Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

Sozialrechtliche Abteilungen I 630/2003
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I 630/03

Arrêt du 30 novembre 2004
IIe Chambre

MM. les Juges Borella, Président, Schön et Frésard. Greffier : M. Berthoud

Office de l'assurance-invalidité pour le canton de Vaud, avenue
Général-Guisan 8, 1800 Vevey, recourant,

contre

T.________, intimé, représenté par Me Christian Marquis, avocat, galerie
Saint-François A, 1002 Lausanne

Tribunal des assurances du canton de Vaud, Lausanne

(Jugement du 19 juin 2003)

Faits:

A.
T. ________, né en 1967, est employé depuis l'année 1993 par l'Institution de
L.________, au service des nettoyages. Souffrant principalement de douleurs
cervico-scapulaires droites, il se trouve en incapacité de travail à 50 % à
partir du 16 mars 1998.

L'assuré s'est annoncé à l'assurance-invalidité, le 8 mars 1999, sollicitant
le versement d'une rente. Les investigations médicales n'ont mis en évidence
aucune anomalie permettant d'expliquer la symptomatologie douloureuse. Une
origine somatoforme des douleurs a été suggérée (cf. rapport du docteur
C.________, rhumatologue, du 26 janvier 2001).

Par décision du 30 janvier 2002, l'Office de l'assurance-invalidité pour le
canton de Vaud (l'office AI) a rejeté la demande de rente, au motif qu'un
trouble somatoforme douloureux et une fibromyalgie ne constituent pas des
affections invalidantes en l'absence de comorbidité psychiatrique grave.

B.
T.________ a déféré cette décision au Tribunal des assurances du canton de
Vaud, en concluant principalement au renvoi de la cause à l'administration et
subsidiairement à l'octroi d'une rente. Il a par ailleurs demandé la mise en
oeuvre d'une expertise psychiatrique.

La juridiction cantonale a mandaté le docteur S.________, spécialiste en
psychiatrie et psychothérapie. Dans son rapport du 14 avril 2003, ce
psychiatre a diagnostiqué des troubles dépressifs récurrents, épisode actuel
moyen avec syndrome somatique, un syndrome douloureux somatoforme persistant,
ainsi qu'une majoration de symptômes physiques pour des raisons
psychologiques. Selon l'expert, ces affections psychiques engendrent une
incapacité de travail de longue durée de 50 % depuis l'an 2000.

Par jugement du 19 juin 2003, le Tribunal des assurances a admis le recours
en ce sens qu'il a alloué une demi-rente d'invalidité à l'assuré depuis le
1er juin 2001.

C.
L'office AI interjette recours de droit administratif contre ce jugement dont
il demande l'annulation.

L'assuré intimé et l'Office fédéral des assurances sociales ont renoncé à se
déterminer.

Considérant en droit:

1.
Le litige porte sur le taux d'invalidité de l'intimé.

2.
La loi fédérale sur la partie générale des assurances sociales (LPGA) du 6
octobre 2000, entrée en vigueur le 1er janvier 2003, n'est pas applicable au
présent litige, dès lors que le juge des assurances sociales n'a pas à
prendre en considération les modifications du droit ou de l'état de fait
postérieures à la date déterminante de la décision litigieuse du 30 janvier
2002 (ATF 129 V 4 consid. 1.2 et les références).

3.
Selon l'art. 4 al. 1 aLAI, l'invalidité est la diminution de la capacité de
gain, présumée permanente ou de longue durée, qui résulte d'une atteinte à la
santé physique ou mentale provenant d'une infirmité congénitale, d'une
maladie ou d'un accident.

4.
Récemment, la Cour de céans s'est exprimée sur les conditions auxquelles des
troubles somatoformes douloureux persistants peuvent présenter un caractère
invalidant (arrêt N. du 12 mars 2004, I 683/03, publié aux ATF 130 V 352;
arrêt P. du 21 avril 2004, I 870/02). Elle a notamment considéré ce qui suit,
au consid. 3.3 de l'arrêt P. :

3.3.1 Selon la jurisprudence, des troubles somatoformes douloureux peuvent,
dans certaines circonstances, conduire à une incapacité de travail (ATF 120 V
119 consid. 2c/cc; RAMA 1996 no U 256 p. 217 ss consid. 5 et 6). De tels
troubles entrent dans la catégorie des affections psychiques, pour lesquelles
une expertise psychiatrique est en principe nécessaire quand il s'agit de se
prononcer sur l'incapacité de travail qu'ils sont susceptibles d'entraîner
(VSI 2000 p. 160 consid. 4b). Compte tenu des difficultés, en matière de
preuve, à établir l'existence de douleurs, les simples plaintes subjectives
de l'assuré ne suffisent pas pour justifier une invalidité (entière ou
partielle). Dans le cadre de l'examen du droit aux prestations de l'assurance
sociale, l'allégation des douleurs doit être confirmée par des observations
médicales concluantes, à défaut de quoi une appréciation de ce droit aux
prestations ne peut être assurée de manière conforme à l'égalité de
traitement des assurés (arrêt N. précité, consid. 2.2.2).

3.3.2  Un rapport d'expertise attestant la présence d'une atteinte psychique
ayant valeur de maladie - tels des troubles somatoformes douloureux - est une
condition juridique nécessaire, mais ne constitue pas encore une base
suffisante pour que l'on puisse admettre qu'une limitation de la capacité de
travail revêt un caractère invalidant (arrêt N. précité consid. 2.2.3; Ulrich
Meyer-Blaser, Der Rechtsbegriff der Arbeitsunfähigkeit und seine Bedeutung in
der Sozialversicherung, namentlich für den Einkommensvergleich in der
Invaliditätsbemessung, in : René Schauffhauser/Franz Schlauri (éd.), Schmerz
und Arbeitsunfähigkeit, St. Gall 2003, p. 64 sv., et note 93). En effet,
selon la jurisprudence, les troubles somatoformes douloureux persistants
n'entraînent pas, en règle générale, une limitation de longue durée de la
capacité de travail pouvant conduire à une invalidité au sens de l'art. 4 al.
1 LAI (voir sur ce point Meyer-Blaser, op. cit. p. 76 ss, spéc. p. 81 sv.).
Une exception à ce principe est admise dans les seuls cas où, selon
l'estimation du médecin, les troubles somatoformes douloureux se manifestent
avec une telle sévérité que, d'un point de vue objectif, la mise en valeur de
sa capacité de travail ne peut, pratiquement, - sous réserve des cas de
simulation ou d'exagération (SVR 2003 IV no 1 p. 2 consid. 3b/bb; voir aussi
Meyer-Blaser, op. cit. p. 83, spéc. 87 sv.) - plus raisonnablement être
exigée de l'assuré, ou qu'elle serait même insupportable pour la société (ATF
102 V 165; VSI 2001 p. 224 sv. consid. 2b et les références; arrêt N.,
consid. 2.2.3 et les arrêts cités; cf. aussi ATF 127 V 298 consid. 4c in
fine).

Admissible seulement dans des cas exceptionnels, le caractère non exigible
d'un effort de volonté en vue de surmonter la douleur et de la réintégration
dans un processus de travail suppose, dans chaque cas, soit la présence
manifeste d'une comorbité psychiatrique d'une acuité et d'une durée
importantes, soit le cumul d'autres critères présentant une certaine
intensité et constance. Ce sera le cas (1) des affections corporelles
chroniques ou d'un processus maladif s'étendant sur plusieurs années sans
rémission durable, (2) d'une perte d'intégration sociale dans toutes les
manifestations de la vie, (3) d'un état psychique cristallisé, sans évolution
possible au plan thérapeutique, marquant simultanément l'échec et la
libération du processus de résolution du conflit psychique (profit primaire
tiré de la maladie), ou enfin (4) de l'échec de traitements ambulatoires ou
stationnaires conformes aux règles de l'art et de mesures de réhabilitation,
cela en dépit de la motivation et des efforts de la personne assurée pour
surmonter les effets des troubles somatoformes douloureux (VSI 2000 p. 155
consid. 2c; arrêt N., consid. 2.2.3 in fine; Meyer-Blaser, op. cit. p. 76 ss,
spéc. 80 ss).

3.3.3  Dès lors qu'en l'absence de résultats sur le plan somatique le seul
diagnostic de troubles somatoformes douloureux ne suffit pas  pour justifier
un droit à des prestations d'assurance sociale, il incombe à l'expert
psychiatre, dans le cadre large de son examen, d'indiquer à l'administration
(et au juge en cas de litige) si et dans quelle mesure un assuré dispose de
ressources psychiques qui - eu égard également aux critères mentionnés au
considérant 3.3.2 ci-dessus - lui permettent de surmonter ses douleurs. Il
s'agit pour lui d'établir de manière objective si, compte tenu de sa
constitution psychique, l'assuré peut exercer une activité sur le marché du
travail, malgré les douleurs qu'il ressent (cf. arrêt N., consid. 2.2.4. et
les arrêts cités).

3.3.4  Les prises de position médicales sur la santé psychique et sur les
ressources dont dispose l'assuré constituent une base indispensable pour
trancher la question (juridique) de savoir si et dans quelle mesure on peut
exiger de celui-ci qu'il mette en oeuvre toute sa volonté pour surmonter ses
douleurs et réintégrer le monde du travail. Dans le cadre de la libre
appréciation dont ils disposent (art. 40 PCF en liaison avec l'art. 19 PA;
art. 95 al. 2 en liaison avec 113 et 132 OJ; VSI 2001 p. 108 consid. 3a),
l'administration et le juge (en cas de litige) ne sauraient ni ignorer les
constatations de fait des médecins, ni faire leurs les estimations et
conclusions médicales relatives à la capacité (résiduelle) de travail, sans
procéder à un examen préalable de leur pertinence du point de vue du droit
des assurances sociales. Cela s'impose en particulier lorsque l'expert
atteste une limitation de la capacité de travail fondée uniquement sur le
diagnostic de troubles somatoformes douloureux. Dans un tel cas, il
appartient aux autorités administratives et judiciaires d'examiner avec tout
le soin nécessaire si l'estimation médicale de l'incapacité de travail prend
en considération également des éléments étrangers à l'invalidité (en
particulier des facteurs psychosociaux et socio-culturels) qui ne sont pas
pertinents du point de vue des assurances sociales (ATF 127 V 299 consid. 5a;
VSI 2000 p. 149 consid. 3), ou si la limitation (partielle ou totale) de la
capacité de travail est justifiée par les critères juridiques déterminants,
énumérés aux consid. 3.3.2 et 3.3.3 ci-dessus (cf. arrêt N., consid. 2.2.5).

En résumé, la jurisprudence exige la présence manifeste d'une comorbidité
psychiatrique d'une acuité et d'une durée importantes. Lorsqu'un trouble
dépressif accompagne un trouble somatoforme douloureux et qu'il apparaît
comme une réaction à celui-ci, il ne constitue pas une affection autonome,
distincte du syndrome douloureux psychogène, au sens d'une comorbidité
psychiatrique manifeste d'une acuité et d'une durée importantes (ATF 130 V
358 consid. 3.3.1 et la référence à Meyer-Blaser, op. cit., p. 81 et la note
135).

5.
5.1 On peut déduire de l'expertise judiciaire que les troubles dépressifs
récurrents de l'intimé constituent une comorbidité psychiatrique au syndrome
douloureux somatoforme persistant dont il est affecté.

Invité à confirmer le diagnostic de trouble dépressif sévère que son confrère
V.________ avait posé dans un avis du 26 août 2002, l'expert S.________ s'en
est distancé partiellement, dans son rapport du 14 avril 2003, en précisant
que l'état dépressif de l'intimé n'est que d'importance moyenne (p. 20 en
bas). En d'autres termes, on ne se trouve pas en présence d'une comorbidité
psychiatrique d'une acuité et d'une durée importantes, si bien que le trouble
dépressif ne justifie pas à lui seul d'admettre que l'intimé n'est pas en
mesure d'accomplir les efforts de volonté permettant de surmonter ses
douleurs et de réintégrer un processus de travail.

5.2 Il reste à examiner les autres critères consacrés par la jurisprudence,
dont l'existence permet d'admettre le caractère non exigible de la reprise de
travail.

On ne voit pas que le recourant réunit en sa personne plusieurs de ceux-ci
(ou du moins pas dans une mesure très marquée) qui fondent un pronostic
défavorable en ce qui concerne l'exigibilité d'une reprise d'activité
professionnelle. Le recourant ne présente pas, en sus du trouble somatoforme
douloureux persistant, une affection corporelle chronique ou un processus
maladif s'étendant sur plusieurs années sans rémission durable (1); en effet,
mis à part des troubles statiques rachidiens et des tendomyoses
cervico-brachiales, aucun élément organique n'a été clairement objectivé
(rapport du docteur C.________, du 26 janvier 2001, p. 6). On ne saurait non
plus parler d'une perte d'intégration sociale dans toutes les manifestations
de la vie (2), car le recourant bénéficie d'un emploi à mi-temps dans une
institution pour handicapés. A dire d'expert, il dispose d'une bonne capacité
d'adaptation et est bien intégré culturellement. On ne voit également pas au
dossier que chez l'intéressé, l'apparition du trouble somatoforme douloureux
résulterait d'une libération du processus de résolution du conflit psychique
(profit primaire tiré de la maladie) (3); en effet, il n'est fait mention
d'aucune source de conflit intra-psychique ni situation conflictuelle externe
permettant d'expliquer le développement du syndrome douloureux aboutissant à
une diminution de l'activité lucrative.

Au vu de l'ensemble de ces éléments, on doit nier - d'un point de vue
juridique - qu'une mise en valeur de sa capacité de travail, jugée complète
au plan somatique dans une activité adaptée, ne puisse pratiquement plus
raisonnablement être exigée de lui ou qu'elle serait même insupportable pour
la société. Le recours de l'office AI est bien fondé.

6.
L'intimé avait sollicité le bénéfice de l'assistance judiciaire en procédure
de recours de première instance (cf. mémoire de recours du 1er mars 2002, p.
6). Comme il avait obtenu gain de cause, sa requête était devenue sans objet
et les premiers juges lui avaient alloué des dépens.

Vu l'issue du litige, la cause doit être renvoyée au Tribunal cantonal des
assurances afin qu'il statue sur l'assistance judiciaire gratuite.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral des assurances prononce:

1.
Le recours est admis et le jugement du Tribunal des assurances du canton de
Vaud du 19 juin 2003 est annulé.

2.
Il n'est pas perçu de frais de justice.

3.
Le dossier de la cause est renvoyé au Tribunal des assurances du canton de
Vaud afin qu'il statue sur le droit de l'intimé à l'assistance judiciaire
gratuite.

4.
Le présent arrêt sera communiqué aux parties, au Tribunal des assurances du
canton de Vaud et à l'Office fédéral des assurances sociales.

Lucerne, le 30 novembre 2004
Au nom du Tribunal fédéral des assurances

Le Président de la IIe Chambre:   Le Greffier: