Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1A.63/2004
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1A.63/2004 /col

Arrêt du 17 mai 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour et Président du Tribunal
fédéral, Reeb et Féraud.
Greffier: M. Zimmermann.

1. A.________,

2. la société B.________,

3. la société C.________,

4. la société D.________,

5. la société E.________,
recourants,
tous représentés par Me Soli Pardo, avocat,

contre

Juge d'instruction du canton de Genève,
case postale 3344, 1211 Genève 3,
Chambre d'accusation du canton de Genève, place du Bourg-de-Four 1, case
postale 3108, 1211 Genève 3.

entraide judiciaire internationale en matière pénale avec la France,

recours de droit administratif contre l'ordonnance de la Chambre d'accusation
du canton de Genève du 25 février 2004.
Faits:

A.
Le 9 octobre 2002, la société britannique F.________ a déposé plainte pénale
auprès du Procureur général du canton de Genève, pour abus de confiance, vol
et recel. F.________ fabrique des produits pharmaceutiques. Elle a mis au
point plusieurs médicaments contre le virus HIV (Combivir, Epivir, Trizivir
et Retrovir). En mai 2000, elle a participé à un programme des Nations-Unies
dénommé "Accelerating Access Initiative" (ci-après: AAI), destiné à
promouvoir les soins contre le sida dans les pays d'Afrique. Dans ce cadre,
F.________ a proposé de vendre aux gouvernements intéressés le Combivir,
l'Epivir, le Trizivir et le Retrovir, à un prix rabattu de 90%. A cette fin,
elle a conclu des contrats avec des organisations non gouvernementales
africaines chargées d'assurer la livraison des médicaments, la distribution
aux patients et le contrôle des traitements prodigués. Les médicaments
fabriqués en Grande-Bretagne ont été transportés dans un centre de
distribution à Evreux (France), puis acheminés à l'aéroport de Paris et de
là, expédiés par avion au Sénégal, au Congo, au Togo, en Côte-d'Ivoire et en
Guinée.
En août 2002, les services de la douane d'Anvers (Belgique) ont repéré des
colis contenant des boîtes d'Epivir, de Trizivir et de Combivir, provenant
d'Abidjan et destinés à une société transitaire d'Anvers. Il s'agissait de
lots envoyés en Côte-d'Ivoire dans le cadre du programme AAI. Une enquête
pénale ouverte en France a permis d'établir que de nombreuses livraisons de
médicaments ont été effectuées entre Paris et Anvers pour le compte de la
société hollandaise G.________. Celle-ci s'était approvisionnée notamment
auprès de la société H.________, établie à Genève. Des livraisons avaient
également été effectuées par les sociétés D.________, I.________, M.________
et J.________, toutes à Genève. Selon les déclarations de K.________,
dirigeant de G.________, ce commerce de médicaments aurait été organisé par
L.________ et A.________. F.________ a précisé qu'elle avait déposé une
plainte pénale identique auprès du Parquet du Procureur de la République de
Paris. Elle s'est constituée partie civile.
Dans le cadre de cette procédure désignée sous la rubrique P/15343/ 2002, le
Juge d'instruction chargé de l'affaire a procédé à de multiples
investigations, notamment des auditions et la saisie de documents et comptes
bancaires appartenant à H.________, J.________, M.________, I.________ et
D.________, ainsi qu'à la société B.________ et E.________.

B.
Le 18 octobre 2002, Baudoin Thouvenot, Juge d'instruction auprès du Tribunal
de grande instance de Paris, a adressé au Juge d'instruction du canton de
Genève une demande fondée sur la Convention européenne d'entraide judiciaire
en matière pénale (CEEJ; RS 0.351.1), entrée en vigueur le 20 mars 1967 pour
le Suisse et le 21 août 1967 pour la France. La demande était présentée pour
les besoins de la procédure ouverte contre inconnus pour recel d'objet obtenu
à l'aide d'une escroquerie et d'escroquerie réalisée en bande organisée. Elle
se rapportait aux mêmes faits que ceux dénoncés dans la plainte du 9 octobre
2002.
L'exécution de cette demande (désignée sous la rubrique CP/374/ 2002) a été
confiée au Juge d'instruction chargé de la procédure P/15343/2002.
Le 19 février 2003, le Juge d'instruction a rendu une décision d'entrée en
matière et de clôture partielle, par laquelle il a ordonné la transmission à
l'autorité requérante de pièces recueillies dans la procédure P/15343/2002.
Le 27 octobre 2003, le Juge d'instruction s'est adressé à B.________,
C.________, H.________ et J.________ pour leur faire part de son intention de
rendre une décision de clôture partielle de la procédure d'entraide, pour ce
qui les concernait. Il leur a indiqué les pièces, tirées de la procédure
P/15343/2002, qu'il envisageait de transmettre à l'Etat requérant. Il leur a
imparti un délai pour produire des observations.
Le 6 novembre 2003, A.________, B.________, C.________, D.________ et
E.________ ont demandé au Juge d'instruction de suspendre le droit de
F.________ d'accéder au dossier de la procédure P/15343/2002.
Le 7 novembre 2003, le Juge d'instruction a rejeté cette requête.
Le 25 février 2004, la Chambre d'accusation du canton de Genève a déclaré
irrecevable le recours formé par A.________ et consorts contre cette
décision. Elle a considéré, en bref, que le refus de suspendre le droit de
F.________ de consulter le dossier de la procédure P/15343/2002 ne causait
pas aux recourants un dommage irréparable au sens de l'art. 80e EIMP.

C.
Agissant par la voie du recours de droit administratif, A.________,
B.________, C.________, D.________ et E.________ demandent au Tribunal
fédéral préalablement d'interpeller les autorités françaises pour déterminer
si F.________ a été admise comme partie civile à la procédure pénale pour les
besoins de laquelle l'entraide est demandée. Ils concluent principalement à
ce que la décision attaquée soit annulée et interdiction faite à F.________
de consulter le dossier de la procédure P/15343/ 2002 et d'en faire des
copies. Ils invoquent les art. 80d et 80e EIMP.
La Chambre d'accusation se réfère à sa décision. Le Juge d'instruction et
l'Office fédéral concluent au rejet du recours dans la mesure de sa
recevabilité.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
La décision par laquelle l'autorité d'exécution refuse de limiter le droit
d'une partie de consulter le dossier de la procédure pénale nationale connexe
à la procédure d'entraide, doit être considérée comme rendue en application
de l'EIMP (ATF 127 II 198 consid. 2a p. 201-203). De nature incidente, elle
cause un dommage irréparable au sens de l'art. 80e let. b ch. 2 appliqué par
analogie, si l'Etat requérant peut avoir par ce truchement connaissance de
pièces de la procédure pénale nationale avant le prononcé de la décision de
clôture de la procédure d'entraide (ATF 127 II 198 consid. 2b p. 203-205).
La Chambre d'accusation a nié en l'occurrence l'existence d'un tel dommage et
déclaré par conséquent le recours cantonal irrecevable. La voie du recours de
droit administratif est ouverte contre cette décision (ATF 128 II 211 consid.
2.2 p. 216/217; 122 II 130 consid. 1 p. 132) et les recourants ont qualité
pour agir à cet égard (ATF 124 II 124 consid. 1b p. 126, 180 consid. 1b p.
182; 122 II 130 consid. 1 p. 132, et les arrêts cités).

2.
Dans l'arrêt Abacha, le Tribunal fédéral a posé le principe que l'autorité
chargée simultanément de la poursuite pénale et de l'exécution d'une demande
d'entraide étrangère présentée pour des faits étroitement connexes, doit
veiller à prévenir tout risque de remise intempestive à l'Etat requérant de
renseignements, informations et documents dont il demande la transmission. En
particulier, il convient d'éviter de donner à l'Etat requérant partie civile
à la procédure pénale nationale un accès illimité au dossier, aussi longtemps
que la décision de clôture de la procédure d'entraide n'est pas entrée en
force (ATF 127 II 198). C'est aussi le sens de l'arrêt L., selon lequel la
partie civile dans la procédure pénale étrangère ne doit pas être admise
comme partie intéressée à la procédure d'entraide, afin d'éviter que le lésé
prenne prématurément connaissance d'éléments que l'autorité suisse pourrait
ne pas devoir transmettre à l'Etat requérant (ATF 127 II 104 consid. 3d p.
109).
Une situation critique du point de vue de la préservation de la procédure
d'entraide peut survenir lorsque la procédure pénale nationale constitue le
prolongement de la procédure pénale étrangère pour les besoins de laquelle
l'entraide est demandée. Il en va de même lorsque, comme en l'espèce, la
procédure étrangère et la procédure nationale visent les mêmes faits et les
mêmes personnes, au point d'apparaître comme une seule action pénale menée
parallèlement sur le territoire des Etats concernés, chacun demandant
l'entraide de l'autre pour les besoins de ses propres investigations. Dans le
cas où une partie à la procédure étrangère dispose parallèlement du droit de
consulter les pièces du dossier de la procédure nationale connexe et d'en
faire des copies (comme le permet l'art. 142 CPP/GE), le risque d'un
détournement de la procédure d'entraide doit être pris au sérieux.

2.1 Les recourants se sont fondés sur l'arrêt Abacha pour exiger la
limitation du droit de F.________ de consulter le dossier de la procédure
P/15343/2002. La Chambre d'accusation a considéré à cet égard que la
condition du dommage irréparable n'était pas remplie, car la situation de
F.________ n'était pas assimilable à celle de l'Etat requérant, lorsque
celui-ci est lui-même partie civile à la procédure nationale en Suisse, comme
c'était le cas de la République fédérale du Nigeria dans l'affaire Abacha. En
outre, le risque redouté par les recourants n'était que théorique: on
ignorait si F.________ était partie civile à la procédure pénale ouverte en
France; même à supposer qu'elle le fût, il n'était pas certain qu'elle
verserait à la procédure française les pièces obtenues dans le cadre de la
procédure P/15343/2002 avant le prononcé de la décision de clôture dans la
procédure CP/374/2002.

2.2 Cette solution n'est pas compatible avec la jurisprudence qui vient
d'être rappelée. Sans doute la situation de F.________ n'est-elle pas
identique à celle où l'Etat requérant de l'entraide est partie civile à la
procédure pénale nationale. Elle y équivaudrait toutefois si F.________ était
en mesure d'apporter à la procédure pénale conduite par le Juge Thouvenot les
pièces copiées du dossier de la procédure P/15343/ 2002, en élusion de la
procédure d'entraide parallèle.
La Chambre d'accusation reproche aux recourants de n'avoir pas démontré que
F.________ est effectivement partie civile à la procédure conduite par le
Juge Thouvenot. Les recourants rétorquent à cela que cette preuve leur est
impossible à rapporter, en raison du secret de l'instruction en France. A ce
propos, F.________ a elle-même signalé avoir déposé des plaintes identiques à
celle du 9 octobre 2002 dans plusieurs pays concernés par l'affaire, dont la
France. Or, à teneur de l'art. 85 CPP fr., toute personne qui se prétend
lésée par un crime ou un délit peut en portant plainte se constituer partie
civile devant le juge d'instruction compétent. Sur le vu de cette norme, il
ne fait guère de doute que F.________, qui se prétend lésée par les actes
qu'elle dénonce, dispose de la qualité de partie civile dans la procédure
conduite par le Juge Thouvenot. Une vérification à cet égard apparaît
superflue. De toute manière, F.________ pourrait compléter sa plainte par la
production de nouveaux éléments parvenus à sa connaissance. Il existe dès
lors un risque concret et sérieux que F.________ communique au Juge Thouvenot
les pièces du dossier P/15343/2002 dont elle pourrait avoir connaissance.
Cela suffit pour que le recours doive être admis, la décision attaquée
annulée et la cause renvoyée directement pour nouvelle décision au Juge
d'instruction (art. 114 al. 2 OJ), afin qu'il prenne les mesures idoines pour
éviter que F.________ ne lève des copies des pièces versées au dossier de la
procédure P/15343/2002 avant que la procédure d'entraide CP/374/2002 ne soit
terminée. Il convient enfin de rappeler au Juge d'instruction que l'exécution
de ces mesures ne l'empêche pas de rendre dans l'intervalle des décisions de
clôture au sens de l'art. 80d EIMP, conformément au principe de célérité
ancré à l'art. 17a al. 1 de la même loi.

3.
Le recours doit ainsi être admis et la décision attaquée annulée. La cause
est renvoyée au Juge d'instruction pour nouvelle décision au sens du
considérant 2.2. Il est statué sans frais (art. 156 OJ). L'Etat de Genève
versera aux recourants une indemnité à titre de dépens (art. 159 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est admis, la décision attaquée est annulée et la cause est
renvoyée au Juge d'instruction pour nouvelle décision au sens du considérant
2.2.

2.
Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.

3.
L'Etat de Genève versera aux recourants une indemnité de 2000 fr. à titre de
dépens.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie au mandataire des recourants, au
Juge d'instruction et à la Chambre d'accusation du canton de Genève ainsi
qu'à l'Office fédéral de la justice (B 139124 BOT).

Lausanne, le 17 mai 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: