Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.174/2004
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1P.174/2004 /col

Arrêt du 27 mai 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour et Président du Tribunal
fédéral, Reeb et Eusebio.
Greffier: M. Kurz.

A. ________,
recourant, représenté par Me Jean Lob, avocat,

contre

B.________,
intimée, représentée par Me Philippe Chaulmontet, avocat,
Procureur général du canton de Vaud,
rue de l'Université 24, case postale, 1014 Lausanne,
Tribunal cantonal du canton de Vaud,
Cour de cassation pénale, route du Signal 8,
1014 Lausanne.

art. 9, 32, 39 Cst., 6 CEDH (procédure pénale),

recours de droit public contre l'arrêt du Tribunal cantonal du canton de Vaud
du 19 janvier 2004.

Faits:

A.
Par jugement du 21 octobre 2003, le Tribunal d'arrondissement de l'Est
vaudois a condamné A.________, ressortissant espagnol né en 1958, à quatre
ans de réclusion et à l'expulsion de Suisse avec sursis, pour contrainte
sexuelle, viol et menaces, infractions commises sur sa fille B.________, née
en 1979. Les faits retenus sont en substance les suivants. De juin à
septembre 1997, l'accusé avait commis des attouchements avec introduction
digitale, environ une fois par semaine; B.________ avait adressé une
dénonciation à la police vaudoise, en septembre 1997, mais celle-ci avait été
détruite ou égarée. De novembre 1997 à avril 2000, l'accusé avait commis des
actes sexuels complets, en immobilisant sa victime, en la frappant en cas de
résistance, et en proférant des menaces afin de la forcer au silence. La nuit
du 14 avril 2000, l'accusé était venu chercher sa fille dans une discothèque
de Lausanne, l'avait emmenée de force en voiture sur les hauts de Lausanne et
l'avait battue, puis violée. Des menaces avaient été proférées. L'accusé
niait toute violence sur sa fille, prétendant être intervenu pour la
détourner de son penchant pour les hommes mariés; la dénonciation procéderait
d'une tentative d'émancipation. Le Tribunal a retenu que B.________ était
déjà autonome et indépendante financièrement; son journal intime ne faisait
pas ressortir d'aptitude à imaginer et à mentir. Un certificat médical du 18
avril 2000 attestait des lésions subies. L'expertise psychiatrique décrivait
l'accusé comme égocentrique et indifférent aux sentiments d'autrui; il avait
déjà été condamné, en 1990, pour des faits similaires à ceux initialement
commis sur sa fille. La question de savoir s'il avait fermé à clé la porte
palière ou celle de la chambre était sans importance, puisque la contrainte
physique et les menaces empêchaient la fuite de la victime. L'émotion
manifestée par cette dernière durant les débats paraissait authentique, et
faisait apparaître le conflit de loyauté et la honte propres aux victimes
d'abus sexuels. Le Tribunal a alloué à la victime, à la charge de A.________,
des indemnités de 25'000 fr. pour tort moral et de 5000 fr. pour frais
d'avocat.

B.
Par arrêt du 19 janvier 2004, la Cour de cassation pénale du Tribunal
cantonal vaudois a rejeté le recours du condamné et confirmé le jugement. On
ne pouvait reprocher au tribunal d'avoir renoncé à rechercher la dénonciation
adressée à la police vaudoise en 1997 car, même si les attouchements n'y
étaient pas mentionnés, cela ne permettait pas de mettre en doute la
crédibilité de la victime. L'appréciation des preuves opérée par les premiers
juges n'était pas arbitraire, quand bien même la victime n'avait pas parlé
des sévices subis à des tiers, et ne les avait pas mentionnés dans son
journal intime. On ne pouvait reprocher à la victime d'avoir menti au sujet
du verrouillage de la porte, puisqu'on ignorait de quelle porte elle avait
voulu parler. L'examen gynécologique n'avait révélé ni présence de sperme, ni
lésion notable, mais il avait été effectué quatre jours après les faits; le
constat médical mentionnait des ecchymoses, notamment sur le côté des
cuisses, accréditant la version de la victime. Le condamné prétendait à une
réduction sensible de sa peine, en raison d'une violation du principe de
célérité; toutefois, en dépit d'une interruption de onze mois entre
l'ordonnance de renvoi et le jugement, le tribunal avait procédé à divers
actes (demandes de traduction de lettres ou citations de témoins); un retard
de quelques mois était admissible.

C.
Par acte du 17 mars 2004, complété le 31 mars suivant, A.________ forme un
recours de droit public contre ce dernier arrêt, dont il demande
l'annulation. Il requiert l'assistance judiciaire.
La Cour cantonale et le Ministère public se réfèrent aux considérants de
l'arrêt attaqué. B.________ conclut au rejet du recours.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le recours de droit public et son complément sont formés en temps utile
contre un arrêt final rendu en dernière instance cantonale. Le recourant,
dont la condamnation se trouve confirmée par l'arrêt attaqué, a qualité (art.
88 OJ) pour contester ce prononcé.

2.
Le recourant se plaint d'une violation du principe de la présomption
d'innocence. Les éléments à charge ne seraient pas concluants: l'expertise
psychiatrique serait muette quant aux faits poursuivis; les lésions
constatées attesteraient de coups subis, mais non d'actes sexuels; l'émotion
de la plaignante pourrait avoir été feinte. Le recourant relève ensuite les
indices en sa faveur: l'absence de mention des attouchements dans la lettre
de dénonciation ainsi que dans le journal intime et les lettres écrites par
la plaignante; le défaut de révélations à des tiers, alors qu'elle s'était
plainte des coups donnés par son père; le désir de la victime de se
soustraire à la tutelle paternelle; les indications quant au verrouillage de
la porte de la chambre, alors que celle-ci ne peut être fermée à clé;
l'absence de constatations médicales. Ce serait autant d'éléments permettant
de penser que la plaignante aurait menti. Le doute aurait ainsi dû profiter à
l'accusé. Il n'appartiendrait pas au recourant de démontrer une
interprétation arbitraire des preuves, et le Tribunal fédéral devrait
examiner librement s'il subsiste un tel doute.

2.1 Consacrée par les art. 32 al. 1 Cst. et 6 par. 2 CEDH, la présomption
d'innocence interdit au juge de prononcer une condamnation alors qu'il
éprouve des doutes sur la culpabilité de l'accusé. Des doutes abstraits ou
théoriques, qui sont toujours possibles, ne suffisent cependant pas à exclure
une condamnation, et le recourant soutient à tort que "le simple doute"
devrait lui profiter.
L'appréciation des preuves est arbitraire, donc contraire à l'art. 9 Cst.,
lorsqu'elle contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice et
de l'équité. Le Tribunal fédéral n'invalide l'appréciation retenue par le
juge de la cause que si elle apparaît insoutenable, en contradiction
manifeste avec la situation effective ou adoptée sans motifs objectifs. Il ne
suffit pas que les motifs du verdict soient insoutenables; il faut en outre
que l'appréciation soit arbitraire dans son résultat. Il ne suffit pas non
plus qu'une solution différente puisse être tenue pour également concevable,
ou apparaisse même préférable (ATF 129 I 49 consid. 4 p. 58; 127 I 38 consid.
2 p. 40, 126 I 168 consid. 3a p. 170; voir aussi ATF 129 I 8 consid. 2.1 in
fine p. 9).

2.2 Le recourant prétend pouvoir soumettre sa condamnation au Tribunal
fédéral, à la manière d'une instance d'appel. Le recours de droit public ne
permet toutefois de revoir les faits que sous l'angle de l'arbitraire, quel
que soit le domaine juridique concerné. Il appartient par ailleurs au
recourant, en vertu du principe d'allégation posé à l'art. 90 al. 1 let. b
OJ, de démontrer en quoi consiste l'arbitraire. Par conséquent, pour invoquer
utilement la présomption d'innocence, le condamné doit aussi démontrer que le
juge de la cause pénale, au regard de l'ensemble des preuves à sa
disposition, aurait dû éprouver des doutes sérieux et irréductibles au sujet
de la culpabilité (ATF 127 I 38 consid. 2 p. 40; 124 IV 86 consid. 2a p.
87/88; 120 Ia 31 consid. 2e p. 38, consid. 4b p. 40). Le pouvoir d'examen du
Tribunal fédéral, sur ce dernier point, n'est pas limité à l'arbitraire, mais
le recourant n'en est pas moins tenu par le devoir d'allégation.

2.3 En l'occurrence, le recourant reprend l'ensemble des éléments qui
seraient, selon lui, à décharge, sans prendre la peine de réfuter, ni même de
tenir compte des considérations émises à ce sujet par la cour cantonale. En
présence de deux versions des faits inconciliables, les premiers juges ont
cherché à déterminer qui, du recourant ou de la plaignante, mentait. La cour
cantonale a pour sa part estimé qu'il était dans l'ordre des choses, compte
tenu de la honte éprouvée, du conflit de loyauté et de la peur des réactions,
que la victime d'abus sexuels ne déclare pas d'emblée les actes qu'elle a
subis. Cela explique l'absence de toute mention dans les écrits de la
victime, et de toute révélation à des tiers. Le tribunal a par ailleurs
exprimé qu'il n'y aurait pas de raison sérieuse pour expliquer une
dénonciation calomnieuse de la part de la plaignante: celle-ci disposait
d'une indépendance financière et d'une certaine autonomie puisque, majeure,
elle avait pu partir en voyage sans son père. Le recourant ne conteste pas
cette appréciation, et il ne fournit aucune explication plausible quant au
mobile qui aurait pu pousser sa fille à soulever mensongèrement des
accusations d'une pareille gravité. La cour cantonale a également réfuté,
point par point, les arguments du recourant, notamment en ce qui concerne la
porte fermée à clé, précisant que l'on ignorait de quelle porte il
s'agissait: le recourant ne tente pas de contredire cette dernière
considération.
En définitive, les objections présentées par le recourant ne sont pas propres
à mettre en doute les conclusions auxquelles sont parvenues les juridictions
intimées. Le verdict de culpabilité, confirmé par la cour cantonale, ne viole
par conséquent ni l'interdiction de l'arbitraire, ni la présomption
d'innocence.

3.
Le recourant invoque ensuite le principe de la célérité, en relevant que
l'enquête, ouverte le 26 avril 2000, ne s'est achevée par le jugement que le
21 novembre (recte: octobre) 2003, l'ordonnance de renvoi ayant été rendue le
29 octobre 2002. Les démarches effectuées dans ce dernier intervalle -
traductions de pièces et citations de témoins - seraient "insignifiantes".

3.1 Les art. 6 par. 1 CEDH, 14 par. 3 let. c Pacte ONU II et 29 al. 1 Cst.
prévoient que toute personne a droit à ce que sa cause soit jugée dans un
délai raisonnable. Ces normes consacrent le principe de la célérité, qui
impose aux autorités, dès le moment où l'accusé est informé des soupçons qui
pèsent sur lui, de mener la procédure pénale sans désemparer, afin de ne pas
maintenir inutilement l'accusé dans les angoisses qu'elle suscite. Une
violation du principe de la célérité doit en principe être prise en compte au
stade de la fixation de la peine; le plus souvent, elle conduit à une
réduction de peine, parfois même à un abandon de poursuite (ATF 124 I 139
consid. 2a p. 140/141).

3.2 La question de l'existence d'une violation du principe de célérité
concerne l'application du droit constitutionnel ou conventionnel. Savoir si
de justes conséquences ont été tirées d'une telle violation est par contre
une question qui relève des dispositions du droit fédéral relatives à la
quotité de la peine, et doit être soulevée par la voie du pourvoi en nullité
(arrêt 6S.32/2004 du 22 avril 2004, consid. 3.3.2, destiné à la publication).

3.3 En l'espèce, la cour cantonale a reconnu l'existence d'une interruption
de onze mois entre la rédaction de l'ordonnance de renvoi et le jugement.
Elle a retenu que l'affaire avait connu "un retard minime dans l'attente de
la fixation, le 6 avril 2003, de l'audience de jugement le 20 octobre 2003,
et qu'auparavant, la rédaction de l'ordonnance de renvoi aurait pu intervenir
plus rapidement". Ces retards, qui n'excédaient pas "quelques mois", ne
contrevenaient pas aux exigences de l'art. 6 par. 1 CEDH. La cour cantonale
ayant admis l'existence de certains retards, dont la mesure n'est pas
contestée par le recourant, c'est par la voie du pourvoi en nullité que ce
dernier devait agir afin de réclamer une réduction de la peine. Par ailleurs,
le recourant se contente d'affirmations quant au caractère selon lui
insignifiant des démarches entreprises par le tribunal entre le renvoi et
l'audience de jugement. Il lui appartenait, en vertu de l'art. 90 al. 1 let.
b OJ, de démontrer l'ampleur du retard à statuer, au terme d'une appréciation
d'ensemble de la procédure. En effet, pour qu'il y ait violation du principe
de la célérité, il faut qu'il apparaisse une carence choquante de la part de
l'autorité pénale imposant une réduction de la peine; il ne suffit pas de
constater que tel ou tel acte aurait pu être réalisé un peu plus rapidement,
si en définitive, compte tenu du travail à accomplir, la durée totale de la
procédure apparaît raisonnable (ATF 124 I 139 consid. 2c p. 144; 119 IV 107
consid. 1c p. 110). Or, le recourant se borne à reprendre ses critiques de
détail, sans se livrer à l'indispensable appréciation globale. Le grief est,
partant, irrecevable.

4.
Sur le vu de ce qui précède, le recours de droit public doit être rejeté,
dans la mesure où il est recevable. Le recourant a requis l'assistance
judiciaire, et les conditions en paraissent réalisées. Me Lob est désigné
comme avocat d'office, rétribué par la caisse du Tribunal fédéral. L'octroi
de l'assistance judiciaire dispense le recourant du paiement de l'émolument
judiciaire, mais pas de l'indemnité due à l'intimée à titre de dépens (art.
159 al. 1 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.

2.
La demande d'assistance judiciaire est admise; Me Lob est désigné comme
avocat d'office et une indemnité de 2000 fr. lui est allouée à titre
d'honoraires.

3.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.

4.
Une indemnité de dépens de 1500 fr. est allouée à l'intimée B.________, à la
charge du recourant.

5.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties, au
Procureur général et à la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal du
canton de Vaud.

Lausanne, le 27 mai 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: