Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Zivilabteilung 4C.59/2002
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4C.59/2002

                 Ie   C O U R   C I V I L E
                ****************************

                        18 juin 2002

Composition de la Cour: MM. Walter, président, Corboz et
Favre, juges.  Greffier: M. Carruzzo.

                          _________

                Dans la cause civile pendante
                            entre

X.________ S.A., défenderesse et recourante, représentée par
Me Michel Lambelet, avocat, à Genève,

                             et

A.________, demandeur et intimé, représenté par Me Catherine
Gavin, avocate, à Genève;

        (contrat de travail; reconnaissance de dette)

          Vu les pièces du dossier d'où ressortent
                  les  f a i t s  suivants:

    A.- X.________ S.A. est une société suisse sp-
écialisée dans la tuyauterie industrielle et la construction
métallique.

    A.________ a travaillé pour le compte de ladite
société, en qualité de soudeur spécialisé dans le domaine
pétrolier, à partir de septembre 1993. Auparavant, il avait
déjà travaillé pour elle, du 25 février au 11 juillet 1991,
sur la base d'un contrat de durée déterminée.

    De mai 1996 à mars 1997, A.________ a travaillé sur
le chantier Z.________, à Genève. Il s'agissait d'un ouvrage
important (27 km de tuyauterie) et techniquement difficile,
nécessitant une main-d'oeuvre qualifiée. Initialement devisés
à 800 000 fr., les travaux réalisés par X.________ S.A. ont
finalement coûté 1 300 000 fr.

    Par pli recommandé du 18 mai 1998, X.________ S.A.
a signifié à A.________ son licenciement avec effet immédiat,
lui reprochant notamment d'avoir abandonné son emploi. Le
travailleur a contesté le congé et réclamé en vain diverses
indemnités à son employeur.

    B.- a) Le 16 juin 1998, A.________ a formé, contre
X.________ S.A., une demande visant au paiement de
79 107 fr. à titre d'arriérés de salaire et de diverses in-
demnités.

    La défenderesse a soulevé sans succès l'exception
d'incompétence ratione loci.

    La procédure relative à cette demande a abouti, en
dernier ressort, à un arrêt sur partie, rendu le 19 juin
2000, par lequel la Cour d'appel des prud'hommes du canton de
Genève a condamné X.________ S.A. à payer à A.________ la
somme brute de 13 770 fr.

    b) Entre-temps, plus précisément le 18 août 1998,
A.________ avait amplifié sa demande et réclamé le paiement
d'un montant supplémentaire de 50 000 fr., avec intérêts à 5%
dès le mois de mai 1998. Il avait produit, à cette fin, un
document établi sur papier à en-tête de l'entreprise, imprimé
en offset au nom de X.________ S.A., qui comporte un texte,
situé au centre de la feuille, dactylographié au moyen d'une
machine à écrire électrique munie d'une touche correctrice
(deux corrections sont visibles dans le texte) et suivi d'un
timbre apposé avec un tampon encreur ainsi que d'une signatu-
re paraissant être celle de B.________. Le texte figurant sur
ce document est libellé en ces termes:

        "Je soussigné, B.________, m'engage  à régler la
   somme de SFr. 50'000.- à A.________, si
   celui-ci termine le chantier de Z.________
   comme prévu.

   Fait à Y.________, le 4 juillet 1996."

    Le 31 mars 1999, X.________ S.A., arguant cette
pièce de faux, a déposé plainte pénale contre A.________, en-
suite de quoi la procédure prud'homale a été suspendue.

    Un premier classement de la procédure pénale a été
annulé par la Chambre d'accusation genevoise. L'expert en
graphologie, commis alors par le juge d'instruction, est ar-
rivé à la conclusion qu'il n'y avait aucun doute quant à
l'authenticité de la signature incriminée. Il a considéré
comme "envisageable" l'hypothèse d'un abus de blanc-seing,
tout en constatant qu'il n'y avait pas, en l'état, d'indice

technique permettant de la confirmer. A son avis, l'examen du
ruban de la machine à écrire utilisée aurait peut-être permis
de vérifier si le texte avait bien été dactylographié à la
date indiquée. Aussi le juge d'instruction a-t-il essayé,
mais en vain, de retrouver cette machine à écrire. Finale-
ment, la procédure pénale a été classée, en date du 14 décem-
bre 2000, par une ordonnance du Procureur général qui n'a
fait l'objet d'aucun recours et l'instruction de la cause ci-
vile a été reprise.

    Par jugement du 10 mai 2001, le Tribunal des
prud'hommes a condamné la défenderesse à payer au demandeur
la somme nette de 50 000 fr. avec intérêts à 5% l'an dès le 3
juin 1998.

    Statuant par arrêt sur partie du 10 octobre 2001,
la Cour d'appel des prud'hommes a confirmé le montant alloué
au demandeur, tout en précisant qu'il s'agissait d'une somme
brute et que les intérêts n'avaient commencé à courir que le
18 août 1998. Les juges d'appel ont considéré, en résumé, que
la pièce produite par le demandeur valait reconnaissance de
dette au sens de l'art. 17 CO, partant qu'il incombait à la
défenderesse d'apporter la contre-preuve à cet égard. Ex-
cluant, sur le vu des expertises, que la signature litigieuse
ait pu ne pas être authentique, ils ont alors examiné si les
indices fournis par la défenderesse permettaient d'accréditer
la thèse de l'abus de blanc-seing. Ils ont abouti à la con-
clusion que tel n'était pas le cas et ont dès lors condamné
la défenderesse à verser au demandeur la somme de 50 000 fr.,
avec intérêts, à titre de prime.

    C.- Parallèlement à un recours de droit public, qui
a été rejeté, dans la mesure où il était recevable, par arrêt
séparé de ce jour, la défenderesse a déposé un recours en ré-
forme dans lequel elle reprend ses conclusions libératoires.

    Le demandeur et intimé propose le rejet du recours,
dans la mesure où il est recevable, et la confirmation de
l'arrêt attaqué.

         C o n s i d é r a n t   e n   d r o i t  :

    1.- a) Interjeté par la partie qui a succombé dans
ses conclusions libératoires et dirigé contre un arrêt final
rendu en dernière instance cantonale par un tribunal supé-
rieur (art. 48 al. 1 OJ) sur une contestation civile dont la
valeur litigieuse atteint le seuil de 8000 fr. (art. 46 OJ),
le recours en réforme est en principe recevable, puisqu'il a
été déposé en temps utile (art. 54 al. 1 OJ) et dans les for-
mes requises (art. 55 OJ).

    b) Le recours en réforme est ouvert pour violation
du droit fédéral, mais non pour violation directe d'un droit
de rang constitutionnel (art. 43 al. 1 OJ) ni pour violation
du droit cantonal (ATF 127 III 248 consid. 2c; 126 III 189
consid. 2a, 370 consid. 5).

    Saisi d'un recours en réforme, le Tribunal fédéral
doit conduire son raisonnement juridique sur la base des
faits contenus dans la décision attaquée, à moins que des
dispositions fédérales en matière de preuve n'aient été vio-
lées, qu'il y ait lieu à rectification de constatations repo-
sant sur une inadvertance manifeste (art. 63 al. 2 OJ) ou
qu'il faille compléter les constatations de l'autorité canto-
nale parce que celle-ci n'a pas tenu compte de faits perti-
nents et régulièrement allégués (art. 64 OJ; ATF 127 III 248
consid. 2c; 126 III 59 consid. 2a). Dans la mesure où une
partie recourante présente un état de fait qui s'écarte de
celui contenu dans la décision attaquée sans se prévaloir
avec précision de l'une des exceptions qui viennent d'être

rappelées, il n'est pas possible d'en tenir compte (ATF 127
III 248 consid. 2c). Il ne peut être présenté de griefs con-
tre les constatations de fait, ni de faits ou de moyens de
preuve nouveaux (art. 55 al. 1 let. c OJ).

    2.- La défenderesse allègue une violation de l'art.
8 CC.

    a) La disposition invoquée répartit le fardeau de
la preuve pour toutes les prétentions fondées sur le droit
fédéral et détermine, sur cette base, laquelle des parties
doit assumer les conséquences de l'échec de la preuve (ATF
127 III 519 consid. 2a p. 522; 126 III 189 consid. 2b, 315
consid. 4a). On en déduit également un droit à la preuve et à
la contre-preuve (ATF 126 III 315 consid. 4a), à la condition
qu'il s'agisse d'établir un fait pertinent (ATF 126 III 315
consid. 4a; 123 III 35 consid. 2b p. 40), qui n'est pas déjà
prouvé (ATF 127 III 519 consid. 2a p. 522; 126 III 315 con-
sid. 4a), par une mesure probatoire adéquate (cf. ATF 90 II
224 consid. 4b), qui a été régulièrement offerte selon les
règles de la loi de procédure applicable (ATF 126 III 315
consid. 4a; 122 III 219 consid. 3c p. 223).

    b) A suivre la défenderesse, la cour cantonale au-
rait violé son droit à la contre-preuve en ne lui permettant
pas de faire entendre le dénommé C.________. En effet, ce
témoin aurait pu confirmer qu'il avait assumé la direction
des travaux sur le chantier Z.________, circonstance qui
serait propre à réduire à néant la force probante de la
reconnaissance de dette litigieuse.

    Ce grief a déjà été examiné et rejeté par la Cour
de céans dans l'arrêt sur le recours de droit public rendu ce
jour, auquel il peut être fait référence ici. Y ont été rele-
vés le défaut de pertinence en droit du fait à prouver par
l'audition de ce témoin (consid.3a/bb) ainsi que l'absence

d'une offre de preuve régulière relativement à ce moyen de
preuve (consid. 4).

    Dans ces conditions, les juges d'appel n'ont pas
violé l'art. 8 CC en ne procédant pas à l'audition du dénommé
C.________.

    3.- a) En droit suisse, la reconnaissance de dette
abstraite a pour objet une obligation causale (cf. art. 17
CO; ATF 105 II 183 consid. 4a p. 187; 119 II 452 consid. 1d
p. 455). C'est dire que le débiteur peut toujours se préva-
loir de l'inexistence de la dette et soulever toutes les ex-
ceptions fondées sur le rapport juridique à la base de la re-
connaissance. Le seul effet de la reconnaissance de dette
abstraite est de renverser le fardeau de la preuve: il n'ap-
partient pas au créancier de prouver la cause de sa créance,
mais bien au débiteur qui conteste sa dette d'établir la cau-
se de l'obligation et de démontrer que cette cause n'est pas
valable ou ne peut plus être invoquée (ATF 105 II 183 consid.
4a p. 187). Le débiteur peut également soulever des excep-
tions relatives à la reconnaissance de dette elle-même
(Schmidlin, Commentaire bernois, n. 52 ad art. 17 CO), en
particulier quant à l'authenticité du titre (Jäggi, Commen-
taire zurichois, n. 20 ad art. 17 CO, p. 600).

    Conformément à ces principes, dès lors que le de-
mandeur avait versé au dossier une reconnaissance de dette,
c'est à la défenderesse qu'il incombait de justifier son re-
fus de payer la somme mentionnée dans ce titre en établissant
soit qu'il s'agissait d'un faux, soit que l'obligation sous-
crite par elle était inexistante ou inexigible. Aussi les ju-
ges d'appel n'ont-ils pas violé le droit fédéral en faisant
supporter à la défenderesse l'échec de la preuve à cet égard.
Ils l'ont fait après avoir apprécié les preuves dont ils dis-
posaient. Cette appréciation échappe à la connaissance de la
juridiction fédérale de réforme et il a été constaté, dans

l'arrêt sur le recours de droit public, qu'elle résistait au
grief d'arbitraire.

    b) La défenderesse souligne enfin que, dans son ar-
rêt 4P.203/2000 du 27 mars 2001, le Tribunal fédéral "a con-
firmé la justesse de la théorie de Yung". Selon cet auteur
(La théorie de l'obligation abstraite et la reconnaissance de
dette non causée en droit suisse, Genève 1930, p. 149 ss), la
tâche du débiteur quant à la preuve du défaut de la cause de
la reconnaissance de dette est facilitée, lorsque le créan-
cier adopte une attitude équivoque au mépris de la bonne foi.
Si le créancier a le droit de garder le mutisme sur la cause
de sa prétention au moment où il la fait valoir, il n'a plus
ce droit lorsque le débiteur a dévoilé la cause. Le créancier
doit alors approuver ou contester les allégations du débi-
teur. Si le créancier reconnaît que la cause indiquée par le
débiteur est juste, celui-ci est dispensé de la prouver au-
trement. Si le créancier prétend au contraire que l'obliga-
tion a une autre cause, il doit indiquer laquelle. Il ne peut
se cantonner dans l'expectative absolue que s'il rend vrai-
semblable qu'il ignore la cause. A suivre la défenderesse, le
demandeur aurait adopté une attitude équivoque, contraire à
la bonne foi, propre à la faire bénéficier d'une preuve faci-
litée, tandis que la cour cantonale lui avait imposé une
contre-preuve stricte, violant ainsi le droit fédéral.

    Force est de relever d'emblée que l'arrêt cité par
la défenderesse a été rendu sur un recours de droit public et
que la Ie Cour civile n'avait pas à se prononcer, dans un tel
cadre procédural, sur le bien-fondé, en droit, de la thèse
soutenue par Walter Yung.

    Quoi qu'il en soit, les prémisses du raisonnement
tenu par cet auteur ne sont pas réalisées en l'espèce, étant
donné que la reconnaissance de dette elle-même énonçait déjà

la cause de l'obligation ("... si celui-ci [i.e. le deman-
deur] termine le chantier de Z.________ comme prévu").

    Au demeurant, la tentative de la défenderesse
d'établir le caractère prétendument équivoque de l'attitude
adoptée par le demandeur ne consiste que dans le simple énon-
cé péremptoire de circonstances supposées pertinentes, sans
égard au fait qu'elles correspondent ou non aux constatations
souveraines de la cour cantonale. Or, il n'appartient pas à
la juridiction fédérale de réforme de se transformer en ins-
tance d'appel et de prendre en considération pareilles cir-
constances, comme si elles étaient avérées. En réalité, comme
il le reconnaît lui-même, le seul point sur lequel le deman-
deur s'est contredit a trait à la date à laquelle la recon-
naissance de dette litigieuse lui a été remise. Cependant, la
cour cantonale a estimé que la divergence des déclarations
faites par lui à ce sujet n'était pas significative, compte
tenu du temps écoulé. Il s'agit là d'une appréciation de la
force probante des déclarations d'une partie, qui est étran-
gère à l'application du droit fédéral. Dût-elle y ressortir,
qu'elle ne serait du reste pas incompatible avec lui, en ce
sens que cette seule divergence n'autorise pas encore à impu-
ter à l'intéressé une attitude équivoque, contraire aux rè-
gles de la bonne foi.

    En définitive, la Cour d'appel ne saurait se voir
reprocher une violation des art. 8 CC et 17 CO. Son arrêt se-
ra donc confirmé.

    4.- La défenderesse, qui succombe, devra supporter
les frais et dépens de la procédure fédérale (art. 156 al. 1
et 159 al. 1 OJ).

                       Par ces motifs,

            l e  T r i b u n a l  f é d é r a l :

    1. Rejette le recours et confirme l'arrêt attaqué;

    2. Met un émolument judiciaire de 2500 fr. à la
charge de la recourante;

    3. Dit que la recourante versera à l'intimé une
indemnité de 3000 fr. à titre de dépens;

    4. Communique le présent arrêt en copie aux manda-
taires des parties et à la Cour d'appel des prud'hommes du
canton de Genève (Cause n° C/16401/1998-1).

                         ___________

Lausanne, le 18 juin 2002
ECH

                 Au nom de la Ie Cour civile
                 du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
                        Le Président,

                        Le Greffier,