Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1A.81/2004
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1A.81/2004 /col

Arrêt du 1er juin 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour
et Président du Tribunal fédéral, Reeb et Féraud.
Greffier: M. Zimmermann.

la société P.________,
recourante, représentée par Me François Roger Micheli, avocat,

contre

Ministère public de la Confédération,
Taubenstrasse 16, 3003 Berne.

ordonnance de blocage de comptes avec effet immédiat; entraide judiciaire
internationale en matière pénale à la Fédération de Russie,

recours de droit administratif contre l'ordonnance du Ministère public de la
Confédération du 25 mars 2004.

Faits:

A.
Le 17 septembre 2003, le Parquet général de la Fédération de Russie a remis
aux autorités suisses une demande d'entraide établie le 15 août 2003 par le
juge d'instruction chargé des affaires de grande importance auprès du Parquet
général, Salavat Kounakbaéivitch Karimov. Fondée sur la Convention européenne
d'entraide judiciaire en matière pénale (CEEJ; RS 0.351.1), conclue à
Strasbourg le 20 avril 1959 et entrée en vigueur le 20 mars 1967 pour la
Suisse et le 9 mars 2000 pour la Russie, la demande était présentée pour les
besoins de la procédure pénale ouverte contre le ressortissant russe
G.________, des chefs d'escroquerie, d'abus de confiance et d'insoumission à
une décision judiciaire, commis dans le cadre d'un groupe organisé. En tant
que dirigeant de la banque Menatep (ci-après: Menatep), G.________ se serait,
avec l'aide de Platon Leonidovitch Lebedev, approprié frauduleusement un lot
d'actions du capital de la société A.________, au détriment de l'Etat, afin
de prendre le contrôle de la société. G.________ aurait refusé de se
soumettre à l'injonction judiciaire de restituer le lot d'actions en
question. Entre 1994 et 2002, il aurait organisé avec ses comparses la vente,
par A.________ et des intermédiaires, de grandes quantités de concentré
d'apatite (phosphate de calcium utilisé comme engrais) aux sociétés suisses
F.________ et O.________, à un prix inférieur à celui du marché (de l'ordre
de 30 USD par tonne métrique). F.________ et O.________ auraient revendu
l'apatite à l'étranger, au prix du marché (de l'ordre de 40 à 78 USD par
tonne métrique). Les autorités requérantes soupçonnaient que les fonds ainsi
détournés avaient été blanchis en Suisse. La demande tendait à la remise de
la documentation concernant F.________ et O.________, à l'audition de leurs
dirigeants, à la saisie et à la remise de la documentation bancaire relative
aux opérations décrites, ainsi qu'à la détermination du sort des fonds.
Le 31 octobre 2003, l'Office fédéral de la justice (ci-après: l'Office
fédéral) a délégué au Ministère public de la Confédération l'exécution de la
demande, laquelle a été complétée à plusieurs reprises.
Le 14 novembre 2003, le Parquet général de la Fédération de Russie a précisé
qu'était aussi impliqué dans le blanchiment des fonds Mikhail Borissovitch
Khodorkovski, fondateur du groupe Menatep. Celui-ci détenait la totalité du
capital-actions de plusieurs sociétés mêlées à l'affaire. Il était signalé
également que Menatep était titulaire de différents comptes bancaires, à
Genève et Zurich.
Selon le complément du 18 novembre 2003, Khodorkovski avait été inculpé, dans
le même contexte de faits, pour escroquerie, abus de confiance, insoumission
à une décision judiciaire, appropriation, soustraction d'impôt et faux dans
les titres, commis dans le cadre d'un groupe organisé. Khodorkovski aurait
dirigé l'opération consistant à mettre la main sur le capital de A.________,
ainsi que les ventes à F.________ et O.________. Avec Lebedev, Khodorkovski
aurait obtenu frauduleusement des subventions pour un montant total de
407'120'540,28 RUR. Pour le blanchiment des fonds provenant des opérations
délictueuses mises à la charge des prévenus, ceux-ci se seraient servis de
sociétés dépendant de Menatep, parmi lesquelles Yukos Universal Ltd
(ci-après: Yukos), active dans la production et le commerce du pétrole. La
demande tendait à la saisie de la documentation relative à plusieurs comptes
détenus par les différentes sociétés contrôlées par Menatep et Yukos, ainsi
que par les personnes physiques (dont les prévenus) associées aux affaires de
Khodorkovski.
Le 12 mars 2004, l'autorité requérante a demandé qu'un représentant du
Parquet général soit autorisé à participer à l'exécution des actes
d'entraide. Elle a également produit une ordonnance rendue le 12 mars 2004
par le juge pour le district de Basmany de la ville de Moscou. Des actions
civiles avaient été formées devant ce tribunal pour obtenir de Khodorkovski
et consorts le paiement d'un montant total de 127'000'000'000 RUR, en
relation avec l'appropriation des actions de A.________. A titre de
garanties, le juge a ordonné la saisie des fonds déposés sur tous les comptes
détenus par les prévenus et les sociétés impliquées, ainsi que par plusieurs
tiers, auprès de divers établissements bancaires.
Selon le complément du 19 mars 2004, Yukos aurait vendu à des sociétés
qu'elle contrôlait, dont P.________ du pétrole et des produits dérivés à des
prix inférieurs à celui du marché. Les destinataires auraient revendu ces
produits à leur véritable prix. Le butin, correspondant à la différence de
prix, aurait été blanchi en Suisse. Au complément était jointe une décision
rendue le 18 mars 2004 par le juge pour le district de Basmany, ordonnant le
séquestre des comptes visés, pour les besoins de la procédure pénale en
cours.
Le Ministère public a, le 25 mars 2004, ordonné à la banque  B.________ de
bloquer les comptes ouverts auprès d'elle notamment au nom de P.________.

B.
Agissant par la voie du recours de droit administratif, P.________  demande
au Tribunal fédéral d'annuler la décision du 25 mars 2004. Elle requiert en
outre l'effet suspensif. Elle invoque les art. 18, 28, 64 de la loi fédérale
sur l'entraide internationale en matière pénale, du 20 mars 1981 (EIMP; RS
351.1), les art. 5 et 14 al. 2 CEEJ, ainsi que l'art. 27 de la Convention
européenne relative au blanchiment, au dépistage, à la saisie et à la
confiscation des produits du crime (CBl; RS 0.311.53).
Le Ministère public conclut à l'irrecevabilité du recours, que l'Office
fédéral propose de rejeter, dans la mesure de sa recevabilité.

C.
Après le dépôt du recours, le Ministère public a accepté de lever le
séquestre portant sur le compte n°xxx ouvert au nom de la recourante auprès
de la banque B.________. De ce compte, un montant de 22'036'515 USD a été
viré sur un compte n°yyy ouvert auprès de la même banque, et qui a été
immédiatement saisi.
Invitée à répliquer, la recourante a maintenu ses conclusions.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
La Confédération suisse et la Fédération de Russie sont toutes deux parties à
la CEEJ. Peut également s'appliquer en l'occurrence la CBl, entrée en vigueur le 1er septembre 1993 pour la Suisse et le 1er décembre 2001 pour la Russie.
Les dispositions de ces traités l'emportent sur le droit interne régissant la
matière, soit l'EIMP et son ordonnance d'exécution (OEIMP; RS 351.11), qui
sont applicables aux questions non réglées, explicitement ou implicitement,
par le droit conventionnel, et lorsque le droit interne est plus favorable à
l'entraide que la Convention (ATF 123 II 134 consid. 1a p. 136; 122 II 140
consid. 2 p. 142; 120 Ib 120 consid. 1a p. 122/123, 189 consid. 2a p.
191/192; 118 Ib 269 consid. 1a p. 271, et les arrêts cités). Est réservé le
respect des droits fondamentaux (ATF 123 II 595 consid. 7c p. 617).

2.
Par la décision attaquée, le Ministère public a demandé à la BNP de
l'informer si vingt-trois personnes physiques et vingt-deux personnes morales
impliquées dans l'affaire étaient titulaires de comptes auprès d'elle. Dans
l'affirmative, devaient être bloqués les comptes sur lesquels des fonds d'un
montant supérieur à 10'000 USD étaient déposés. Le Ministère public a
qualifié cette mesure de provisoire au sens de l'art. 18 EIMP; il a indiqué
qu'elle serait suivie de la notification ultérieure d'une décision incidente
de séquestre.
On pourrait se demander si la recourante est habilitée à attaquer une
décision dont elle n'est pas la destinataire et à contester les conditions
d'application de l'art. 18 EIMP, comme elle le fait. Le recours peut
également paraître prématuré, puisque la recourante s'en prend à une mesure
provisionnelle qui sera suivie du prononcé d'une décision incidente formelle.
Dès l'instant toutefois où la recourante entend contester le blocage des
comptes dont elle est titulaire, elle est admise à agir aux conditions
prévues par l'art. 80e ch. 1 let. b EIMP (arrêt 1A.265/2000 du 28 novembre
2000, consid. 2a/bb).
Initialement a été bloqué le compte n°xxx, sur lequel étaient déposés des
fonds d'un montant total de 47'170'042,36 USD. La portée de ce séquestre a
été réduite à un montant de 22'036'515 USD, transféré sur le compte n°yyy qui
fait désormais l'objet du séquestre contesté. La mesure provisionnelle
attaquée est ainsi circonscrite de manière suffisamment précise quant à ses
effets pour que le recours soit recevable à cet égard.

3.
Aux termes de l'art. 80e ch. 1 let. b EIMP, peuvent faire l'objet d'un
recours de droit administratif les décisions incidentes antérieures à la
décision de clôture, en cas de préjudice immédiat et irréparable découlant de
la saisie d'objets ou de valeurs. Il incombe au recourant d'indiquer, dans
l'acte de recours, en quoi consiste le dommage et de démontrer que celui-ci
ne serait pas réparé par un prononcé annulant, le cas échéant, la décision de
clôture à rendre ultérieurement. Quant au préjudice à prendre en
considération, il peut s'agir de l'impossibilité de satisfaire à des
obligations contractuelles échues (paiement de salaires, intérêts, impôts,
prétentions exigibles, etc.), du fait d'être exposé à des actes de poursuite
ou de faillite, ou la révocation d'une autorisation administrative, ou de
l'impossibilité de conclure des affaires sur le point d'aboutir. La seule
nécessité de faire face à des dépenses courantes ne suffit pas, en règle
générale, à rendre vraisemblable un préjudice immédiat et irréparable au sens
de l'art. 80e let. b ch. 1 EIMP (ATF 128 II 353 consid. 3 p. 354).
La recourante est une société de droit suisse, intégrée au groupe Yukos.
Fondée le 1er décembre 2000, elle a pour but social le négoce de pétrole
brut, de produits pétroliers et de ses dérivés, ainsi que la prestation de
services, notamment dans le domaine administratif, la recherche et la
production du pétrole et de ses produits dérivés, leur transport et le
financement d'opérations s'y rattachant. Le capital-actions de 250'000 fr.,
entièrement libéré, est réparti en 2500 actions de 100 fr. Le chiffre
d'affaires annuel s'est élevé à 6'000'000'000 USD en 2002 et environ
10'000'000'000 USD en 2003. Le bénéfice annuel est de l'ordre de 2'000'000
USD.
Au titre du dommage irréparable, la recourante a fait valoir que le montant
saisi initialement se rapportait à des avoirs reçus de ses mandants et leur
appartenant, à des frais d'exécution du mandat et à ses commissions. Elle se
trouverait dans l'impossibilité de faire face à ses obligations
contractuelles parce que le blocage de ses comptes l'empêcherait de restituer
à ses mandants les sommes confiées, d'honorer les engagements pris à l'égard
de tiers pour l'exécution de mandats et de payer ses frais de fonctionnement
(loyers et salaires, notamment). Elle prétendait être exposée au risque de
faillite si la saisie des comptes devait se prolonger.
Dans sa réplique du 30 avril 2004, la recourante soutient que la levée
partielle du séquestre intervenue après le dépôt du recours n'aurait pas fait
disparaître le dommage irréparable dont elle se plaignait dans le recours.
Elle expose à cet égard que le montant débloqué, soit 22'036'515,02 USD,
correspondrait à des engagements pris à l'égard de tiers (pour un montant
qu'elle évalue à 21'476'250,78 USD), d'une part, et à des commissions brutes
lui revenant (pour un montant de 562'969,02 USD), d'autre part. Elle estime
toutefois que l'avoir effectivement disponible ne lui suffira pas pour faire
face à ses obligations contractuelles et à ses frais de fonctionnement, de
sorte qu'elle serait menacée d'insolvabilité, à brève échéance.
Cette argumentation n'est pas décisive. Au regard de la jurisprudence qui
vient d'être rappelée, le dommage dont se plaint la recourante ne peut être
considéré comme irréparable. Pour le surplus, la recourante est libre
d'adresser en tout temps une demande de levée partielle complémentaire du
séquestre au Ministère public.

4.
Le recours est ainsi irrecevable. Les frais en sont mis à la charge de la
recourante (art. 156 OJ). Il n'y a pas lieu d'allouer des dépens (art. 159
OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est irrecevable.

2.
Un émolument judiciaire de 4000 fr. est mis à la charge de la recourante.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie au mandataire de la recourante et au
Ministère public de la Confédération ainsi qu'à l'Office fédéral de la
justice (B 144 708).

Lausanne, le 1er juin 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: