Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

II. Zivilabteilung 5P.115/2002
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5P.115/2002

                 IIe  C O U R   C I V I L E
                 **************************

                         27 mai 2002

Composition de la Cour: M. Bianchi, président, Mme Nordmann
et Mme Hohl, juges. Greffier: M. Abrecht.

                          _________

           Statuant sur le recours de droit public
                          formé par

G.________, représentée par Me Douglas Hornung, avocat à
Genève,

                           contre

l'arrêt rendu le 31 janvier 2002 par la première Section de
la Cour de justice du canton de Genève dans la cause qui
oppose la recourante à B.________, intimée, représentée par
Me Christophe Sivilotti, avocat à Genève;

     (art. 9 Cst.; mainlevée définitive de l'opposition)

          Vu les pièces du dossier d'où ressortent
                   les f a i t s suivants:

   A.- A.________ exploitait à Genève une entreprise de
transport, de déménagement et d'expédition sous la raison in-
dividuelle «F.________ Fils, A.________ succ. Déménagements».
En janvier 1990, il fut chargé par G.________, domiciliée en
Israël, de transporter dans ce pays des biens meubles dont
elle avait hérité de sa mère, domiciliée à Genève. Partie le
18 janvier de Genève, où elle a été mise sous conteneur cade-
nassé par des employés de A.________, cette marchandise arri-
va le 13 février 1990 à Haïfa. Lors de l'inspection par les
douaniers israéliens, il s'avéra que le conteneur avait été
fracturé, qu'un certain nombre d'objets manquaient et que
certains paquets avaient été ouverts.

   B.- Le 3 juillet 1991, G.________ présenta une de-
mande en paiement devant le Tribunal de district d'Haïfa con-
tre «F.________ Fils, A.________ succ. Déménagements», pour
lequel un avocat de ce for se constitua. Par jugement du 20
décembre 1998, ce Tribunal condamna «F.________ Fils,
A.________ succ. Déménagements» à payer à G.________ les
montants suivants, assortis des intérêts légaux:

        - la somme en shekels (NIS) équivalant à
     151'049 francs suisses (CHF), selon le taux de
     change au jour du prononcé du jugement, à titre
     d'indemnité pour les meubles non représentés;

        - 16'000 NIS selon leur valeur au mois de
     juillet 1991, à titre de remboursement des frais
     exposés par la demanderesse pour le transport de
     ces biens de Genève en Israël;

        - 50'000 NIS à titre de tort moral;

        - les dépens du procès, ainsi qu'une indemnité
     de 35'000 NIS, TVA en sus, à titre d'honoraires
     d'avocats.

   Ce jugement fit l'objet d'un appel de la partie
défenderesse auprès de la Cour du district de Haïfa, qui le
confirma par arrêt du 19 mars 2000, et il entra en force,
selon attestation de cette même Cour du 27 juin 2000.

   C.- A.________ est décédé le 24 juin 1994, laissant
pour seule héritière B.________. Selon l'exécuteur testamen-
taire qui fut désigné en la personne du notaire C.________,
la succession est obérée; elle comprend non seulement le
fonds de commerce de l'entreprise individuelle «F.________
Fils, A.________ succ. Déménagements», mais encore des parti-
cipations (60% du capital-actions) dans la société X.________
SA et dans d'autres sociétés anonymes composant un groupe ac-
tif dans le domaine des transports et déménagements.

   Le 2 juin 1997, la succession de A.________,
B.________, X.________ SA et les trois autres sociétés du
groupe X.________ ont signé une convention prévoyant que
X.________ SA reprendrait les actifs et passifs de l'entre-
prise individuelle, moyennant paiement par la succession
d'une somme de 1'055'983 fr., selon des modalités précisées.
L'art. 5 de cette convention prévoit que «F.________ Fils
A.________ Succ., la succession et B.________ sont expressé-
ment déchargés de toutes responsabilités pour l'activité
commerciale déployée par toutes les entités du groupe depuis
le jour du décès de A.________».

   D.- Par commandement de payer notifié à B.________
le 19 juin 2001, G.________ lui réclama le paiement de
285'100 CHF, correspondant à la somme due selon le jugement
du 20 décembre 1998 en capital, intérêts et frais, selon le
taux de change en vigueur le 15 juin 2000.

   Le 29 août 2001, G.________ sollicita la mainlevée
définitive de l'opposition formée par la poursuivie à ce

commandement de payer, en produisant les décisions israé-
liennes comme titre de mainlevée.

   E.- Par jugement du 2 novembre 2001, le Tribunal de
première instance de Genève a rejeté la requête de mainlevée
définitive. Il a considéré en substance que si le jugement
produit à l'appui de la requête de mainlevée était certes
définitif et exécutoire, il mentionnait expressément
«F.________ Fils, A.________ succ. Déménagements» comme débi-
trice, et non B.________; or tous les actifs et passifs de la
succession de feu A.________ avaient été repris par X.________
SA selon convention du 2 juin 1997, de sorte que B.________
n'avait pas qualité pour défendre.

   F.- Appelant de ce jugement, la poursuivante a fait
valoir qu'il n'y avait ni reprise de dette valable au regard
de l'art. 176 CO, ni cession de patrimoine valable au sens de
l'art. 181 CO. Dans ses déterminations écrites sur appel, la
poursuivie a soutenu que les conditions d'application de
l'art. 181 CO - qui selon elle trouvait seul application dans
le cas d'espèce, à l'exclusion de l'art. 176 CO - étaient
réunies. Statuant par arrêt du 31 janvier 2002, la première
Section de la Cour de justice du canton de Genève a confirmé
le jugement de première instance par substitution de motifs.
La motivation de cet arrêt peut être résumée de la manière
suivante:

   Pour statuer sur la requête de mainlevée définitive,
il convient de procéder préalablement à l'examen des condi-
tions de la reconnaissance de la décision israélienne selon
les art. 25 à 27 LDIP, en l'absence de convention bilatérale
ou multilatérale entre la Suisse et Israël sur la reconnais-
sance et l'exécution réciproque des jugements. L'art. 27 al.
2 let. b LDIP refuse la reconnaissance d'une décision étran-
gère rendue en violation de principes fondamentaux ressortis-
sant à la conception suisse du droit de procédure. Font par-

tie de ces principes tant le droit d'être entendu (art. 29
al. 2 Cst.) que le principe selon lequel le procès est sus-
pendu de plein droit lors du décès d'une partie (cf. art. 6
al. 2 PCF et art. 113 let. c LPC/GE) et ne peut être repris,
sauf accord du représentant de la succession, que dès que la
succession ne peut plus être répudiée ou que la liquidation
officielle est instituée (cf. art. 6 al. 3 PCF). Or en l'oc-
currence, aucune des pièces produites par G.________ n'in-
dique que le décès de A.________ a été communiqué au Tribunal
de district d'Haïfa (alors même que l'appel a été formé au
nom d'une partie décédée entre-temps), ni que son unique
héritière, B.________, a été interpellée au sujet des suites
possibles de cette instance sur la composition du patrimoine
dont elle était saisie. Le jugement israélien est ainsi con-
traire à l'ordre public procédural suisse et ne peut être
reconnu en Suisse.

   G.- Agissant par la voie du recours de droit public
au Tribunal fédéral, G.________ conclut avec suite de frais
et dépens à l'annulation de cet arrêt et au prononcé de la
mainlevée définitive de l'opposition formée par B.________ au
commandement de payer qui lui a été notifié le 19 juin 2001.

   B.________ conclut au déboutement de la recourante,
à la confirmation de l'arrêt attaqué et à la condamnation de
la recourante à tous les dépens de l'instance cantonale et de
l'instance fédérale.

           C o n s i d é r a n t  e n  d r o i t :

   1.- La décision prononçant ou refusant en dernière
instance cantonale (art. 86 al. 1 OJ) la mainlevée - provi-
soire ou définitive - de l'opposition est une décision finale
qui peut faire l'objet d'un recours de droit public (ATF 120
Ia 256 consid. 1a; 111 III 8 consid. 1; 98 Ia 348 consid. 1,

527 consid. 1 et les arrêts cités; 94 I 365 consid. 3). In-
terjeté en temps utile, le recours est par ailleurs recevable
au regard de l'art. 89 al. 1 OJ. Quant aux conclusions de
l'intimée, elles sont recevables dans la mesure où elles ten-
dent au rejet du recours, mais irrecevables, eu égard à la
nature cassatoire de la procédure de recours de droit public
(cf. ATF 126 I 213 consid. 1c; 124 I 327 consid. 4a et 4b et
les arrêts cités), en tant qu'elles visent à la confirmation
de l'arrêt attaqué - lequel subsiste tel quel en cas de rejet
du recours - ou à une nouvelle décision sur les dépens de
l'instance cantonale.

   2.- a) Dans un grief d'ordre formel qu'il convient
d'examiner en premier lieu dès lors que la violation du droit
d'être entendu, si elle est constatée, justifie l'annulation
de la décision attaquée sans qu'il importe de savoir si son
respect conduirait à une modification de cette décision (ATF
124 I 49 consid. 1; 124 V 90 consid. 2, 180 consid. 4a; 121 I
230 consid. 2a), la recourante se plaint d'une violation de
l'art. 29 al. 2 Cst. Elle fait valoir que, selon la jurispru-
dence relative au droit d'être entendu, l'autorité doit don-
ner aux parties l'occasion de s'exprimer lorsqu'elle a l'in-
tention de s'appuyer sur des arguments juridiques inconnus
des parties et dont celles-ci ne pouvaient prévoir l'adop-
tion. Or en l'espèce, la cour cantonale n'est pas entrée en
matière sur les arguments invoqués par les parties en premiè-
re instance et en appel, mais a fondé sa décision sur une
motivation juridique entièrement nouvelle - à savoir que le
jugement israélien serait contraire à l'ordre public procédu-
ral suisse - dont aucune partie ne s'est prévalue, ni ne
pouvait prévoir l'adoption.

   b) Selon la jurisprudence, le droit d'être entendu -
tel qu'il était déduit de l'art. 4 de la Constitution fédéra-
le du 29 mai 1874 et tel qu'il est désormais garanti par
l'art. 29 al. 2 de la Constitution fédérale du 18 avril 1999

- confère aux parties le droit de s'exprimer sur tous les
points importants avant qu'une décision soit prise (ATF 124 I
49 consid. 3a; 122 I 53 consid. 4a; 119 Ia 260 consid. 6a;
119 Ib 12 consid. 4; 118 Ia 17 consid. 1c; 117 Ia 262 consid.
4b; 115 Ia 8 consid. 2b et les arrêts cités). Une partie n'a
certes en principe pas le droit de se prononcer sur l'appré-
ciation juridique des faits ni, plus généralement, sur l'ap-
préciation juridique à retenir; cependant, ce droit doit être
reconnu et respecté lorsque le juge envisage de fonder sa
décision sur une norme ou un motif jamais évoqué dans la
procédure antérieure et dont aucune des parties en présence
ne s'était prévalue ou ne pouvait supputer la pertinence in
casu (ATF 123 I 63 consid. 2d; 115 Ia 94 consid. 1b; 114 Ia
97 consid. 2a et les références citées; cf. ATF 126 I 19
consid. 2c/aa; 124 I 49 consid. 3c).

   En l'occurrence, force est de constater que les
juges cantonaux ne sont pas entrés en matière sur l'argumen-
tation juridique développée par les parties en première ins-
tance et en appel, mais ont fondé leur décision - rendue ex-
pressément par substitution de motifs - sur une motivation
juridique entièrement nouvelle, jamais évoquée dans la procé-
dure antérieure et dont l'intimée ne s'est jamais prévalue.
La recourante pouvait d'autant moins prévoir l'adoption de
cette motivation nouvelle que, comme elle le relève à raison
dans son recours de droit public, le juge de la reconnaissan-
ce n'examine pas la violation de l'ordre public procédural
(art. 27 al. 2 LDIP) d'office, mais uniquement si la partie
qui s'oppose à la reconnaissance et à l'exécution invoque ce
moyen et établit que la procédure suivie à l'étranger a mé-
connu les principes fondamentaux respectés par l'ordre juri-
dique suisse (ATF 116 II 625 consid. 4b et les références
citées; 118 II 188 consid. 3b in fine).

   3.- En définitive, le recours, fondé, doit être
admis et l'arrêt attaqué annulé pour violation du droit d'ê-
tre entendu de la recourante, sans qu'il soit nécessaire
d'examiner les autres griefs soulevés par celle-ci. L'inti-
mée, qui succombe, supportera les frais judiciaires (art. 156
al. 1 OJ), ainsi que les frais d'avocat engagés par la recou-
rante pour la procédure de recours de droit public (art. 159
al. 1 OJ).

                       Par ces motifs,

            l e  T r i b u n a l  f é d é r a l :

   1. Admet le recours et annule l'arrêt attaqué.

   2. Met à la charge de l'intimée:
   a) un émolument judiciaire de 3'000 fr.;
   b) une indemnité de 4'000 fr. à verser à la
recourante à titre de dépens.

   3. Communique le présent arrêt en copie aux manda-
taires des parties et à la première Section de la Cour de
justice du canton de Genève.

                         __________

Lausanne, le 27 mai 2002
ABR/frs
                Au nom de la IIe Cour civile
                du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE :
Le Président,         Le Greffier,