Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Zivilabteilung 4C.379/2002
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4C.379/2002 /ech

Arrêt du 22 avril 2003
Ire Cour civile

MM. les Juges Corboz, Président, Walter et Favre.
Greffière: Mme Godat Zimmermann.

X. ________ & Cie SA,
défenderesse et recourante, représentée par Me Gabriel Aubert, avocat, chemin
des Crêts-de-Champel 4, 1206 Genève,

contre

A.________,
demanderesse et intimée, représentée par Me Jacques Borowsky, avocat, rue
Ferdinand-Hodler 7, 1207 Genève.

protection de la personnalité du travailleur; responsabilité de l'employeur
pour des faux renseignements

recours en réforme contre l'arrêt de la Cour d'appel de la juridiction des
prud'hommes du canton de Genève du 9 octobre 2002

Faits:

A.
X. ________ & Cie SA exploite le magasin «Z.________», à Genève. Dès le 12
juillet 1995, A.________ a travaillé dans ce commerce en qualité de vendeuse
en parfumerie au stand W.________. Elle percevait un salaire mensuel brut de
3700 fr., ainsi que deux primes annuelles correspondant, l'une, aux 35 % d'un
salaire mensuel brut et, l'autre, au 0,33 % du chiffre d'affaires réalisé par
la vendeuse; la maison W.________ lui versait également une commission en
fonction du chiffre d'affaires.

Le 3 janvier 1996, X.________ & Cie SA a résilié le contrat de travail pour
le 29 février 1996. Le lendemain, elle a indiqué par écrit à la travailleuse
que le motif du licenciement résidait en une «incompatibilité d'humeur avec
son chef hiérarchique», B.________. Le certificat de travail, établi par
l'employeur le 29 février 1996, est libellé ainsi:
«Mademoiselle A.________ est au bénéfice d'excellentes connaissances en
cosmétique et en parfumerie et a su ainsi satisfaire une clientèle très
exigeante, qu'elle a su fidéliser grâce à ses contacts privilégiés.»
B.Le 8 février 1996, A.________ s'est inscrite auprès de l'agence de
placement Y.________ SA. Son dossier a été traité par C.________, puis, en
1997, par D.________. En reprenant le cas, l'employée de Y.________ SA a été
avertie que A.________ n'avait pu être placée à la suite de renseignements
négatifs donnés par «Z.________». D.________ a d'abord contacté une autre
agence de placement; celle-ci a refusé le dossier, les références au sujet de
A.________ étant mauvaises. La collaboratrice de Y.________ SA a également eu
un entretien téléphonique avec B.________. Le contenu de cette conversation
sera examiné plus loin. Sur la base des informations obtenues, D.________ a
refusé de poursuivre les démarches de placement. Le 7 juillet 1997, elle a
rendu son dossier à A.________, en lui expliquant que ses connaissances
professionnelles et linguistiques n'étaient pas en cause, mais que les
références négatives de son dernier employeur la pénalisaient.

Parallèlement, dès avril 1996, A.________ a bénéficié des services de
l'office cantonal de l'emploi. Son dossier était traité par H.________. Ce
dernier a présenté la candidature de A.________ notamment à la pharmacie
U.________, qui cherchait une vendeuse expérimentée. Après avoir mis beaucoup
de temps à se déterminer, la cheffe du personnel a refusé, le 8 septembre
1997, d'engager A.________; gênée, elle a déclaré au conseiller en placement
que sa décision était motivée par des mauvaises références dont elle n'a pas
précisé la source; les compétences professionnelles et la présentation de la
candidate n'étaient pas en cause. Toutes les démarches entreprises par
H.________ pour trouver un emploi à A.________ sont demeurées vaines. La
«feuille de route» tenue par le conseiller en placement fait état, notamment,
d'offres de sa cliente dans le secteur de la vente et auprès d'agences de
voyage; il y est indiqué que de nombreux postes ont échappé à la postulante
en raison de mauvais renseignements donnés par son ancien employeur. Selon
H.________, A.________ était très motivée et très sociale. Il a déclaré ne
pas comprendre pourquoi elle ne trouvait pas d'emploi; à son sens, il était
évident qu'il y avait eu problème et que «quelqu'un a[vait] dû donner un
renseignement qui a[vait] fait bloc».

Par courrier du 26 février 1997, A.________ est intervenue auprès de
X.________ & Cie SA afin de faire cesser les propos diffamatoires tenus à son
sujet par son ancienne cheffe lors de contacts avec des employeurs
potentiels. Le 18 mars 1997, X.________ & Cie SA a répondu que B.________
n'avait en aucun cas tenu des propos pouvant porter préjudice à son ancienne
subordonnée et qu'elle avait été invitée à ne plus donner de renseignements
sur celle-ci. Le 19 septembre 1997, A.________ est à nouveau intervenue
auprès de son dernier employeur, par l'intermédiaire du Syndicat
interprofessionnel de travailleuses et travailleurs (ci-après: SIT). Une
première rencontre a réuni E.________, administrateur de X.________ & Cie SA,
F.________, chef du personnel du magasin «Z.________», G.________,
représentant le SIT, et B.________; celle-ci a reconnu à cette occasion avoir
donné, une fois, des renseignements négatifs au sujet de son ancienne
subordonnée. Une seconde réunion a eu lieu le 16 avril 1998, en présence de
A.________.

Ayant épuisé ses droits à l'assurance-chômage le 20 juin 1996, A.________ a
occupé un emploi temporaire à l'Université de Genève jusqu'au 20 décembre
1996. Par la suite, elle a perçu à nouveau des indemnités de chômage jusqu'en
décembre 1998.

C.
Par demande déposée le 21 janvier 1999, A.________ a assigné X.________ & Cie
SA en paiement de 36 254 fr., à titre de dommages-intérêts, et de 20 000 fr.,
à titre d'indemnité pour tort moral, le tout avec intérêts. Elle a également
conclu à ce qu'il soit fait interdiction à son ex-employeur et à son ancienne
cheffe de donner des renseignements à son sujet.

Par jugement du 19 mars 2001, le Tribunal des prud'hommes du canton de Genève
a déclaré irrecevable cette dernière conclusion et a débouté A.________ de
toutes ses autres conclusions.

Statuant le 12 décembre 2001 sur appel de la travailleuse, la Cour d'appel de
la juridiction des prud'hommes du canton de Genève a confirmé le jugement de
première instance. Elle a retenu qu'à l'occasion de deux entretiens
téléphoniques, dont l'un avec D.________, B.________ avait fourni des
renseignements au sujet de A.________, indiquant notamment que celle-ci
n'était pas faite pour travailler en équipe et devait être placée dans un
bureau, si possible seule. Se fondant sur les témoignages des anciennes
collègues de A.________, la cour cantonale a tenu cette information pour
exacte. Comme les renseignements donnés par B.________ étaient conformes à la
réalité et d'un intérêt pertinent pour un éventuel employeur, la
responsabilité de X.________ & Cie SA n'était pas engagée.

A. ________ a formé un recours de droit public contre l'arrêt du 12 décembre
2001. Par arrêt du 10 juin 2002, le Tribunal fédéral a admis le recours et
annulé la décision cantonale. D'une part, il a estimé que la Cour d'appel
était tombée dans l'arbitraire en tronquant une partie du témoignage de
D.________, qu'elle considérait par ailleurs comme crédible. En effet, il
ressortait du procès-verbal d'enquêtes que l'employée de l'agence de
placement avait déclaré, en rapport avec les informations données par
B.________ sur A.________, que «la vente n'était donc pas son élément»; que
l'on considère cette phrase comme une retranscription des propos de
B.________ ou comme un commentaire de D.________ à la suite de ces propos,
son omission par la cour cantonale était de toute manière arbitraire dans la
mesure où l'affirmation en cause contredisait manifestement la teneur du
certificat de travail, louant les qualités de vendeuse de la travailleuse.
D'autre part, le Tribunal fédéral a estimé que la cour cantonale avait retenu
de manière arbitraire que A.________ avait entretenu des contacts personnels
difficiles avec ses collègues, seuls deux témoins sur cinq ayant fait état de
tels problèmes. C'était donc sur la base de déductions insoutenables que la
cour cantonale avait qualifié les renseignements donnés par B.________ de
conformes à la réalité.

La Cour d'appel de la juridiction des prud'hommes a rendu un nouvel arrêt en
date du 9 octobre 2002. Après avoir annulé le jugement de première instance,
elle a condamné X.________ & Cie SA à payer à A.________, d'une part, la
somme brute de 37 736 fr.05 à titre de dommages-intérêts, avec intérêts à 5%
dès le 24 janvier 1999, invitant la partie qui en a la charge à effectuer les
déductions sociales et légales usuelles et, d'autre part, le montant de 10
000 fr. à titre de réparation morale, avec intérêts à 5% dès le 24 janvier
1999. Elle a par ailleurs déclaré irrecevables les conclusions par lesquelles
A.________ entendait faire interdiction à X.________ & Cie SA de donner des
renseignements sur elle-même.

D.
X.________ & Cie SA interjette un recours en réforme au Tribunal fédéral. A
titre principal, elle conclut à l'annulation de l'arrêt attaqué et au rejet
de la demande; à titre subsidiaire, elle demande le renvoi de la cause à la
cour cantonale pour nouvelle décision.

Dans sa réponse, A.________ propose le rejet du recours et demande le
bénéfice de l'assistance judiciaire, y compris la désignation d'un avocat
d'office selon lettre complémentaire du 14 mars 2003.

Par arrêt de ce jour, la cour de céans a rejeté le recours de droit public
formé parallèlement par X.________ & Cie SA.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
1.1 Selon l'arrêt attaqué, la défenderesse a engagé sa responsabilité
contractuelle pour avoir fourni à des employeurs potentiels, en violation de
l'art. 328 CO protégeant la personnalité du travailleur, des renseignements
défavorables et erronés sur la demanderesse; ces informations inexactes
portaient sur les contacts personnels difficiles entretenus par la vendeuse
avec ses collègues, sur son incapacité à travailler en équipe et sur le fait
que la vente n'était pas son élément. Selon la cour cantonale, il est établi
que la diffusion de ces mauvais renseignements est la cause des échecs des
démarches entreprises par la demanderesse et ses conseillers en placement aux
fins de retrouver un emploi entre mars 1996 et décembre 1998; la cour
cantonale souligne que rien ne permet de conclure que la demanderesse aurait
manifesté des exigences excessives dans sa quête d'emploi. Le dommage à
réparer, qui est en relation de causalité adéquate avec le comportement de la
défenderesse, correspond à la différence durant vingt-huit mois entre le
salaire que la demanderesse réalisait au magasin «Z.________» et les montants
perçus de l'assurance-chômage, soit un manque à gagner de 37 736 fr.05. Par
ailleurs, la cour cantonale a accordé à la demanderesse, sur la base de
l'art. 49 al. 1 CO, une indemnité de 10 000 fr. à titre de réparation morale.

1.2 Selon la défenderesse, la cour cantonale a méconnu la définition de la
causalité adéquate. Elle invoque à cet égard quatre faits dûment allégués que
la cour cantonale devait prendre en considération, sous peine de violer
l'art. 8 CC, pour déterminer si, selon le cours ordinaire des choses et
l'expérience de la vie, les renseignements fournis étaient de nature à causer
le chômage de la demanderesse durant vingt-huit mois. Ces faits sont
l'instabilité professionnelle de la demanderesse, qui a connu sept employeurs
en cinq ans; la production limitée à deux certificats de travail, alors que
les postes occupés par la travailleuse étaient plus nombreux; l'aptitude de
la demanderesse à travailler hors du secteur de la parfumerie; une
attestation de l'avant-dernier employeur, faisant état d'une tendance de la
demanderesse à mélanger vie privée et travail. La défenderesse ajoute que ces
allégués étaient également pertinents pour juger de l'existence d'une faute
concomitante et pour l'octroi d'une indemnité à titre de réparation morale.

2.
2.1 Lorsque la relation de causalité naturelle entre un comportement donné et
un certain résultat est retenue, il faut encore se demander si le rapport de
causalité peut être qualifié d'adéquat, c'est-à-dire si le comportement en
question était propre, d'après le cours ordinaire des choses et l'expérience
de la vie, à entraîner un résultat du genre de celui qui s'est produit (ATF
123 III 110 consid. 3a et les références). Il s'agit alors de résoudre une
question de droit (ATF 123 III 110 consid. 2; 116 II 519 consid. 4a p. 524).
La causalité adéquate peut être exclue, l'enchaînement des faits perdant
alors sa portée juridique, si une autre cause concomitante, par exemple une
force naturelle, le comportement de la victime ou d'un tiers, constitue une
circonstance tout à fait exceptionnelle ou apparaît si extraordinaire que
l'on ne pouvait pas s'y attendre; l'imprévisibilité d'un acte concurrent ne
suffit pas en soi à interrompre le rapport de causalité adéquate; il faut
encore que cet acte ait une importance telle qu'il s'impose comme la cause la
plus probable et la plus immédiate de l'événement considéré, reléguant à
l'arrière-plan tous les autres facteurs qui ont contribué à l'amener, et
notamment le comportement de l'auteur (ATF 122 IV 17 consid. 2c/bb et les
arrêts cités). Cela étant, avant de procéder à cet examen, encore faut-il que
l'existence d'une autre ou d'autres circonstances ayant concouru à la
réalisation du résultat soit constatée en fait (cf. consid. 2d/bb non publié
de l'ATF 127 II 496).

2.2 En l'espèce, la cour cantonale a retenu, en fait, un lien de causalité
naturelle entre les renseignements défavorables fournis par la défenderesse
et la perte de gain subie par la demanderesse, qui s'est trouvée au chômage
de mars 1996 à décembre 1998, abstraction faite de la période de six mois
passée à l'université. Comme on l'a vu dans l'arrêt sur le recours de droit
public parallèle, la Cour d'appel n'avait pas à mentionner des faits qui,
sans arbitraire, ne lui paraissaient pas pertinents. Or, précisément, il
ressort de l'arrêt précité que les juges précédents ont exclu implicitement,
sans arbitraire, que d'autres circonstances que les mauvaises références
émises par la défenderesse - et en particulier les quatre faits invoqués dans
le recours - aient concouru à la réalisation du résultat. C'est le lieu de
rappeler que s'il confère un droit à la preuve et à la contre-preuve (ATF 129
III 18 consid. 2.6 p. 24; 126 III 315 consid. 4a), l'art. 8 CC ne dicte pas
au juge comment il doit forger sa conviction; cette disposition ne saurait
être invoquée pour faire corriger l'appréciation des preuves, qui ressortit
au juge du fait et ne peut être revue par la juridiction de réforme (ATF 128
III 22 consid. 2d p. 25; 127 III 248 consid. 3a p. 253, 519 consid. 2a p.
522). Dès l'instant où la cour cantonale a constaté implicitement l'absence
d'autres causes concomitantes au dommage, l'argumentation de la défenderesse
fondée sur les quatre circonstances censées interrompre le lien de causalité
adéquate ou constituer une faute concurrente s'épuise en une vaine remise en
cause de l'appréciation des preuves, irrecevable dans un recours en réforme.

Pour le surplus, la cour cantonale n'a pas ignoré l'exigence de la causalité
adéquate, notion de droit fédéral expressément mentionnée dans l'arrêt
attaqué. Elle a considéré à juste titre que cette condition était réalisée en
l'espèce. En rapportant que la demanderesse ne s'entendait pas avec ses
collègues, qu'elle n'était pas faite pour travailler en équipe et que la
vente n'était pas son élément, la défenderesse a adopté en effet une attitude
propre, selon le cours ordinaire des choses et l'expérience générale de la
vie, à dissuader un employeur intéressé d'engager une telle candidate. La
Cour d'appel n'a dès lors ni mal compris, ni mal appliqué la notion de
causalité adéquate. Le recours sera rejeté dans la mesure où il est
recevable.

3.
Comme la valeur litigieuse dépassait 30 000 fr. à l'ouverture de l'action, la
procédure n'est pas gratuite (art. 343 al. 2 et 3 CO; ATF 115 II 30 consid.
5b). La défenderesse, qui succombe, prendra à sa charge les frais judiciaires
(art. 156 al. 1 OJ) et versera à la demanderesse une indemnité à titre de
dépens (art. 159 al. 1 OJ).

Bénéficiaire du revenu minimum cantonal d'aide sociale, la demanderesse doit
être considérée comme indigente au sens de l'art. 152 al. 1 OJ. Sa demande
d'assistance judiciaire sera donc admise dans la mesure où elle n'a pas perdu
son objet, dès lors que le risque existe pour la prénommée de ne pouvoir
recouvrer les dépens auxquels elle a droit; son conseil sera désigné comme
avocat d'office.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours est rejeté dans la mesure où il est recevable.

2.
Un émolument judiciaire de 2000 fr. est mis à la charge de la défenderesse.

3.
La défenderesse versera à la demanderesse une indemnité de 2500 fr. à titre
de dépens.

4.
La demande d'assistance judiciaire de la demanderesse est admise, autant
qu'elle n'est pas sans objet, et Me Jacques Borowsky est désigné comme avocat
d'office.

5.
Au cas où les dépens ne pourraient pas être recouvrés, la caisse du Tribunal
fédéral versera à Me Jacques Borowsky le montant de 2500 fr. à titre
d'honoraires d'avocat d'office.

6.
Le présent arrêt est communiqué en copie aux mandataires des parties et à la
Cour d'appel de la juridiction des prud'hommes du canton de Genève.

Lausanne, le 22 avril 2003

Au nom de la Ire Cour civile
du Tribunal fédéral suisse

Le Président:   La Greffière: