Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

II. Zivilabteilung 5P.425/2002
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5P.425/2002 /frs

Arrêt du 25 novembre 2003
IIe Cour civile

MM. et Mmes les Juges Raselli, Président, Nordmann, Escher, Meyer et Hohl.
Greffière: Mme Mairot.

X. ________,
recourante, représentée par Me Vincent Jeanneret, avocat,

contre

Y.________ AG,
intimée, représentée par Me Nicolas Jeandin, avocat,

1ère Section de la Cour de justice du canton de Genève, place du
Bourg-de-Four 1, case postale 3108, 1211 Genève 3.

art. 9 Cst. (mainlevée provisoire de l'opposition),

recours de droit public contre l'arrêt de la 1ère Section de la Cour de
justice du canton de Genève du 26 septembre 2002.
Faits:

A.
Le 17 août 1999, R.________ GmbH a émis deux lettres de change de 15 millions
de marks allemands (DEM) chacune, tirées à son ordre sur X.________
(ci-après: la tirée ou la débitrice), payables auprès de la Banque D.________
à Genève (ci-après: la banque) et venant à échéance les 7 et 16 février 2000.
Ces deux lettres ont été acceptées par la débitrice par apposition de son
timbre humide et sous la signature d'un dénommé K.________. En outre, une
autre entité du groupe de la débitrice les a signées avec la mention "per
aval".
Les lettres de change susmentionnées ont été remises à Y.________ AG
(ci-après: la créancière) en paiement d'une créance.
La banque ayant refusé d'honorer les lettres de change sur instructions d'un
administrateur de la débitrice, protêt a été dressé par un huissier
judiciaire genevois les 9 et 18 février 2000.

B.
Le 29 mars 2000, la créancière a requis le séquestre d'avoirs de la débitrice
en main de la banque. Autorisé par le Tribunal de première instance du canton
de Genève le 30 mars 2000, le séquestre a été validé par une réquisition de
poursuite du 10 juillet 2000, puis par la notification, le 22 juin 2001, au
domicile élu de la débitrice à Genève, d'un commandement de payer quatre
montants représentant plus de 26 millions de francs suisses. La débitrice y a
fait opposition.
Le Tribunal de première instance a, le 10 décembre 2001, rejeté la requête de
mainlevée provisoire de l'opposition et de validation du séquestre présentée
par la créancière, pour les deux motifs suivants: d'une part, les effets de
change produits étaient des photocopies et ne valaient donc pas titres de
mainlevée provisoire; d'autre part, le pouvoir de représentation du
signataire des deux lettres de change au nom de la tirée n'était pas établi
par pièces.
Le 31 janvier 2002, sur recours de la créancière, la Cour de justice du
canton de Genève a annulé le jugement de première instance et, statuant à
nouveau, a prononcé la mainlevée provisoire et validé le séquestre. Elle a
admis qu'il était suffisant que les effets de change soient produits en
photocopie, tout au moins lorsque le poursuivi n'en contestait pas
l'authenticité. Le Tribunal de première instance ayant écarté des pièces de
la créancière destinées à attester des pouvoirs de représentation du
signataire des lettres de change (chargé complémentaire pièces 16 à 20), la
cour cantonale a estimé pouvoir en tenir compte en appel; mais elle a relevé
qu'elles n'étaient pas déterminantes pour la solution du litige, dès lors que
même signés par une personne non habilitée à engager la tirée, les effets de
change litigieux n'en auraient pas perdu leur qualité de titres de créance.
Le 17 mai 2002, le Tribunal fédéral a admis le recours de droit public formé
par la débitrice contre cet arrêt. Il a considéré en bref que la cour
cantonale avait arbitrairement appliqué les art. 82 LP et 998 CO en admettant
que la société poursuivie, en tant que tirée, était engagée comme "falsus
procurator" par la signature du dénommé K.________, même si celui-ci n'avait
pas le pouvoir de la représenter.
Le 26 septembre 2002, la Cour de justice a rendu un nouvel arrêt admettant la
requête de mainlevée provisoire et de validation de séquestre présentée par
la créancière, au motif que le signataire des lettres de change disposait
bien des pouvoirs nécessaires pour engager la débitrice; dans l'hypothèse où
tel ne serait pas le cas, la bonne foi de la créancière méritait de toute
manière d'être protégée.

C.
Agissant derechef par la voie du recours de droit public, la débitrice
demande au Tribunal fédéral, avec suite de frais et dépens, d'annuler l'arrêt
de la Cour de justice du 26 septembre 2002, l'intimée étant déboutée de
toutes autres, contraires ou plus amples conclusions.

L'intimée propose le rejet du recours.

L'autorité cantonale s'est référée aux considérants de son arrêt.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
1.1 Déposé en temps utile contre une décision qui prononce, en dernière
instance cantonale, la mainlevée provisoire de l'opposition (ATF 111 III 8
consid. 1 p. 9 et la jurisprudence citée), le présent recours de droit public
est recevable sous l'angle des art. 84 al. 2, 86 al. 1 et 89 al. 1 OJ.

1.2 Le recours de droit public ne peut en principe tendre qu'à l'annulation
de l'acte attaqué (ATF 127 III 279 consid. 1b p. 282 et les arrêts cités).
Ainsi, lorsque le Tribunal fédéral annule une décision par laquelle la
mainlevée a été accordée ou refusée, il ne peut pas, en règle générale, se
prononcer lui-même sur la mainlevée. Une exception à cette règle ne peut être
admise que lorsque le Tribunal fédéral n'examine pas la décision attaquée
uniquement sous l'angle de l'arbitraire et que la situation juridique peut
être considérée comme suffisamment claire (ATF 120 Ia 256 consid. 1b p. 257
et les arrêts cités).
Le présent recours est donc irrecevable dans la mesure où il tend à ce que
l'intimée soit déboutée de toutes autres, contraires ou plus amples
conclusions.

1.3 Dans le cadre d'un recours de droit public pour arbitraire, le Tribunal
fédéral ne prend pas en considération les allégations, preuves ou faits
nouveaux (ATF 124 I 208 consid. 4b p. 212; 118 III 37 consid. 2a p. 39 et les
arrêts cités). Partant, sont irrecevables les faits allégués par la
recourante qui ne ressortent pas de la décision attaquée, à moins qu'elle ne
démontre que ces constatations sont arbitrairement fausses ou incomplètes
(cf. ATF 118 Ia 20 consid. 5a p. 26 et les références).

1.4 Aux termes de l'art. 90 al. 1 let. b OJ, l'acte de recours doit - sous
peine d'irrecevabilité (ATF 123 II 552 consid. 4d p. 558) - contenir un
exposé succinct des droits constitutionnels ou des principes juridiques
violés, précisant en quoi consiste la violation. Saisi d'un recours de droit
public, le Tribunal fédéral n'examine que les griefs soulevés de manière
claire et détaillée, le principe jura novit curia étant inapplicable (ATF 125
I 71 consid. 1c p. 76; 122 I 70 consid. 1c p. 73). Le justiciable qui se
plaint d'arbitraire ne peut critiquer la décision comme il le ferait en
instance d'appel, où l'autorité de recours dispose d'une libre cognition (ATF
117 Ia 10 consid. 4b p. 11/12), mais il doit démontrer, par une argumentation
précise, que cette décision repose sur une application de la loi ou une
appréciation des preuves manifestement insoutenables (ATF 125 I 492 consid.
1b p. 495 et les arrêts cités).

2.
La recourante reproche à la cour cantonale d'avoir arbitrairement appliqué
l'art. 66 OJ en refusant de se prononcer à nouveau sur  l'admissibilité des
pièces complémentaires produites par l'intimée, sur la validité, comme titres
de mainlevée, des effets de change produits en photocopie et sur
l'établissement du taux de conversion applicable à ceux-ci.

2.1 L'autorité cantonale dont la décision a été annulée sur recours de droit
public est tenue de statuer dans les limites de l'arrêt de renvoi, dont
l'autorité ne s'étend pas seulement au dispositif mais également aux
considérants (art. 38 OJ, art. 66 al. 1 OJ applicable par analogie; ATF 112
Ia 353 consid. 3c/bb p. 354; 111 II 94 consid. 2 p. 95 et les arrêts cités;
Poudret, in Commentaire de la loi fédérale d'organisation judiciaire, n.
1.3.4 ad art. 66 et la jurisprudence mentionnée). Sous réserve de
l'admissibilité des nova - question qui relève du droit cantonal -, elle ne
saurait donc se fonder sur des motifs que le Tribunal fédéral a expressément
ou implicitement rejetés, ni remettre en cause des points définitivement
tranchés dans les considérants de l'arrêt, même si le dispositif prononce une
annulation totale et que l'autorité cantonale doit statuer à nouveau sur
l'ensemble (ATF 116 II 220 consid. 4a p. 222; 112 Ia 353 consid. 3c/bb p.
354/355; Poudret, op. cit., n. 1.3.2 ad art. 66 et les références). Les
considérants de l'arrêt de renvoi lient aussi les parties et le Tribunal
fédéral. Par conséquent, la nouvelle décision cantonale ne peut plus faire
l'objet de griefs qui auraient pu être soulevés, qui avaient été écartés ou
dont il avait été totalement fait abstraction dans la précédente procédure de
recours fédérale (ATF 111 II 94 consid. 2 p. 96; Poudret, op. cit., n. 2 ad
art. 66).

2.2 En l'espèce, il résulte clairement des motifs de l'arrêt du Tribunal
fédéral du 17 mai 2002 que le recours de droit public a été admis parce que
la cour cantonale s'était fondée sur une fausse conception juridique et
qu'elle n'avait pas pris en considération les pièces produites par la
créancière, destinées à établir que le signataire des lettres de change
pouvait signer au nom de la débitrice tirée ou que celle-ci avait ratifié sa
signature. Dès lors, la Cour de justice n'a pas arbitrairement violé l'art.
66 OJ en examinant uniquement la question du pouvoir de représentation. Les
griefs selon lesquels cette autorité ne s'est pas prononcée sur
l'admissibilité des pièces complémentaires fournies par l'intimée, sur la
production des lettres de change en photocopie et sur le taux de conversion
applicable à celles-ci sont par conséquent infondés, ces points ne faisant
pas l'objet de l'arrêt de renvoi. Ils n'ont du reste pas été soulevés dans le
premier recours au Tribunal fédéral.

3.
La recourante se plaint d'une application arbitraire des dispositions
régissant la représentation (art. 32 ss CO). Elle prétend que le signataire
des lettres de change litigieuses n'était pas autorisé à la représenter et
qu'elle n'a pas ratifié sa signature par la suite; de plus, la bonne foi de
l'intimée ne saurait en l'occurrence être protégée. Invoquant les art. 8 CC,
ainsi que 186 al. 1 et 196 LPC/GE, elle fait grief à la Cour de justice
d'avoir apprécié les preuves de manière insoutenable sur ce point, l'art. 82
LP présentant selon elle des exigences plus élevées en ce qui concerne
l'établissement des faits.

3.1 Constitue une reconnaissance de dette, au sens de l'art. 82 al. 1 LP,
l'acte authentique ou sous seing privé signé par le poursuivi - ou son
représentant - d'où ressort sa volonté de payer au poursuivant, sans réserve
ni condition, une somme d'argent déterminée, ou aisément déterminable, et
échue (cf. à ce sujet: ATF 122 III 125 consid. 2 p. 126 et les références).
Les titres sur lesquels se fonde la présente poursuite, à savoir deux lettres
de change, revêtent (formellement) cette qualité (Gilliéron, Commentaire de
la loi fédérale sur la poursuite pour dettes et la faillite, Lausanne 1999,
n. 54 ad art. 82; Jaeger/Walder/Kull/Kottmann, Bundesgesetz über
Schuldbetreibung und Konkurs, 4e éd. 1997, n. 14 ad art. 82; Amonn/Walther,
Grundriss des Schuldbetreibungs- und Konkursrechts, Berne 2003, §19 N 76).
La reconnaissance signée par un représentant ne justifie en principe la
mainlevée dans la poursuite introduite contre le représenté que si les
pouvoirs du représentant sont établis par pièces, en tout cas s'ils sont
contestés par le poursuivi; selon la jurisprudence, il n'est pas arbitraire
de prononcer la mainlevée provisoire sur la base d'une reconnaissance de
dette signée par un représentant même en l'absence d'une procuration écrite
lorsque ses pouvoirs peuvent se déduire d'un comportement concluant du
représenté, dont il résulte clairement que le représentant a signé en vertu
d'un rapport de représentation (ATF 112 III 88 consid. 2c et les références;
Gilliéron, op. cit., n. 34 ad art. 82; Daniel Staehelin, in Kommentar zum
Bundesgesetz über Schuldbetreibung und Konkurs, Staehelin/Bauer/Staehelin, n.
57 ad art. 82). De même, quand l'obligé est une personne morale, la mainlevée
provisoire dans la poursuite contre celle-ci ne peut être prononcée que si
les pouvoirs du représentant (art. 32 al. 1 CO) ou de l'organe (art. 55 al. 2
CC) qui a signé sont prouvés par pièces ou par un comportement concluant du
représenté au cours de la procédure sommaire de mainlevée. A défaut de tels
pouvoirs ou preuve des pouvoirs, la mainlevée contre le représenté doit être
refusée.

3.2 En l'espèce, l'autorité cantonale a considéré que la créancière était
fondée à croire que le signataire des lettres de change représentait
valablement la débitrice, même en l'absence de procuration formelle ou de
signature individuelle inscrite au registre du commerce. Au regard des
documents fournis par les parties et, notamment, des pièces complémentaires
produites par la créancière, force était d'admettre qu'il disposait de
pouvoirs conférés tacitement - tant par la débitrice que par son
administrateur - pour engager celle-ci à concurrence de montants très
importants. Selon la Cour de justice, ce dernier ne pouvait ignorer
l'intervention de son collaborateur dans le contexte litigieux puisque, en
particulier, une première lettre de change, identique à celles faisant
l'objet de la présente affaire, avait été précédemment honorée par la
débitrice; faute de réaction de sa part, les pouvoirs que son collaborateur
se serait par hypothèse spontanément octroyés avaient, en tout état de cause,
été ratifiés. De plus, la signature pour aval d'une société du groupe de la
débitrice permettait difficilement d'adhérer à la thèse de celle-ci selon
laquelle il se serait agi d'une action isolée, menée pour son propre compte
par le signataire des lettres de change. Dès lors, il y avait lieu d'admettre
que celui-ci disposait des pouvoirs nécessaires pour engager la débitrice.
Quand bien même tel ne serait pas le cas, la bonne foi de la créancière
méritait de toute manière d'être protégée: du fait que la tirée avait accepté
le paiement d'une première lettre de change identique sans soulever
d'objection, la créancière était en droit de considérer que le signataire
bénéficiait des pouvoirs de représentation nécessaires.

3.3 Cette appréciation apparaît insoutenable dans le cadre d'une procédure de
mainlevée. Selon l'art. 32 al. 1 CO, la représentation directe suppose,
notamment, que le représentant soit autorisé, c'est-à-dire habilité à faire
naître des droits et des obligations directement en faveur ou à la charge du
représenté; il faut donc que celui-ci ait la volonté d'être lié par les actes
du représentant (cf. ATF 126 III 59 consid. 1 p. 64 et les références). Or,
en l'occurrence, cette volonté ne ressort pas distinctement du dossier. En
particulier, le fait qu'une première lettre de change, identique aux deux
autres, ait été honorée ne permet pas d'affirmer, de façon claire et nette
(cf. ATF 112 III 88 précité), que le dénommé K.________ était autorisé à
signer les titres litigieux au nom de la tirée ni que sa signature a été
tacitement ratifiée par celle-ci. Un tel pouvoir de représentation, même
conféré par un comportement concluant de la débitrice, ne résulte pas non
plus explicitement des autres pièces du dossier. L'opinion opposée de la Cour
de justice se trouve ainsi en contradiction évidente avec la situation
effective et doit, par conséquent, être qualifiée d'arbitraire (art. 9 Cst;
cf. sur cette notion: ATF 129 I 8 consid. 2.1 p. 9, 49 consid. 4 p. 58, 173
consid. 3 p. 178 et les arrêts cités). Autre chose est de savoir si les
preuves administrées permettraient d'établir un tel pouvoir de représentation
dans un procès au fond. Il n'y a toutefois pas lieu de trancher cette
question ici.

4.
En conclusion, le recours se révèle bien fondé et doit dès lors être admis,
dans la mesure de sa recevabilité. Les frais judiciaires seront supportés par
l'intimée, qui versera en outre des dépens à la recourante (art. 156 al. 1 et
159 al. 1 OJ).

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est admis dans la mesure où il est recevable et l'arrêt attaqué
est annulé.

2.
Un émolument judiciaire de 50'000 fr. est mis à la charge de l'intimée.

3.
L'intimée versera à la recourante une indemnité de 50'000 fr. à titre de
dépens.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la
1ère Section de la Cour de justice du canton de Genève.

Lausanne, le 25 novembre 2003

Au nom de la IIe Cour civile
du Tribunal fédéral suisse

Le président:  La greffière: