est la même que celle qui s'impose dans l'application de l'art.
165 Cst. Une mesure ne peut être urgente que si elle est considérée comme
nécessaire et présente une certaine importance; mais à cet élément matériel
doit toujours s'ajouter un élément de temps, à défaut de quoi on doit nier
l'urgence (arrêt 1P.118/2002 du 9 août 2002; ATF 103 Ia 152 consid. 3a/b p.
156-157 et la doctrine citée; cf. également Auer/Malinverni/Hottelier, Droit
constitutionnel suisse, Berne 2000 n° 1441).

3.3 Le recourant ne conteste pas sérieusement l'existence d'une situation
d'urgence. Il paraît en effet nécessaire d'assurer le fonctionnement de la
juridiction compétente en matière d'assurances sociales, après l'annulation
de l'élection des assesseurs et dans l'attente d'une nouvelle élection par le
peuple. Il s'agit manifestement d'éviter des situations de déni de justice,
au détriment de nombreux justiciables, en violation des art. 29 Cst. et 6
CEDH. Dépourvu d'assesseurs régulièrement élus, le TCAS pouvait soit statuer
néanmoins avec le risque d'une annulation de ses jugements pour composition
irrégulière (le Tribunal fédéral des assurances a déjà annulé des jugements
rendus avec les juges assesseurs irrégulièrement élus), soit surseoir à
statuer dans l'attente de l'élection des juges assesseurs par le peuple,
causant ainsi un retard inadmissible dans les procédures. L'urgence est
indéniable, du point de vue tant matériel que temporel.

3.4 L'argument relatif à la nature constitutionnelle de la loi attaquée doit
être rejeté; la loi du 13 février 2004 déroge non pas à la constitution
cantonale, mais à la loi cantonale d'organisation judiciaire; s'agissant des
griefs d'inconstitutionnalité, il y a lieu de se référer aux considérations
qui précèdent (consid. 2).
Le recourant ne saurait non plus soutenir que la loi attaquée n'est pas apte
à remédier à la situation d'urgence. Le TCAS étant déjà valablement
constitué, sous réserve de l'élection de ses assesseurs, la solution
consistant à rendre des arrêts par trois juges régulièrement élus était la
plus rationnelle, et conforme de surcroît au droit fédéral. Le recourant
prétend enfin que la situation d'urgence serait destinée à durer
indéfiniment, dès lors qu'il n'y aurait pas lieu d'élire des assesseurs pour
un tribunal qui "n'existe pas". L'argument se heurte, lui aussi, aux
considérations qui précèdent.

4.
Le recours de droit public doit par conséquent être rejeté, dans la mesure où
il est recevable. Dans la procédure de recours pour violation des droits
politiques, il n'est pas perçu d'émolument judiciaire. Vu l'issue de la
cause, il n'est pas alloué de dépens.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.

2.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire, ni alloué de dépens.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie au recourant, au Grand Conseil de la
République et canton de Genève, et au Tribunal Fédéral des assurances.

Lausanne, le 1er juillet 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: