Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Zivilabteilung 4P.175/2002
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4P.175/2002 /ech

Arrêt du 26 novembre 2002
Ire Cour civile

Les juges fédéraux Walter, président de la Cour,
Corboz et Favre,
greffier Ramelet.

Société Anonyme X.________ en liquidation, sous gérance légale de l'Office
des poursuites et faillites Arve-Lac, 1200 Genève,
recourante, représentée par Me Olivier Wehrli, avocat, case postale 5715,
1211 Genève 11,

contre

A.________,
intimé, représenté par Me Jean-Marie Faivre, avocat, case postale 3809, 1211
Genève 3,
Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève, case postale 3108,
1211 Genève 3.

appréciation arbitraire des preuves; violation du droit d'être entendu

(recours de droit public contre l'arrêt de la Chambre civile de la Cour de
justice du canton de Genève du 14 juin 2002)

Faits:

A.
A.a En 1975, A.________ a remis environ 37'000 fr. aux architectes B.________
et C.________, pour compléter leurs fonds propres aux fins d'acquérir le
capital social de la Société Anonyme X.________ (ci-après: X.________),
propriétaire de l'immeuble X.________, à Genève, qui est un bâtiment
construit par Z.________, classé et de renommée internationale. Selon un reçu
du 23 juin 1975 signé par B.________, "la somme de 20'000 fr. versée par
A.________ (...) compte comme participation à cette acquisition."

En contrepartie, A.________ a reçu la jouissance d'un appartement de trois
pièces au huitième étage, dont la surface est de 64 m2 avec un balcon de 17
m2, représentant 11/1000èmes de l'immeuble. De 1975 à juin 2002, les charges
de cet appartement ont été payées successivement par B.________, puis
C.________.

A.b Le 21 décembre 1984, le but social de X.________ a été modifié, en ce
sens qu'il consistait désormais à posséder pour le compte de ses
actionnaires, soit B.________, C.________ et la soeur de B.________,
l'ensemble des locaux des immeubles à Genève.

Le 18 septembre 1986, X.________ a été transformée en SIAL PPE (société
immobilière d'actionnaires-locataires en propriété par étages). L'appartement
occupé par A.________ a fait l'objet du lot PPE N° 62, certificat d'actions
N° 78; le prénommé n'a jamais réclamé les actions de X.________ relatives à
son logement.

L'art. 3 des statuts de cette société prévoyait notamment comme but social :
"2. Conférer à ses actionnaires sur lesdites parts de copropriété, un droit
exclusif d'aménagement et d'utilisation conformément aux dispositions des
art. 712 a) et suivants  du Code Civil Suisse et au règlement
d'administration et d'utilisation qui a été annoté au Registre Foncier et
moyennant le respect des obligations découlant d'un bail à loyer et d'une
convention de sociétariat.

(...)

5. Conclure à titre fiduciaire pour certains actionnaires des baux à loyer
avec des locataires qui ne sont pas eux-mêmes actionnaires. Les produits de
la location encaissée par la société pour le compte des actionnaires ne sont
pas à la disposition de l'assemblée générale et n'entrent pas dans les
comptes de la société".
Selon l'art. 6 desdits statuts, "les actions sont nominatives et inscrites
dans un registre des actions. (... ...). Seuls les actionnaires inscrits (au
registre des actionnaires) sont légitimés à l'égard de la société pour
exercer leurs droits de membres tant sociaux que patrimoniaux, ceux-ci étant
inséparables. La propriété d'un nombre déterminé d'actions confère au
titulaire de ces actions, conformément à la répartition statutaire et
moyennant le respect des obligations découlant de la convention de
sociétariat et du bail à loyer, le droit d'utiliser et d'aménager les locaux
sis dans l'immeuble social. L'actionnaire conclut avec la société un bail
ad'hoc comportant certaines clauses particulières et conformes, pour le
reste, aux prescriptions légales et aux usages locaux (...). Si pour quelque
raison que ce soit, l'actionnaire ne peut ou ne veut pas utiliser pour son
usage personnel, les locaux qui lui sont attribués, il peut les sous-louer
avec l'accord du conseil d'administration de la société".
Le 30 juin 1987, B.________ a remis à C.________ une partie des lots dont il
était propriétaire.

En avril 1997, l'immeuble a été placé sous gérance légale, confiée à la régie
Y.________ SA, qui a en vain réclamé le paiement d'un loyer à A.________.

Le 23 février 1998, B.________ a écrit à A.________ que, par son apport
d'environ 37'000 fr. en 1975, il était alors devenu "ipso facto
copropriétaire du capital-action de X.________ SA", C.________ et lui-même
ayant agi à titre fiduciaire en ce qui concernait sa part. B.________
ajoutait que "vu la crise de l'immobilier", il y avait lieu "de défaire
(C.________) de son rôle de fiduciaire" et de le libérer du paiement des
frais, effectif depuis 1975, mais assumé par C.________ seul depuis 1987.

B.
B.aLe 26 mars 1998, X.________, sous gérance légale, a déposé une requête en
évacuation de A.________ devant les juridictions en matière de baux et
loyers, dont l'incompétence matérielle a été définitivement constatée en
appel par la juridiction spécialisée le 8 novembre 1999.

Le 17 décembre 1999, X.________  a déclaré mettre fin à l'usage que
A.________ faisait de l'appartement correspondant au lot PPE N° 62, en
l'invitant à le restituer d'ici au 31 janvier 2000.

B.b Le 3 février 2000, X.________ en liquidation a introduit devant le
Tribunal de première instance de Genève une action en revendication à l'égard
de A.________, laquelle a été admise par jugement du 22 novembre 2001,
A.________ étant condamné à évacuer l'appartement litigieux. Entendu devant
le tribunal comme représentant de X.________ en liquidation, C.________ a
rapporté les faits susmentionnés et indiqué qu'il avait payé dès 1984 les
intérêts du prêt bancaire et les charges relatives à l'appartement
revendiqué. En sa qualité de témoin, B.________ a exposé que A.________ avait
acquis dès 1975 les droits de devenir propriétaire d'un logement par
l'entremise de la société, mais que ce dernier ne les avait jamais fait
valoir. Depuis 1976, C.________ jouait le rôle de fiduciaire pour cet
appartement, dont il était propriétaire pour le compte de A.________. Ce
dernier n'a jamais payé ni charges ni loyers.

Sur appel de A.________, la Chambre civile de la Cour de justice de Genève,
par arrêt du 14 juin 2002, a annulé le jugement du tribunal et débouté
X.________, en liquidation et sous gérance légale, de toutes ses conclusions.

C.
Parallèlement à un recours en réforme, X.________ en liquidation exerce un
recours de droit public au Tribunal fédéral contre l'arrêt cantonal, dont
elle requiert l'annulation.  Elle reproche à la cour cantonale une
appréciation arbitraire des preuves sur divers points, une application
arbitraire des art. 126 et 186 de la loi genevoise de procédure civile du 10
avril 1987 (LPC gen.), ainsi que la violation de son droit d'être entendue.

L'intimé conclut au rejet du recours, alors que l'autorité cantonale se
réfère à son arrêt.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
1.1 Le recours de droit public au Tribunal fédéral est ouvert contre une
décision cantonale pour violation des droits constitutionnels des citoyens
(art. 84 al. 1 let. a OJ).

L'arrêt attaqué est final dans la mesure où la cour cantonale a statué sur
une action en revendication, au fond, par une décision qui n'est susceptible
d'aucun autre moyen de droit sur le plan fédéral ou cantonal, s'agissant du
grief de violation directe d'un droit de rang constitutionnel (art. 84 al. 2
et 86 al. 1 OJ).

La recourante est personnellement touchée par la décision entreprise, qui
écarte ses conclusions tendant à la restitution de l'appartement revendiqué,
de sorte qu'elle a un intérêt personnel, actuel et juridiquement protégé à ce
que cette décision n'ait pas été adoptée en violation de ses droits
constitutionnels; en conséquence, la qualité pour recourir (art. 88 OJ) doit
lui être reconnue.
Interjeté en temps utile (art. 34 al. 1 let. b et 89 al. 1 OJ) dans la forme
prévue par la loi (art. 90 al. 1 OJ), le présent recours est en principe
recevable.

1.2 Saisi d'un recours de droit public, le Tribunal fédéral n'examine que les
griefs d'ordre constitutionnel invoqués et suffisamment motivés dans l'acte
de recours (art. 90 al. 1 let. b OJ; ATF 128 III 50 consid. 1c et les arrêts
cités).

1.3 Sous ch. 18 à 26 de l'acte de recours, la recourante fait grief à la cour
cantonale d'avoir retenu que C.________ possédait personnellement le droit
exclusif d'utiliser l'appartement revendiqué, en raison de sa qualité
d'actionnaire détenteur du lot d'actions correspondant à ce logement, cela au
mépris de la jurisprudence selon laquelle la conclusion d'un bail, soit
l'exercice du droit de louer, est indispensable. Cette critique ne concerne
pas l'établissement des faits, mais les conclusions juridiques que la Cour de
justice en a tirées par l'interprétation des statuts de la société anonyme.
Il s'agit d'une question de droit fédéral matériel, qui peut être prise en
considération dans le recours en réforme déposé parallèlement par la
demanderesse. En conséquence, ce moyen est irrecevable dans le présent
recours de droit public.

2.
Dans un moyen articulé sous les ch. 27 à 34 de son recours, la recourante
reproche à la cour cantonale une application arbitraire des art. 126 et 186
al. 1 LPC gen., d'une part parce qu'elle aurait retenu "l'existence d'un bail
entre l'appelante (sic) et SI X.________", et, d'autre part,  parce que
l'intimé A.________ n'aurait ni allégué ni prouvé que C.________, en tant que
locataire de X.________ en liquidation, était fondé à lui conférer un droit
personnel sur l'appartement revendiqué. La recourante y voit une violation de
son droit d'être entendue.

2.1 L'art. 186 al. 1 LPC gen. met le fardeau de la preuve à la charge de la
partie qui allègue un fait pour en déduire soit un droit soit sa libération.
En cela, la portée de cette disposition n'est pas différente de celle de
l'art. 8 CC et concerne la répartition du fardeau de la preuve et la
détermination de la partie qui doit assumer les conséquences de l'échec de la
preuve (ATF 127 III 519 consid. 2a, p. 522; 125 III 78 consid. 3b). Ce moyen
doit être invoqué dans la procédure de recours en réforme; il s'avère
irrecevable dans celle de recours de droit public. Par contre, lorsque
l'appréciation des preuves convainc le juge qu'une allégation de fait a été
prouvée ou réfutée, la question de la répartition du fardeau de la preuve ne
se pose plus et le grief de violation de l'art. 8 CC, respectivement de 186
al. 1 LPC gen., devient sans objet (ATF 122 III 219 consid. 3c p. 223). De
plus, l'appréciation anticipée et non arbitraire des preuves ne constitue pas
une atteinte au droit d'être entendu directement déduit de l'art. 29 al. 2
Cst. (cf. ATF 125 I 127 consid. 6c/cc in fine p. 135, 417 consid. 7b p. 430
concernant l'art. 4 aCst., jurisprudence pleinement applicable à l'art. 29
al. 2 Cst.). Pareillement, la question de l'allégation des faits selon l'art.
126 LPC gen. a perdu toute actualité lorsque le juge a procédé à
l'appréciation effective - ou anticipée - des preuves.

2.2 Saisi d'un recours de droit public mettant en cause cette dernière, le
Tribunal fédéral examine seulement si le juge cantonal a outrepassé son
pouvoir d'appréciation et établi les faits de manière arbitraire (ATF 127 I
38 consid. 2a p. 41; 124 I 208 consid. 4a; 120 Ia 31 consid. 2d p. 37/38; 118
Ia 28 consid. 1b p. 30 et les arrêts cités). Une constatation de fait n'est
pas arbitraire pour la seule raison que la version retenue par le juge ne
coïncide pas avec celle de l'une ou l'autre des parties; encore faut-il que
l'appréciation des preuves soit manifestement insoutenable, en contradiction
flagrante avec la situation effective, qu'elle constitue la violation d'une
règle de droit ou d'un principe juridique clair et indiscuté, ou encore
qu'elle heurte de façon grossière le sentiment de la justice et de l'équité
(ATF 118 Ia 28 consid. 1b p. 30), ce qu'il appartient au recourant d'établir
(ATF 125 I 492 consid. 1b p. 495 et les arrêts cités).

2.3 En l'espèce, la recourante se trompe lorsqu'elle soutient que la cour
cantonale a retenu implicitement l'existence d'un bail entre l'intimé et
X.________ en liquidation, dès l'instant où elle a fait allusion au bail
éventuel liant cette dernière au détenteur des actions correspondant à
l'appartement revendiqué et où elle s'est encore référée à "l'autorisation de
sous-location en faveur dudit actionnaire qui n'occupe pas personnellement
les locaux". Ces considérations sont totalement dépassées et sans pertinence,
dans la mesure où la juridiction cantonale a retenu le témoignage de
B.________, selon lequel l'intimé avait participé, par 37'000 fr., à
l'acquisition du capital social de X.________, mais n'avait pas exigé la
remise des actions de cette société donnant le droit d'occuper le logement
litigieux, en sorte que C.________ était le propriétaire à titre fiduciaire
de l'appartement utilisé par A.________. En appréciant ce témoignage, qui
confirmait une lettre du 23 février 1998, et en retenant sur la base de cette
déposition l'existence d'un contrat (qu'elle n'a pas qualifié) conférant à
l'intimé un droit personnel d'habiter l'appartement en cause, la cour
cantonale n'a nullement versé dans l'arbitraire. Le moyen doit être rejeté
dans la mesure de sa recevabilité.

3.
La recourante se plaint de ce que la Cour de justice a estimé que l'intimé
aurait acquis un droit personnel d'occuper l'appartement litigieux, en vertu
d'une relation de fiducie ou de société simple. D'après elle, dans
l'hypothèse où cette conclusion procéderait de l'établissement de la réelle
et commune intention des parties, il s'agirait d'une constatation de fait
arbitraire.

A teneur de l'art. 90 al. 1 let. b OJ, la recourante ne saurait introduire un
moyen hypothétique ou éventuel, un tel procédé ne respectant pas les
exigences strictes de motivation instaurées par cette règle. Le grief s'avère
ainsi irrecevable.

A supposer qu'il eût été recevable, le moyen devrait être rejeté, parce que
les constatations posées par la cour cantonale échappent au grief
d'arbitraire.

Contrairement à ce que prétend la recourante, la réelle et commune intention
des parties ne portait pas "uniquement sur la détention d'actions à titre
fiduciaire", mais, d'après les constatations de la juridiction intimée,
également sur la mise à disposition d'un appartement sans frais, dès lors que
le paiement des charges incombait jusqu'en février 1998 au détenteur à titre
fiduciaire. A cet égard, la Cour de justice a relevé que, par la suite,
l'intimé avait été maintenu dans la situation d'occupant de l'appartement
correspondant au lot d'actions détenu alors par C.________, mais avec
l'obligation, nouvelle, de payer les charges à la société propriétaire. Ces
éléments découlent directement du témoignage de B.________ et du comportement
des parties à l'arrangement de 1975, lequel n'a jamais été remis en cause par
l'une ou l'autre d'entre elles, avant que la recourante ne revendique
l'appartement, à la suite du rejet de ses prétentions au paiement d'un loyer.
En définitive, la critique de la recourante porte sur les conséquences
juridiques que la cour cantonale a tirées de cette situation de fait, et non
pas sur l'établissement de cette dernière. Le grief doit en conséquence être
rejeté dans la mesure où il est recevable.

4.
Enfin, la recourante reproche à l'autorité cantonale de n'avoir tenu aucun
compte de la mise en demeure, adressée le 17 décembre 1999 à l'intimé, de
restituer la possession de l'appartement litigieux d'ici au 31 janvier 2000,
fait  que l'intéressé n'aurait pas contesté.

Toutefois, comme la cour cantonale a estimé que l'intimé jouissait d'un droit
personnel - découlant d'un contrat de fiducie ou de société simple - à
occuper l'appartement en cause, qui faisait valablement échec à la
revendication de la recourante, ce fait, établi, n'avait plus aucune
pertinence. Savoir si la solution retenue par la juridiction cantonale
consacre une violation du droit fédéral relève de la procédure de recours en
réforme, et non pas du présent recours de droit public.

Le moyen est privé de tout fondement.

5.
Entièrement infondé, le recours doit être rejeté dans la mesure où il est
recevable. Vu l'issue du litige, la recourante paiera l'émolument de justice
et versera à son adverse partie une indemnité à titre de dépens.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.

2.
Un émolument judiciaire de 4'000 fr. est mis à la charge de la recourante.

3.
La recourante versera à l'intimé une indemnité de 5'000 fr. à titre de
dépens.

4.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la
Chambre civile de la Cour de justice du canton de Genève.

Lausanne, le 26 novembre 2002

Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse

Le président:   Le greffier: