Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1A.84/2004
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1A.84/2004 /col

Arrêt du 1er juin 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour
et Président du Tribunal fédéral, Reeb et Féraud.
Greffier: M. Zimmermann.

la société N.________,
recourante, représentée par Me Bruno de Preux, avocat,

contre

Ministère public de la Confédération,
Taubenstrasse 16, 3003 Berne.

entraide judiciaire internationale en matière pénale à la Fédération de
Russie,

recours de droit administratif contre l'ordonnance du Ministère public de la
Confédération du 25 mars 2004.

Faits:

A.
Le 17 septembre 2003, le Parquet général de la Fédération de Russie a remis
aux autorités suisses une demande d'entraide établie le 15 août 2003 par le
juge d'instruction chargé des affaires de grande importance auprès du Parquet
général, Salavat Kounakbaéivitch Karimov. Fondée sur la Convention européenne
d'entraide judiciaire en matière pénale (CEEJ; RS 0.351.1), conclue à
Strasbourg le 20 avril 1959 et entrée en vigueur le 20 mars 1967 pour la
Suisse et le 9 mars 2000 pour la Russie, la demande était présentée pour les
besoins de la procédure pénale ouverte contre le ressortissant russe
G.________, des chefs d'escroquerie, d'abus de confiance et d'insoumission à
une décision judiciaire, commis dans le cadre d'un groupe organisé. En tant
que dirigeant de la banque Menatep (ci-après: Menatep), G.________ se serait,
avec l'aide de Platon Leonidovitch Lebedev, approprié frauduleusement un lot
d'actions du capital de la société A.________, au détriment de l'Etat, afin
de prendre le contrôle de la société. G.________ aurait refusé de se
soumettre à l'injonction judiciaire de restituer le lot d'actions en
question. Entre 1994 et 2002, il aurait organisé avec ses comparses la vente,
par A.________ et des intermédiaires, de grandes quantités de concentré
d'apatite (phosphate de calcium utilisé comme engrais) aux sociétés suisses
F.________ et O.________, à un prix inférieur à celui du marché (de l'ordre
de 30 USD par tonne métrique). F.________ et O.________ auraient revendu
l'apatite à l'étranger, au prix du marché (de l'ordre de 40 à 78 USD par
tonne métrique). Les autorités requérantes soupçonnaient que les fonds ainsi
détournés avaient été blanchis en Suisse. La demande tendait à la remise de
la documentation concernant F.________ et O.________, à l'audition de leurs
dirigeants, à la saisie et à la remise de la documentation bancaire relative
aux opérations décrites, ainsi qu'à la détermination du sort des fonds.
Le 31 octobre 2003, l'Office fédéral de la justice (ci-après: l'Office
fédéral) a délégué au Ministère public de la Confédération l'exécution de la
demande, laquelle a été complétée à plusieurs reprises.
Le 14 novembre 2003, le Parquet général de la Fédération de Russie a précisé
qu'était aussi impliqué dans le blanchiment des fonds Mikhail Borissovitch
Khodorkovski, fondateur du groupe Menatep. Celui-ci détenait la totalité du
capital-actions de plusieurs sociétés mêlées à l'affaire. Il était signalé
également que Menatep était titulaire de différents comptes bancaires, à
Genève et Zurich.
Selon le complément du 18 novembre 2003, Khodorkovski avait été inculpé, dans
le même contexte de faits, pour escroquerie, abus de confiance, insoumission
à une décision judiciaire, appropriation, soustraction d'impôt et faux dans
les titres, commis dans le cadre d'un groupe organisé. Khodorkovski aurait
dirigé l'opération consistant à mettre la main sur le capital de A.________,
ainsi que les ventes à F.________ et O.________. Avec Lebedev, Khodorkovski
aurait obtenu frauduleusement des subventions pour un montant total de
407'120'540,28 RUR. Pour le blanchiment des fonds provenant des opérations
délictueuses mises à la charge des prévenus, ceux-ci se seraient servis de
sociétés dépendant de Menatep, parmi lesquelles Yukos Universal Ltd
(ci-après: Yukos), active dans la production et le commerce du pétrole. La
demande tendait à la saisie de la documentation relative à plusieurs comptes
détenus par les différentes sociétés contrôlées par Menatep et Yukos, ainsi
que par les personnes physiques (dont les prévenus) associées aux affaires de
Khodorkovski.
Le 12 mars 2004, l'autorité requérante a demandé qu'un représentant du
Parquet général soit autorisé à participer à l'exécution des actes
d'entraide. Elle a également produit une ordonnance rendue le 12 mars 2004
par le juge pour le district de Basmany de la ville de Moscou. Des actions
civiles avaient été formées devant ce tribunal pour obtenir de Khodorkovski
et consorts le paiement d'un montant total de 127'000'000'000 RUR, en
relation avec l'appropriation des actions de A.________. A titre de
garanties, le juge a ordonné la saisie des fonds déposés sur tous les comptes
détenus par les prévenus et les sociétés impliquées, ainsi que par plusieurs
tiers, auprès de divers établissements bancaires en Suisse.
Selon le complément du 19 mars 2004, Yukos aurait vendu à des sociétés
qu'elle contrôlait du pétrole et des produits dérivés à des prix inférieurs à
celui du marché. Les destinataires auraient revendu ces produits à leur
véritable prix. Le butin, correspondant à la différence de prix, aurait été
blanchi en Suisse. Au complément était jointe une décision rendue le 18 mars
2004 par le juge pour le district de Basmany, ordonnant le séquestre des
comptes visés, dont celui de la société N.________, pour les besoins de la
procédure pénale en cours.
Le 25 mars 2004, le Ministère public a rendu une décision d'entrée en matière
ordonnant le séquestre d'un montant de 9'350'480,12 USD déposé sur le compte
n°aaa ouvert au nom de N.________ auprès de la banque B.________.

B.
Agissant par la voie du recours de droit administratif, N.________  demande
au Tribunal fédéral principalement d'annuler la décision du 25 mars 2004. A
titre subsidiaire, elle conclut à la levée du séquestre, assorti de
l'interdiction pour elle de distribuer des bénéfices à ses actionnaires ou
ayants droit. Elle requiert l'effet suspensif ou, au titre des mesures
provisionnelles, la levée partielle du séquestre pour payer cent-quinze
factures d'un montant total de 19'040'293,57 USD, 113'969,98 euros et
115'378,11 CHF. Elle invoque l'art. 36 al. 3 Cst., ainsi que les art. 63 al.
1 et 64 de la loi fédérale sur l'entraide internationale en matière pénale,
du 20 mars 1981 (EIMP; RS 351.1).
Le Ministère public et l'Office fédéral concluent principalement au rejet du
recours, subsidiairement à son rejet dans la mesure de sa recevabilité.
Invitée à répliquer, la recourante a maintenu ses conclusions.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Aux termes de l'art. 80e ch. 1 let. b EIMP, peuvent faire l'objet d'un
recours de droit administratif les décisions incidentes antérieures à la
décision de clôture, en cas de préjudice immédiat et irréparable découlant de
la saisie d'objets ou de valeurs. Il incombe au recourant d'indiquer, dans
l'acte de recours, en quoi consiste le dommage et de démontrer que celui-ci
ne serait pas réparé par un prononcé annulant, le cas échéant, la décision de
clôture à rendre ultérieurement. Quant au préjudice à prendre en
considération, il peut s'agir de l'impossibilité de satisfaire à des
obligations contractuelles échues (paiement de salaires, intérêts, impôts,
prétentions exigibles, etc.), du fait d'être exposé à des actes de poursuite
ou de faillite, ou la révocation d'une autorisation administrative, ou de
l'impossibilité de conclure des affaires sur le point d'aboutir. La seule
nécessité de faire face à des dépenses courantes ne suffit pas, en règle
générale, à rendre vraisemblable un préjudice immédiat et irréparable au sens
de l'art. 80e let. b ch. 1 EIMP (ATF 128 II 353 consid. 3 p. 354).
La recourante est une société de droit suisse. Fondée le 24 janvier 1992,
elle a pour but social l'achat, la vente, le commerce, l'entreposage et le
commerce de matériaux de toutes sortes. Le capital-actions de 100'000 fr. est
détenu par F.________. Celle-ci est contrôlée par le groupe Menatep, pour une
moitié, et par le ressortissant russe V.________, pour l'autre moitié. La
recourante écoule de l'apatite sur le marché, pour le compte de diverses
sociétés productrices russes. Elle l'a fait pour le compte de A.________,
jusqu'en 2000. Le chiffre d'affaires annuel est de l'ordre de 335'000'000
USD. Un dividende de 16'500'000 USD a été distribué en 2002.
Au titre du dommage irréparable, la recourante fait valoir que la saisie de
son compte l'empêche d'honorer des factures échues, pour un montant total de
12'964'340,97 USD, 78'937,77 euros, 7500 GBP et 117'237,70 CHF, de payer le
fret des marchandises qui lui sont livrées, de faire face à ses dépenses de
fonctionnement (salaires et loyers) et d'exercer son activité économique.
Dans sa réplique du 12 mai 2004, la recourante indique disposer d'un montant
de 1'108'178 USD sur un compte ouvert auprès de la banque C.________. Elle
estime toutefois que ce montant ne lui permettrait pas de faire face à ses
engagements. Elle se réfère à ce propos aux montants visés dans sa demande de
mesures provisionnelles, augmentés, au 27 avril 2004, d'un montant de
2'960'538,90 USD, 12'590 euros, 7500 GBP et 31'439 CHF, soit, au total,
20'892'654,47 (recte: 22'000'832,47) USD, 126'560,92 (recte: 126'560,88)
euros, 7500 GBP et 146'817,86 CHF. Pour le surplus, la recourante a indiqué,
par la même occasion, qu'elle ne disposait pas "d'éventuels produits". Cette
affirmation est cependant contredite par la recourante elle-même qui a, le 16
avril 2004, indiqué au Ministère public devoir encaisser un montant de
40'171'303,95 USD, dont une part de 16'300'000 USD environ correspondrait à
des factures non échues. Dans sa réplique du 12 mai 2004, la recourante
n'évoque aucun élément propre à corriger ces éléments qu'elle a elle-même
fournis. Elle prétend en outre que la saisie du compte n°aaa l'empêcherait
d'encaisser ces produits et de poursuivre son activité. Cette affirmation
n'est pas étayée et on ne discerne pas les motifs qui s'opposeraient à ce que
les montants en question soient mis, d'une manière ou d'une autre, à la
disposition de la recourante.
Il faut en conclure que celle-ci dispose de créances exigibles qui compensent
largement le préjudice résultant du séquestre litigieux.

2.
Faute de dommage irréparable au sens de la jurisprudence qui vient d'être
rappelée, le recours est irrecevable au regard de l'art. 80e ch. 1 let. b
EIMP. Les frais en sont mis à la charge de la recourante (art. 156 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est irrecevable.

2.
Un émolument judiciaire de 4000 fr. est mis à la charge de la recourante.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie au mandataire de la recourante et au
Ministère public de la Confédération ainsi qu'à l'Office fédéral de la
justice (B 144 708).

Lausanne, le 1er juin 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: