Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.152/2004
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1P.152/2004 /col

Arrêt du 19 mai 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Féraud, Juge présidant, Aeschlimann
et Reeb.
Greffier: M. Kurz.

A. ________,
la société B.________,
recourants,
tous deux représentés par Me Olivier Péclard, avocat,

contre

C.________,
D.________,
E.________,
F.________,
intimés,
tous représentés par Me Pierre Schifferli, avocat,
Juge d'instruction du canton de Genève, case postale 3344, 1211 Genève 3,
Procureur général du canton de Genève, place du Bourg-de-Four 1, case postale
3565, 1211 Genève 3,
Chambre d'accusation du canton de Genève, place du Bourg-de-Four 1, case
postale 3108, 1211 Genève 3.

art. 9 Cst. (saisie conservatoire d'un compte bancaire),

recours de droit public contre l'ordonnance de la Chambre d'accusation du
canton de Genève du
21 janvier 2004.

Faits:

A.
Le 1er novembre 2000, des actionnaires de la banque brésilienne G.________
ont déposé plainte pénale avec constitution de parties civiles à Genève, pour
escroquerie, blanchiment d'argent et participation à une organisation
criminelle. La plainte visait des détournements dont la banque aurait fait
l'objet, de la part d'un ancien dirigeant, pour 242 millions d'US$, dont la
moitié aurait abouti dans des banques suisses.
Le 5 février 2001, le Juge d'instruction genevois chargé de la cause a
procédé à la saisie du compte n° xxx, ouvert par la société B.________ auprès
de la banque H.________ à Genève, et dont l'ayant droit est A.________. Entre
les mois de janvier 1996 et de juin 1997, trois versements, de 500'000 US$ au
total, avaient été opérés sur ce compte, en provenance d'un compte détenu par
I.________, ce dernier étant mis en cause par les parties civiles. A.________
a requis en vain, à plusieurs reprises, la levée du séquestre.

B.
Le 27 octobre 2003, le juge d'instruction a admis une nouvelle demande de
déblocage: rien n'indiquait que A.________ connaissait ou pouvait connaître
l'origine criminelle des fonds versés par I.________; il s'agissait
d'opérations de compensation pour lesquelles la contrepartie en monnaie
nigériane avait été fournie.
Par ordonnance du 21 janvier 2004, la Chambre d'accusation genevoise a admis
un recours formé par les parties civiles et annulé la décision du juge
d'instruction; les recourants étaient directement lésés dans la mesure où il
s'agissait d'anciens actionnaires majoritaires de la banque G.________, qui
avaient vendu leurs titres à une autre banque et avaient dû rembourser le
montant des détournements, afin de préserver les intérêts des actionnaires
minoritaires et de maintenir la vente de leurs actions. Sur le fond, on ne
pouvait exclure que les fonds versés sur le compte B.________ soient en
rapport avec l'infraction de blanchiment reprochée à I.________; la bonne foi
de l'intéressé n'était pas démontrée.

C.
A.________ et B.________ forment un recours de droit public. Ils concluent à
l'annulation de l'ordonnance de la Chambre d'accusation. Cette dernière se
réfère aux considérants de son ordonnance. Le juge d'instruction et le
Procureur général ne se sont pas déterminés. Les parties civiles concluent au
rejet du recours.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le Tribunal fédéral examine d'office et librement la recevabilité des recours
qui lui sont soumis, notamment en ce qui concerne le recours de droit public
(ATF 129 I 173 consid. 1 p. 174).

1.1 Le recours est dirigé contre une ordonnance rendue en dernière instance
cantonale, rétablissant le séquestre d'un compte bancaire levé par le juge
d'instruction. Le recours satisfait aux exigences de l'art. 87 OJ car, s'il
est dirigé contre une décision incidente, la jurisprudence considère que les
décisions de saisie engendrent généralement un préjudice irréparable, en
particulier lorsqu'elles portent sur des valeurs patrimoniales (ATF 126 I 97
consid. 1b p. 100): l'atteinte au patrimoine de l'intéressé, temporairement
privé de la libre disposition des objets ou avoirs séquestrés, n'est pas
susceptible d'être réparée par une décision ultérieure favorable (cf. les
arrêts cités dans l'ATF 126 I 97 précité, ATF 82 I 145 consid. 1 p. 148).

1.2 Titulaire, respectivement ayant droit du compte visé, les recourants ont
qualité pour agir au sens de l'art. 88 OJ.

2.
Les recourants contestent la qualité de partie civile reconnue aux intimés.
Cette qualité ne serait reconnue, selon la pratique relative à l'art. 25 al.
2 du code de procédure pénale genevois (CPP/GE), qu'aux personnes subissant
un dommage actuel, direct et personnel du fait de l'infraction poursuivie, à
l'exclusion des lésés indirects que sont les cessionnaires, actionnaires et
personnes subrogées. En l'occurrence, les intimés auraient agi en tant que
cessionnaires des droits de la banque G.________, dont ils ne sont plus
actionnaires. A défaut d'être formé par une partie, le recours cantonal
devait être déclaré irrecevable. La Chambre d'accusation a estimé que le
simple lésé pouvait agir en tant que bénéficiaire potentiel d'une restitution
des fonds au sens de l'art. 59 ch. 1 CP. La notion de lésé supposerait
toutefois également une atteinte directe et personnelle, et les intimés
n'auraient pas été touchés dans leurs droits par les infractions poursuivies:
ils auraient librement décidé d'indemniser la banque, sans y être
juridiquement tenus, de sorte qu'il n'y aurait pas de rapport de causalité
adéquate entre l'infraction et le dommage.

2.1 S'agissant de l'interprétation du droit cantonal de procédure, la
cognition du Tribunal fédéral est limitée à l'arbitraire, même s'il est fait
référence à une notion de droit fédéral, telle la notion de lésé au sens de
l'art. 59 CP.
Il y a arbitraire, prohibé par l'art. 9 Cst., lorsque la décision attaquée
viole gravement une règle ou un principe juridique clair et indiscuté ou
lorsqu'elle contredit d'une manière choquante le sentiment de la justice ou
de l'équité. Le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue par
l'autorité cantonale de dernière instance que si elle est insoutenable ou en
contradiction évidente avec la situation de fait, si elle a été adoptée sans
motif objectif ou en violation d'un droit certain. Par ailleurs, il ne suffit
pas que les motifs de la décision attaquée soient insoutenables, encore
faut-il que celle-ci soit arbitraire dans son résultat (ATF 129 I 9 consid.
2.1 p. 9; 128 I 273 consid. 2.1 p. 275 et la jurisprudence citée).

2.2 La Chambre d'accusation a relevé que la qualité de partie civile des
intimés avait été contestée, pour la première fois, après une ordonnance de
"restitution aux lésés" rendue le 23 décembre 2002 par le juge d'instruction.
Elle n'a toutefois pas considéré que l'objection soulevée par les recourants
était tardive, ou irrecevable à un autre titre. Se référant à l'ordonnance
rendue le 10 octobre 2003 sur recours contre la décision de restitution
précitée, elle a estimé que le lésé, au sens de l'art. 59 ch. 1 CP, pouvait
recourir contre la levée du séquestre. Elle s'est uniquement fondée sur les
conditions de reconnaissance de la qualité de lésé au sens de cette
disposition. Les recourants ne contestent pas que la qualité pour recourir
sur le plan cantonal pouvait être déduite directement de l'art. 59 CP.
La Chambre d'accusation s'est ainsi dispensée d'examiner si les intimés
pouvaient se voir reconnaître la qualité de partie civile au sens de l'art.
25 CPP/GE. L'argumentation développée par les recourants sur ce point tombe
ainsi à faux.

2.3 Selon l'art. 59 ch. 1 al. 1 CP, le juge prononcera la confiscation des
valeurs patrimoniales qui sont le résultat d'une infraction ou qui étaient
destinées à décider ou à récompenser l'auteur d'une infraction, si elles ne
doivent pas être restituées au lésé en rétablissement de ses droits. Lorsque
les valeurs à confisquer ne sont plus disponibles, l'Etat doit se voir
allouer, en application de l'art. 59 ch. 2 CP, une créance compensatrice.
L'art. 60 CP prévoit par ailleurs que si, par suite d'un crime ou d'un délit,
une personne a subi un dommage qui n'est couvert par aucune assurance et
qu'il est à prévoir que le délinquant ne le réparera pas, le juge allouera au
lésé notamment les objets et valeurs confisqués ou les créances
compensatrices.
Le juge ne peut renoncer à ordonner la confiscation et procéder à une remise
directement au lésé en rétablissement de ses droits, que dans les cas où la
situation juridique est claire et qu'aucun tiers ne fait valoir un droit
préférable (art. 59 ch. 1 al. 1 in fine CP; ATF 122 IV 365 consid. III/1a/aa
p. 368 et consid. III/2b p. 374 s.). La restitution doit porter sur des
valeurs patrimoniales qui sont le produit d'une infraction dont le lésé a été
lui-même victime; les valeurs patrimoniales doivent être la conséquence
directe et immédiate de l'infraction (ATF 122 IV 365 consid. III/2b p. 375;
arrêt du Tribunal fédéral du 26 mai 2003, 6S.709/2000). Selon la
jurisprudence, le lésé ne doit pas forcément se fonder sur un droit de
propriété ou un autre droit réel sur les valeurs patrimoniales; la
restitution peut aussi porter sur d'autres valeurs patrimoniales, telles que
des billets de banque, des devises, des effets de change, des chèques ou des
avoirs en compte, qui ont été transformés à une ou plusieurs reprises en des
supports de même nature, dans la mesure où leur origine et leurs mouvements
peuvent être clairement établis (ATF 122 IV 365 consid. 2b p. 374; cf. aussi
ATF 126 I 97 consid. 3c/cc p. 107; arrêt du Tribunal fédéral du 4 mai 1999,
6S.819/1998 consid. 2b; Schmid, Kommentar, Einziehung, Organisiertes
Verbrechen, Geldwäscherei, vol. I, Zurich 1998, n° 73 ad art. 59 CP, p. 127).

2.4 En l'espèce, les parties civiles sont d'anciens actionnaires majoritaires
de la banque G.________, qui ont vendu leurs titres en 1997 pour environ 500
millions d'US$. Après avoir découvert, en février 1998, les détournements
dont la banque G.________ avait été la victime, ils ont personnellement
indemnisé cet établissement, à hauteur de 242 millions d'US$, soit le montant
du préjudice total, afin de préserver les intérêts des actionnaires
minoritaires et de mener à chef la vente des actions. La banque G.________
leur a cédé tous les droits pour agir en recouvrement des fonds détournés,
par acte de cession du 14 avril 1998. Il apparaît ainsi que c'est la banque
G.________ qui a été victime directe des détournements; elle seule pourrait
prétendre à la restitution des biens saisis en application de l'art. 59 ch. 1
al. 1 CP. Anciens actionnaires et cessionnaires des créances de la banque
envers les auteurs des infractions, les intimés n'ont subi qu'un dommage
indirect.

2.5 La cour cantonale semble fonder la qualité de lésé des intimés sur la
créance en recouvrement que leur a cédée la banque Noreste lorsqu'ils ont
indemnisé cette dernière. Les valeurs saisies ne peuvent cependant servir à
indemniser que le lésé et non les tiers qui ont acquis la créance en
réparation, notamment par cession ou par subrogation légale. Le fait que les
intimés sont les seuls en définitive à subir un dommage patrimonial résultant
des détournements est sans importance. C'est également à tort que l'autorité
cantonale mentionne - dans l'ordonnance du 10 octobre 2003 à laquelle elle se
réfère dans la décision attaquée - l'ATF 121 IV 258. Dans cet arrêt (qui
concerne l'art. 28 CP, et non l'art. 59 CP), la banque avait fautivement
effectué un transfert erroné, et engageait sa responsabilité; elle avait subi
une atteinte à son patrimoine directement du fait de l'infraction poursuivie,
de sorte qu'elle avait été admise à porter plainte pour utilisation sans
droit de valeurs patrimoniales (art. 141bis CP). Il en va différemment dans
le présent cas: les détournements commis au préjudice de la banque G.________
ne sont pas la cause juridique de l'acte de désintéressement, effectué
ultérieurement par les intimés sur une base purement volontaire et sans y
être juridiquement tenus.

2.6 En conséquence, les intimés ne sauraient se prétendre lésés du simple
fait qu'ils sont cessionnaires des créances de la banque. Une remise des
valeurs confisquées sur la base de l'art. 60 CP paraît aussi exclue (à propos
de l'art. 60 CP et du cessionnaire de la créance en réparation du dommage,
cf. Schmid, op. cit., n° 20 ad art. 60 CP p. 227 s.; Baumann, Basler
Kommentar, Strafgesetzbuch I, 2003, n° 5 ad art. 60 CP, p. 876). La cour
cantonale ne pouvait, par conséquent, admettre la qualité pour recourir des
intimés en se fondant sur l'art. 59 CP, dont l'interprétation est
manifestement erronée, et partant arbitraire.

3.
Le recours de droit public doit donc être admis et la décision attaquée
annulée. Conformément aux art. 156 et 159 OJ, un émolument judiciaire est mis
à la charge des intimés, de même que l'indemnité de dépens allouée aux
recourants.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est admis et la décision attaquée est annulée.

2.
Un émolument judiciaire de 5000 fr. est mis à la charge solidaire des
intimés.

3.
Une indemnité de dépens de 3000 fr. est allouée aux recourants, à la charge
solidaire des intimés.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties, au Juge
d'instruction, au Procureur général et à la Chambre d'accusation du canton de
Genève.

Lausanne, le 19 mai 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le juge présidant:  Le greffier: