Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.79/2001
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1P.79/2001

        Ie   C O U R   D E   D R O I T   P U B L I C
       **********************************************

                        11 avril 2001

Composition de la Cour: MM. les Juges Aemisegger, Président,
Vice-président du Tribunal fédéral, Catenazzi et Favre.
Greffier: M. Parmelin.

           Statuant sur le recours de droit public
                          formé par

les hoirs de feu René  K o h l e r , soit Rémy Kohler, à
Courrendlin, Alice Eschmann, à Neuchâtel, et Charles Kohler,
à Moutier, tous représentés par Me Alain Schweingruber,
avocat à Delémont,

                           contre

l'arrêt rendu le 20 décembre 2000 par la Chambre administra-
tive du Tribunal cantonal du canton du Jura, dans la cause
qui oppose les recourants à la Commission d'estimation du
remaniement parcellaire de  C o u r r e n d l i n ;

              (art. 30 al. 1 Cst.; récusation)

          Vu les pièces du dossier d'où ressortent
                  les  f a i t s  suivants:

   A.- Les hoirs de feu René Kohler, soit Rémy Kohler,
Alice Eschmann et Charles Kohler (ci-après, l'hoirie Kohler),
sont propriétaires de la parcelle n° 192 du cadastre de la
commune de Courrendlin. Ce bien-fonds de 21'697 mètres car-
rés, sis en zone agricole, est compris dans le périmètre du
Syndicat d'améliorations foncières de Courrendlin. Il ac-
cueille un hangar au nord-ouest et est bordé à l'ouest par le
chemin des Quérattes, herbeux et sans revêtement. Rolf
Eschmann est propriétaire d'une maison familiale située en
face du hangar, sur la parcelle n° 1302, de l'autre côté du
chemin des Quérattes, en zone constructible.

   En 1980, un différend a opposé Rolf Eschmann et feu
René Kohler à propos du passage de camions qui empruntaient
le chemin des Quérattes pour se rendre au hangar sis sur la
parcelle n° 192. L'hoirie Kohler reprochait en outre à Rolf
Eschmann de n'avoir pas fourni, en sa qualité de géomètre
d'arrondissement, les plans cadastraux destinés à vérifier
et, le cas échéant, à rectifier une éventuelle inexactitude
concernant les limites de leurs fonds respectifs.

   B.- Rolf Eschmann a été nommé directeur technique du
remaniement parcellaire lors de l'assemblée constitutive du
syndicat du 15 juin 1994.

   Du 15 novembre au 14 décembre 1998, le syndicat a
soumis à l'enquête publique le projet général des travaux
collectifs prévus dans le cadre du remaniement parcellaire.

   Par courrier du 12 décembre 1998, l'hoirie Kohler a
formé opposition à l'aménagement du chemin n° 18 prévu au
nord de la parcelle n° 192 et a proposé son déplacement à

l'ouest de ce bien-fonds, sur l'assiette de la servitude de
passage réciproque constituant le chemin des Quérattes. Elle
relevait en outre "l'incompatibilité du réseau de chemins
projeté avec les intérêts privés de l'auteur du projet en
bordure du périmètre".

   Après avoir vainement tenté la conciliation, la
Commission d'estimation du remaniement parcellaire de
Courrendlin (ci-après: la Commission d'estimation) a, par
décision du 11 juin 1999, rejeté cette opposition. Le 1er
juillet 1999, l'hoirie Kohler a contesté cette décision au-
près de la Juge administrative du district de Delémont (ci-
après: la Juge administrative) en demandant la récusation du
directeur technique et l'aménagement du chemin des Quérattes
avec un revêtement adéquat. Par jugement du 18 novembre 1999,
cette magistrate a rejeté le recours; elle a notamment consi-
déré que la demande de récusation de Rolf Eschmann, présentée
au stade de l'opposition, était tardive et que, même si elle
avait été formulée en temps utile, elle aurait dû être écar-
tée en raison de l'absence de compétence décisionnelle confé-
rée au directeur technique.

   Statuant par arrêt du 20 décembre 2000, la Chambre
administrative du Tribunal cantonal du canton du Jura (ci-
après: la cour cantonale) a rejeté le recours formé par
l'hoirie Kohler contre cette décision. Elle a estimé que la
Juge administrative avait tenu à juste titre la demande de
récusation du directeur technique pour tardive et que la dé-
cision attaquée n'était pas affectée d'un vice particulière-
ment grave propre à entraîner sa nullité ou à donner matière
à cassation d'office.

   C.- Agissant par la voie du recours de droit public,
l'hoirie Kohler demande au Tribunal fédéral d'annuler cet ar-
rêt. Elle reproche à la cour cantonale d'avoir violé la ga-
rantie du juge naturel consacrée à l'art. 30 al. 1 Cst. en

tenant son intervention pour tardive et en déniant toute pré-
vention du directeur technique malgré les indices en ce sens
qui résultaient des différends passés et de l'absence de
celui-ci à la séance de conciliation du 2 mars 1999; elle lui
fait en outre grief d'avoir appliqué l'art. 40 du Code de
procédure administrative jurassien (CPA jur.) de manière ar-
bitraire et d'avoir violé l'art. 9 Cst. en retenant que Rolf
Eschmann n'était pas tenu de se récuser d'office.

   La cour cantonale et la Commission d'estimation con-
cluent au rejet du recours.

          C o n s i d é r a n t   e n   d r o i t :

   1.- Interjeté en temps utile et dans les formes pré-
vues par la loi contre une décision finale prise en dernière
instance cantonale, qui ne peut être attaquée que par la voie
du recours de droit public et qui touche les recourants dans
leurs intérêts juridiquement protégés, le recours est receva-
ble au regard des art. 84 ss OJ. Par ailleurs, dans la mesure
où la demande de récusation du directeur technique du rema-
niement parcellaire, seule litigieuse en l'espèce, a été
traitée en même temps que les griefs de fond adressés à l'en-
contre du projet général des travaux collectifs, on ne sau-
rait faire grief aux recourants de n'attaquer le rejet de
celle-ci que dans le cadre de l'arrêt sur le fond (cf. ATF
126 I 203).

   2.- a) La garantie d'un tribunal indépendant et im-
partial, conférée tant par l'art. 30 al. 1 Cst. que par
l'art. 6 § 1 CEDH, permet au plaideur de s'opposer à une ap-
plication arbitraire des règles cantonales sur l'organisation
et la composition des tribunaux, qui comprennent les pres-
criptions relatives à la récusation des juges. Elle permet

aussi, indépendamment du droit cantonal, d'exiger la récusa-
tion d'un juge dont la situation ou le comportement est de
nature à faire naître un doute sur son impartialité; elle
tend notamment à éviter que des circonstances extérieures à
la cause ne puissent influencer le jugement en faveur ou au
détriment d'une partie. Elle n'impose pas la récusation seu-
lement lorsqu'une prévention effective du juge est établie,
car une disposition interne de sa part ne peut guère être
prouvée; il suffit que les circonstances donnent l'apparence
de la prévention et fassent redouter une activité partiale du
magistrat. Seules des circonstances constatées objectivement
doivent être prises en considération; les impressions pure-
ment individuelles d'une des parties au procès ne sont pas
décisives (ATF 126 I 68 consid. 3a p. 73 et les arrêts ci-
tés).

   D'après la jurisprudence de la Cour européenne des
droits de l'homme, l'impartialité doit s'apprécier selon une
démarche subjective, essayant de déterminer la conviction et
le comportement personnels de tel juge en telle occasion, et
aussi selon une démarche objective amenant à s'assurer qu'il
offrait des garanties suffisantes pour exclure à cet égard
tout doute légitime (cf. arrêts de la CourEDH D.N. c Suisse
du 29 mars 2001, § 46; Tierce et autres c. Saint-Marin du 25
juillet 2000, § 75; Ciraklar c. Turquie du 29 octobre 1998, §
38, Castillo Algar c. Espagne du 28 octobre 1998, § 43, et
Incal c. Turquie du 9 juin 1998, § 65). S'agissant de la dé-
marche subjective, l'impartialité personnelle d'un magistrat
se présume jusqu'à preuve du contraire (arrêt de la CourEDH
Castillo Algar c. Espagne du 28 octobre 1998, § 44). Quant à
l'appréciation objective, elle consiste à se demander si, in-
dépendamment de la conduite personnelle du juge, certains
faits vérifiables autorisent à suspecter l'impartialité de ce
dernier. En la matière, même les apparences peuvent revêtir
de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux
d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justi-

ciables et notamment aux prévenus. Doit donc se récuser tout
juge dont on peut légitimement craindre un manque d'impartia-
lité. Pour se prononcer sur l'existence, dans une affaire
donnée, d'une raison légitime de redouter la partialité d'un
juge, l'optique du justiciable entre en ligne de compte, mais
ne joue pas un rôle décisif; l'élément déterminant consiste à
savoir si les appréhensions de l'intéressé peuvent passer
pour objectivement justifiées (arrêts de la CourEDH Castillo
Algar c. Espagne du 28 octobre 1998, § 45; Incal c. Turquie
du 9 juin 1998, § 71; Ferrantelli et Santangelo c. Italie du
7 août 1996, § 58, Saraiva de Carvalho c. Portugal du 22
avril 1994, Série A, vol. 286, § 35, et les arrêts cités).

   Les mêmes règles gouvernent la récusation d'un ex-
pert judiciaire (ATF 125 II 541 consid. 4a p. 544/545) et
celle du greffier d'un tribunal ou du secrétaire d'une com-
mission cantonale des améliorations foncières, qui est appelé
à rédiger le procès-verbal des débats ainsi que la motivation
des décisions, sur instruction des membres de la commission,
dans la mesure où il peut participer, avec voix consultative,
aux délibérations et à la formation de la volonté collective
de cette dernière (ATF 125 V 499 consid. 2b p. 501; 124 I 255
consid. 4b/c p. 262 et les références citées).

   Les art. 6 § 1 CEDH et 30 al. 1 Cst. ne s'appliquent
en revanche pas à la récusation d'un juge d'instruction ou
d'un représentant du ministère public, car ces magistrats,
pour l'essentiel confinés à des tâches d'instruction ou à un
rôle d'accusateur public, n'exercent pas de fonction de juge
au sens étroit (ATF 124 I 76; 119 Ia 13 consid. 3a p. 16; 118
Ia 95 consid. 3b p. 98). Il en va de même en ce qui concerne
les membres supérieurs des autorités qui ne sont pas des tri-
bunaux, telles que les autorités supérieures du pouvoir exé-
cutif (ATF 125 I 209 consid. 8a p. 217/218). L'art. 29 al. 1
Cst. assure toutefois dans ces cas une garantie de portée
comparable à celle conférée par l'art. 30 al. 1 Cst., à ceci

près que cette disposition n'impose pas l'indépendance et
l'impartialité comme maxime d'organisation des autorités aux-
quelles elle s'applique (cf. ATF 125 I 119 consid. 3b et 3f
p. 123-125, 209 consid. 8a p. 218 et les arrêts cités).

   b) En l'espèce, le directeur technique du remanie-
ment parcellaire, qui doit être porteur du brevet fédéral
d'ingénieur-géomètre, ne fait pas partie de la Commission
d'estimation, qui est formée d'au moins trois personnes qua-
lifiées non intéressées à l'entreprise (art. 50, 58 al. 1 et
61 al. 3 de la loi jurassienne du 20 avril 1989 sur les amé-
liorations foncières et les bâtiments agricoles, ci-après:
LAF). Il participe en revanche aux travaux de la commission
d'estimation (art. 61 al. 2 LAF). Sa fonction, dont les tâ-
ches sont définies dans un cahier des charges, s'apparente
ainsi à la fois à celle d'un expert, voire même d'un expert
judiciaire, et à celle d'un secrétaire de commission ou de
juridiction administrative inférieure.

   Le droit de procédure jurassien accorde aux parties
un droit de récusation très large, puisqu'il soumet aux mêmes
conditions la récusation des personnes appelées à préparer ou
à rendre une décision (art. 39 al. 1 CPA jur.). Dans cette
mesure, la question de savoir si la requête de récusation
doit, dans le cas présent, être appréciée sous l'angle de
l'art. 29 al. 1 Cst. plutôt que de l'art. 30 al. 1 Cst. peut
rester indécise. C'est uniquement l'application du droit can-
tonal déterminant qu'il convient d'examiner, puisque ce der-
nier, régulièrement invoqué par le recourant, régit exclusi-
vement la procédure de récusation.

   3.- a) L'art. 39 al. 1 CPA jur. dispose qu'une per-
sonne appelée à préparer une décision doit être récusée si
elle a un intérêt personnel dans l'affaire (let. b), s'il
existe des circonstances de nature à faire suspecter son im-
partialité (let. h) et si elle a un lien de parenté ou d'af-

finité selon les modalités précises détaillées à la lettre c
(let. f). La personne qui se trouve dans l'un des cas de ré-
cusation prévus à l'art. 39 CPA jur. doit d'office avertir
l'autorité appelée à statuer sur sa situation (art. 40 al. 1
et 41 CPA jur.). Lorsqu'une partie veut faire valoir un tel
droit, elle doit introduire sa demande motivée de récusation
à l'autorité mentionnée à l'art. 41 CPA jur., "dès que le cas
de récusation s'est produit (ou qu'elle en a) eu connaissan-
ce". L'art. 40 al. 3 CPA jur. traite des conséquences d'une
requête en récusation tardive, en cas de mauvaise foi ou de
négligence grave.

   b) En l'occurrence, par rapport à l'ensemble de
l'opération de remaniement parcellaire, le refus d'aménager
le chemin des Quérattes et son incidence sur le chemin n° 18
revêtent une importance mineure, en raison notamment de la
situation de cette desserte en limite ouest du périmètre du
remaniement parcellaire. Cependant, en tant que propriétaire
de la parcelle n° 1302, limitrophe du chemin des Quérattes, à
la tranquillité duquel il est attaché, le directeur technique
ne peut être qualifié de personne n'ayant pas un intérêt per-
sonnel dans l'affaire (art. 39 al. 1 let. b CPA jur.), si
restreint soit-il, par rapport au projet d'améliorations fon-
cières considéré dans sa totalité.

   Toutefois, le fait que le directeur technique ait
omis de se récuser d'office n'a, en l'espèce, aucune inciden-
ce sur son aptitude à assister le Syndicat d'améliorations
foncières et la Commission d'estimation, en raison même du
comportement procédural des recourants dans le cadre de leur
demande de récusation au sens de l'art. 40 al. 2 CPA jur. En
effet, si ces derniers ont immédiatement annoncé à la pre-
mière occasion utile, soit au moment de leur opposition du 12
décembre 1998, le motif de récusation du directeur technique,
à savoir son intérêt privé "en bordure du périmètre", ils
n'en ont tiré aucune conséquence et n'ont en particulier pas

expressément demandé sa récusation. Ils ne l'ont fait que
dans la cadre du recours formé devant la Juge administrative
contre la décision sur opposition. Auparavant, ils avaient
participé à des séances de conciliation les 27 janvier et 2
mars 1999, respectivement en présence et en l'absence du di-
recteur technique, sans pour autant demander sa récusation,
car ils pensaient pouvoir discuter sur le fond. Or, par une
telle attitude, les recourants ont démontré qu'ils n'étaient
intéressés à la récusation effective du directeur technique
que dans la mesure où la solution qu'adopterait la Commission
d'estimation serait contraire à leurs intérêts de propriétai-
res de la parcelle n° 192. Attendre l'issue de la contesta-
tion pour faire valoir un moyen formel qui était annoncé
d'entrée de cause, et qui avait une certaine pertinence en
raison du conflit d'intérêts dans lequel était impliqué le
directeur technique, n'est pas conforme au principe de la
bonne foi et entraîne la déchéance du droit de faire valoir
ce grief (ATF 126 III 249 consid. 3c p. 253/254; 121 I 225
consid. 3 p. 229/230). Pour ce motif déjà, le recours doit
être rejeté.

   c) De plus, la cour cantonale n'est pas tombée dans
l'arbitraire en ne sanctionnant pas le défaut de récusation
d'office de la part du directeur technique (sur la notion
d'arbitraire, voir ATF 126 I 168 consid. 3a p. 170 et la ju-
risprudence citée); en effet, elle a relevé à juste titre
l'absence d'un vice particulièrement grave susceptible d'en-
traîner la nullité des prononcés successifs de la Commission
d'estimation et de la Juge administrative. Ainsi, la décision
de ne pas munir d'un revêtement particulier le chemin des
Quérattes le long de la limite occidentale de la parcelle n°
192 repose sur des considérations objectives tenant à la mar-
ginalité de cette desserte par rapport à la zone agricole et
au refus de subventions fédérales et cantonales, circonstan-
ces sur lesquelles la Commission d'estimation et le directeur
technique chargé de l'assister n'ont pratiquement aucune in-

fluence. Il en résulte que si ce dernier bénéficie de cette
situation en sa qualité de propriétaire de la parcelle limi-
trophe n° 1302, il n'était pas en mesure d'agir délibérément
dans ce but, de sorte que sa récusation n'aurait pas été fon-
dée.

   Rolf Eschmann n'avait ainsi aucun motif de se récu-
ser d'office en application de l'art. 40 CPA jur. et l'auto-
rité intimée n'a pas fait preuve d'arbitraire en le consta-
tant.

   4.- Le recours doit par conséquent être rejeté aux
frais des recourants qui succombent (art. 156 al. 1 OJ). Il
n'y a pas lieu d'allouer des dépens à la Commission d'esti-
mation, qui a agi seule et qui n'en demande pas.

                       Par ces motifs,

           l e   T r i b u n a l   f é d é r a l :

   1. Rejette le recours;

   2. Met un émolument de 3'000 fr. à la charge des
recourants;

   3. Dit qu'il n'est pas alloué de dépens;

   4. Communique le présent arrêt en copie au mandatai-
re des recourants, à la Commission d'estimation du remanie-
ment parcellaire de Courrendlin, à la Juge administrative du
district de Delémont et à la Chambre administrative du Tribu-
nal cantonal du canton du Jura.

Lausanne, le 11 avril 2001
PMN/col

            Au nom de la Ie Cour de droit public
                 du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
                        Le Président,

                  Le Greffier,