Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1A.206/2004
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1A.206/2004 /svc

Arrêt du 15 décembre 2004
Ire Cour de droit public

MM. les Juges Aemisegger, Président de la Cour
et Président du Tribunal fédéral, Nay, Vice-président
du Tribunal fédéral, Reeb, Féraud et Eusebio.
Greffier: M. Kurz.

A. ________,
K.________,
recourants,
tous deux représentés par Me Jacques Python, avocat,

contre

Ministère public de la Confédération,
Taubenstrasse 16, 3003 Berne.

Entraide judiciaire internationale en matière pénale
avec l'Inde - B 102767/12,

recours de droit administratif contre l'ordonnance
du Ministère public de la Confédération du
3 septembre 2004.

Faits:

A.
A. ________ et K.________, ressortissants turcs, ont été extradés à l'Inde en
octobre 1997 pour les besoins d'une procédure pénale relative à des délits
d'escroquerie, abus de confiance et corruption. L'extradition, accordée le 9
mai 1997 et confirmée par arrêt du Tribunal fédéral du 16 septembre 1997, ne
s'étendait pas aux actes de corruption, et était assortie de diverses
conditions relatives au respect du Pacte ONU II, s'agissant notamment des
droits de la défense et des conditions de détention, ainsi que du principe de
la spécialité.

La Suisse a également transmis à l'autorité indienne, par la voie de
l'entraide judiciaire, la documentation relative notamment à des comptes
bancaires détenus par A.________, K.________ et leur société auprès des
banques X.________ et Y.________.

B.
Le 24 septembre 2003, l'Ambassade d'Inde à Berne a présenté à l'Office
fédéral de la justice (OFJ) une demande tendant à l'audition en
vidéoconférence, par un tribunal de Delhi, de responsables des deux banques
précitées. Le représentant de la banque Y.________ devait expliquer dans
quelles circonstances un montant de 37,62 millions d'US $ avait été reçu par
cet établissement, puis renvoyé en Inde après que l'ouverture d'un compte ait
été refusée. Le représentant de la banque X.________ devait confirmer la date
d'ouverture de trois comptes, le versement sur l'un d'eux du montant précité,
ainsi que différentes opérations effectuées sur instructions de A.________;
la preuve par pièces de ces opérations était requise. La demande a été
transmise au Ministère public de la Confédération (MPC).

Le 3 septembre 2004, après plusieurs échanges de lettres avec l'autorité
requérante, le MPC a décidé d'admettre la demande. Les représentants des deux
banques seraient cités à comparaître ultérieurement pour déposer par
vidéoconférence à l'Ambassade d'Inde à Berne; ils pourraient être assistés
d'un conseiller juridique. Le MPC autorisait aussi la présence des
fonctionnaires et techniciens étrangers nécessaires au bon déroulement de
l'audition. Le principe de la spécialité était également rappelé.

C.
A.________ et K.________ forment un recours de droit administratif contre
cette ordonnance, dont ils demandent l'annulation. Le MPC conclut à
l'irrecevabilité, subsidiairement au rejet du recours, tout en s'engageant à
ne pas procéder à la mesure d'entraide jusqu'à droit jugé. L'OFJ conclut à
l'irrecevabilité du recours.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
Le Tribunal fédéral examine d'office et librement la recevabilité des recours
qui lui sont soumis (ATF 130 II 306 consid. 1.1 p. 308).

1.1 Le MPC conteste la qualité pour agir des recourants. L'ensemble des
documents bancaires a déjà été remis à l'autorité requérante, et les
auditions requises ne pourraient porter que sur des informations dont les
témoins sont les seuls ayants droit. Le principe de la spécialité
n'empêcherait pas d'accorder l'entraide pour des actes de corruption commis
par d'autres accusés. Les recourants, présents dans la salle du Tribunal de
Delhi, auraient en outre la possibilité de se faire représenter en Suisse
lors de l'audition. L'OFJ relève également qu'en cas d'audition de témoins,
seuls ces derniers ont qualité pour recourir; les recourants ne seraient pas
touchés par la mesure de contrainte, et ils n'auraient pas d'intérêt à
s'opposer à l'audition puisque celle-ci porte sur des documents que
l'autorité requérante possède déjà. Les recourants auraient en outre la
possibilité d'interroger eux-mêmes les témoins. Si ceux-ci avaient accepté de
se rendre à Delhi, les recourants n'auraient pu s'y opposer.

1.2 Selon l'art. 80h let. b de la loi fédérale sur l'entraide internationale
en matière pénale (EIMP, RS 351.1), la qualité pour agir contre une mesure
d'entraide judiciaire est reconnue à celui qui est personnellement et
directement touché. La personne visée par la procédure pénale étrangère peut
recourir aux mêmes conditions (art. 21 al. 3 EIMP). L'art. 9a de l'ordonnance
du 24 février 1982 sur l'entraide internationale en matière pénale (OEIMP; RS
351.11) précise que sont réputés personnellement et directement touchés, au
sens des art. 21 al. 3 et 80h EIMP, le titulaire du compte en cas
d'informations sur celui-ci (let. b).
Sur la base de ces dispositions, la jurisprudence reconnaît la qualité pour
recourir à la personne qui doit se soumettre personnellement à une
perquisition ou une saisie (ATF 130 II 162 consid. 1.1 p. 163-164 et les
exemples de jurisprudence cités). La personne entendue à titre de témoins a
également qualité, au sens de l'art. 80h let. b EIMP, pour s'opposer à son
audition et la transmission du procès-verbal y relatif, mais uniquement dans
la mesure où les renseignements communiqués le concernent personnellement ou
lorsqu'il se prévaut de son droit de refuser de témoigner (ATF 126 II 258
consid. 2d/bb p. 261). En principe, la personne poursuivie à l'étranger n'a
pas qualité pour s'opposer au témoignage d'un tiers, quand bien même il
pourrait se trouver ainsi mis en cause (ATF 124 II 180 consid. 2b p. 182). A
titre exceptionnel toutefois, la jurisprudence reconnaît la qualité pour agir
des personnes concernées par les déclarations du témoin, lorsque ce dernier
donne des renseignements complets sur des comptes bancaires, équivalant à la
production de la documentation; la légitimation des titulaires des comptes
concernés est reconnue, dans ce cas, sur la base des art. 80h let. b EIMP et
9a OEIMP.

1.3 En l'occurrence, l'autorité requérante a déjà en sa possession les
documents relatifs aux comptes bancaires détenus par les recourants. Selon la
demande d'entraide, les témoins devront notamment être appelés à garantir
l'authenticité de ces documents; le représentant de la banque Y.________
devra indiquer les raisons pour lesquelles l'ouverture d'un compte a été
refusée; le représentant de la banque X.________ devra pour sa part prouver
l'existence d'un crédit de 37,62 millions d'US $, ainsi que de différents
transferts ultérieurs de ces fonds; il devra en outre apporter la preuve par
pièces des instructions données par A.________ au sujet des versements et
transferts à effectuer, en produisant certains justificatifs de débits et de
crédits. Dès lors, même si les documents bancaires ont déjà été remis à
l'autorité requérante, les témoins seront appelés à apporter des indications
très précises au sujet de la gestion des comptes détenus notamment par les
recourants. Leur déposition est en outre destinée à donner une force probante
supplémentaire aux différents documents déjà en possession du juge de Delhi;
les renseignements seront en outre directement utilisables par le juge du
fond. La mesure d'entraide envisagée s'apparente donc dans une large mesure à
la remise de pièces bancaires, de sorte que les recourants doivent se voir
reconnaître la qualité pour agir.

1.4 L'acte attaqué est intitulé "ordonnance d'entrée en matière et décision
incidente". Le MPC a toutefois admis la requête tendant à l'organisation
d'une vidéoconférence par laquelle les témoins seront directement interrogés
par le magistrat et les parties à l'étranger. Les déclarations des témoins
seront ainsi transmises de manière immédiate, sans apparemment qu'aucun
contrôle n'ait été prévu quant à leur contenu. On ne voit pas, dans ces
circonstances, sur quoi pourrait porter ultérieurement une décision de
clôture. La décision attaquée doit bien plutôt être considérée comme une
décision de transmission au sens de l'art. 80g al. 1 EIMP. De toute façon,
s'il fallait la considérer comme une décision incidente, les conditions
posées à l'art. 80g al. 2 EIMP seraient manifestement réalisées:
l'interrogatoire direct par l'autorité requérante et la transmission
immédiate des réponses des témoins est susceptible de causer un dommage
irréparable, dans la même mesure - et même davantage - que la présence des
enquêteurs étrangers au sens de l'art. 80e let. b ch. 2 EIMP: le mode de
faire adopté par le MPC implique en effet que les renseignements demandés
parviendront à l'autorité requérante sans qu'il puisse être préalablement
statué sur l'octroi et l'étendue de l'entraide (art. 65a al. 3 EIMP; ATF 128
II 211 consid. 2.1 p. 215-216). Il y a lieu, par conséquent, d'entrer en
matière.

2.
Pour les recourants, l'audition par vidéoconférence ne serait prévue ni par
l'échange de lettres, ni par l'EIMP. Le deuxième protocole additionnel à la
Convention européenne d'entraide judiciaire en matière pénale (CEEJ, RS
0.351.1), non encore en vigueur pour la Suisse, ne saurait de toute façon
profiter à l'Etat requérant. Les autorités indiennes ne seraient pas non plus
en droit d'obtenir la mesure requise selon leur propre législation, car le
juge spécial compétent a déjà ordonné la clôture de la procédure probatoire
dans le procès.

Selon le MPC, la mesure d'entraide serait prévue dans l'échange de lettres du
20 février 1989 entre l'Inde et la Suisse, au titre des "autres modes de
coopération" dont sont convenus les deux Etats. Il ne s'agirait que d'une
simple modalité d'une audition de témoins. Ces derniers ayant refusé de se
déplacer en Inde, il ne resterait plus au tribunal compétent que de se rendre
in corpore en Suisse, ou d'autoriser une vidéoconférence.

2.1 L'échange de lettres du 20 février 1989 entre l'Inde et la Suisse
concernant l'entraide judiciaire en matière pénale (RS 0.351.942.3) doit être
considéré comme un véritable traité constituant la base de la coopération
entre les deux Etats (ATF 122 II 140 consid. 2 p. 141). Aux termes de cet
accord, les parties s'accordent, sur la base de la réciprocité et
conformément à leur loi nationale, l'entraide la plus large possible, selon
les modes énumérés aux points 1 à 7 de l'échange. Cela comprend l'obtention
de moyens de preuve par l'application de mesures de contrainte - moyennant le
respect de la condition de la double incrimination - et l'audition de
personnes sans application de moyens de contrainte. Selon le ch. 7, d'autres
formes d'entraide peuvent se présenter, les deux Etats se déclarant prêts à
envisager, sur demande et dans des cas particuliers, d'autres modes de
coopération.

2.2 L'art. 63 EIMP définit les différents actes d'entraide qui peuvent être
effectués par la Suisse à la demande d'une autorité étrangère; il précise que
ces actes doivent être "admis en droit suisse". Les mesures d'audition et de
confrontation sont certes prévues (art. 63 al. 2 let. b EIMP), mais pas selon
les modalités de la vidéoconférence. Dans son message relatif au deuxième
protocole additionnel à la CEEJ, le Conseil fédéral admet que ce moyen n'est
pas explicitement prévu par le droit de procédure suisse; il estime que les
art. 65 et 65a EIMP pourraient autoriser le recours à un tel moyen de preuve
(FF 2003 2887). Toutefois, comme le relève Zimmermann (La coopération
judiciaire internationale en matière pénale, Berne 2004 n° 246-1), l'art. 65
EIMP permet uniquement de confirmer les dépositions selon les exigences du
droit de l'Etat requérant, mais non d'effectuer des actes qui ne sont pas
prévus par le droit suisse. La forme applicable à la confirmation des
dépositions doit de toute façon respecter le droit suisse (al. 2).

Quant à l'art. 65a EIMP, s'il permet aux enquêteurs étrangers de participer
en Suisse à l'exécution des actes d'entraide, cette participation ne doit pas
avoir pour conséquence que des informations confidentielles ne parviennent à
l'autorité requérante avant qu'il ne soit statué sur l'octroi et l'étendue de
l'entraide (art. 65a al. 3 EIMP). La pratique a dégagé une série de principes
à respecter dans ce cadre: l'autorité d'exécution doit contrôler strictement
la participation des enquêteurs étrangers en dirigeant les investigations
(art. 26 al. 2 OEIMP), et en obtenant au besoin l'assurance de l'Etat
requérant que les renseignements ne seront pas utilisés avant l'octroi
définitif de l'entraide (ATF 118 Ib 547 consid. 6c p. 562 et les arrêts
cités, 113 Ib 157 consid. 7c p. 169).
Comme il l'a déjà été relevé ci-dessus, la transmission immédiate au juge
étranger de la déposition de témoins apparaît incompatible avec ces
exigences. Selon l'ordonnance attaquée, le juge de Delhi, ainsi que les
parties, pourront poser librement leurs questions, auxquelles les témoins
devront immédiatement répondre, sans qu'aucun contrôle préalable ne soit
prévu par l'autorité d'exécution suisse. Toutes les personnes présentes dans
la salle du Tribunal pourront ainsi prendre directement connaissance des
déclarations des témoins. Il en résulte un risque évident de diffusion non
contrôlée de ces informations à l'étranger, contrairement notamment au
principe de la spécialité. On ne saurait par conséquent soutenir que
l'audition par vidéoconférence ne serait qu'une modalité d'application de
l'art. 65a EIMP.

2.3 Dès l'entrée en vigueur du Protocole II à la CEEJ, la Suisse ne pourra
plus refuser à un Etat partie l'exécution d'une vidéoconférence au motif que
celle-ci ne peut trouver son fondement dans le droit interne. En effet, selon
l'art. 9 par. 2 du protocole, à défaut de déclaration inverse, la partie
requise consent à un tel moyen de preuve, pour autant que le recours à cette
méthode ne soit pas contraire aux principes fondamentaux de son droit. Cette
dernière mention ne permet pas de rejeter une demande d'entraide judiciaire
au motif que le droit interne ne prévoit pas ce moyen (FF 2003 2885).
L'obligation d'aménager une vidéoconférence découlera, dans ce cas, de
l'engagement international exprès de la Suisse (Zimmermann, op. cit. n°
246-1). Or, rien de tel n'a été convenu dans l'échange de lettres avec
l'Inde.

2.4 Non prévue par le droit conventionnel et interne, l'audition par
vidéoconférence se heurterait également à d'autres principes fondamentaux
fixés dans l'EIMP.

Sous réserve des règles de procédure particulières figurant dans la
convention, et qui pourraient s'appliquer dans la mesure où elles rendent
plus aisée la collaboration internationale (principe de faveur), la procédure
à suivre en Suisse est exclusivement régie par l'EIMP, soit, pour les
demandes d'entraide, les art. 75 ss EIMP. La référence conventionnelle à la
loi nationale se rapporte en effet à la procédure d'entraide judiciaire à
suivre dans l'Etat requis (ATF 122 II 140 consid. 5b p. 142 concernant
l'échange de lettres avec l'Inde; ATF 124 II 120 consid. 4b p. 11 concernant
l'art. 3 CEEJ). Après un examen préliminaire d'admissibilité, l'autorité
compétente rend une décision d'entrée en matière sommairement motivée et
procède aux actes d'entraide requis (art. 80a EIMP). Elle doit ensuite
procéder au tri des renseignements obtenus et écarter, avec la participation
des ayants droit, ceux qui n'ont aucun intérêt potentiel pour l'enquête (ATF
130 II 14 consid. 4.3-4.4 p. 16 ss). Elle rend ensuite sa décision de clôture
motivée (art. 80d EIMP), contre laquelle les personnes touchées peuvent
recourir (art. 80e ss EIMP). Ces principes sont évidemment applicables aux
dépositions de témoins devant l'autorité d'exécution: aucun renseignement
utilisable par l'autorité requérante ne doit en principe lui parvenir avant
l'entrée en force de la décision de clôture.

2.5 En l'occurrence, la vidéoconférence telle qu'envisagée par le MPC ne
satisfait pas à ces exigences procédurales. Les témoins seront directement
entendus par le juge étranger, sans aucun droit de contrôle et d'intervention
de l'autorité d'exécution. Les réponses des témoins seront transmises au
Tribunal de Delhi, sans que l'autorité d'exécution ne puisse vérifier au
préalable le respect du principe de la proportionnalité; toute procédure de
tri est exclue, et aucune protection juridique n'est prévue pour les
éventuels ayants droit - dont le cercle ne peut être définitivement fixé qu'à
l'issue de l'audition, en fonction des renseignements donnés par les témoins.
La procédure suivie n'offre également aucune garantie du point de vue du
principe de la spécialité, puisque les informations transmises seront
accessibles à toutes les personnes présentes au procès.

3.
Sur le vu de ce qui précède, le recours doit être admis et la décision
attaquée annulée, sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres griefs soulevés
par les recourants. Il n'est pas perçu d'émolument judiciaire (art. 156 al. 1
OJ), mais une indemnité de dépens allouée aux recourants est mise à la charge
du MPC.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est admis et la décision attaquée est annulée.

2.
Une indemnité de dépens de 2'000 fr. est allouée aux recourants, à la charge
du Ministère public de la Confédération.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie au mandataire des recourants et au
Ministère public de la Confédération, ainsi qu'à l'Office fédéral de la
justice, Division des affaires internationales, Section de l'entraide
judiciaire internationale (B 102767/12).

Lausanne, le 15 décembre 2004

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  Le greffier: