Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.509/2001
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1P.509/2001

        Ie   C O U R   D E   D R O I T   P U B L I C
       **********************************************

                       16 octobre 2001

Composition de la Cour: MM. les Juges Aemisegger, Président,
Vice-président du Tribunal fédéral, Aeschlimann et Favre.
Greffier: M. Parmelin.

           Statuant sur le recours de droit public
                          formé par

X.________, représentée par Me Jean de Gautard, avocat à
Vevey,

                           contre

l'arrêt rendu le 23 mai 2001 par le Tribunal d'accusation du
Tribunal cantonal du canton de Vaud, dans la cause qui oppose
la recourante à Y.________, représenté par Me Irène Wettstein
Martin, avocate à Vevey;

   (procédure pénale; appréciation anticipée des preuves)

          Vu les pièces du dossier d'où ressortent
                  les  f a i t s  suivants:

   A.- Le 1er juillet 1999, la maison A.________, à
Flamatt, a engagé X.________ en qualité de gestionnaire de
vente pour sa succursale de Vevey. Le 30 mars 2000, la jeune
femme s'est vu notifier son licenciement pour le 30 avril
suivant, en raison de la baisse du chiffre d'affaires et de
la réduction des heures d'ouverture du magasin.

   Le 8 avril 2000, X.________ s'est opposée à son li-
cenciement, qu'elle tenait pour abusif; elle prétendait avoir
été victime de harcèlement et d'allusions déplacées à conno-
tation sexuelle de la part de son supérieur hiérarchique,
Y.________.

   Le 10 mai 2000, ce dernier a déposé plainte pénale
pour calomnie contre son ancienne employée, en niant toutes
les accusations formulées à son endroit.

   Le Juge d'instruction de l'arrondissement de l'Est
vaudois (ci-après: le Juge d'instruction) a entendu certaines
des personnes mentionnées dans la plainte en qualité de té-
moins.

   Le 18 octobre 2000, il a adressé à X.________ un
avis de prochaine condamnation, lui fixant un délai au 3 no-
vembre 2000, prolongé au 24 novembre 2000, pour consulter le
dossier, formuler toute réquisition ou produire toute pièce
utile. Dans le délai imparti, X.________ a sollicité l'audi-
tion de ses parents, auxquels elle s'était confiée, et d'un
délégué syndical, ainsi que sa confrontation avec l'adminis-
tratrice de la maison A.________ et l'un de ses collègues,
B.________. Elle a en outre versé au dossier un certificat
médical du Centre d'intervention thérapeutique du secteur

psychiatrique de l'Est vaudois, qui la suit depuis le 30 oc-
tobre 2000. Elle a enfin requis du Juge d'instruction qu'il
entende à nouveau une ancienne collègue de travail et qu'il
vérifie auprès de Swisscom SA les téléphones reçus de
Y.________ durant le moins de novembre 1999.

   Sans nouvelles de la part du Juge d'instruction,
X.________ s'est adressée à lui les 1er décembre 2000, 10
janvier 2001, 8 février 2001 et 7 mars 2001. Le 17 avril
2001, elle a finalement déposé plainte pénale contre
Y.________ pour dénonciation calomnieuse et induction de la
justice en erreur.

   B.- Par ordonnance du 24 avril 2001, le Juge d'ins-
truction a condamné X.________ pour diffamation à dix jours
d'emprisonnement avec sursis pendant deux ans, ainsi qu'aux
frais de la cause et au paiement d'une indemnité de 600 fr.
en faveur de Y.________.

   Statuant par arrêt du 23 mai 2001, le Tribunal d'ac-
cusation du Tribunal cantonal du canton de Vaud (ci-après: le
Tribunal d'accusation) a rejeté le recours formé contre cette
décision par X.________, après avoir considéré que le Juge
d'instruction n'avait pas violé une règle essentielle de la
procédure en refusant de donner suite aux réquisitions de la
prévenue.

   C.- Agissant par la voie du recours de droit public,
X.________ demande au Tribunal fédéral d'annuler cet arrêt
ainsi que l'ordonnance de condamnation du Juge d'instruction
de l'arrondissement de l'Est vaudois du 24 avril 2001 et de
renvoyer le dossier de la cause à ce dernier pour nouvelle
instruction et nouvelle décision dans le sens des considé-
rants. Elle reproche au Juge d'instruction et au Tribunal
d'accusation d'avoir violé son droit d'être entendue en reje-
tant arbitrairement ses requêtes tendant à l'audition de ses

parents et à sa confrontation avec certains témoins. Elle
voit également une violation de son droit d'être entendue
dans le fait, non sanctionné par le Tribunal d'accusation,
que le Juge d'instruction a statué sans l'avoir informée du
sort de ses réquisitions. Elle requiert l'assistance judi-
ciaire.

   Le Tribunal d'accusation se réfère aux considérants
de son arrêt. Le Juge d'instruction et Y.________ ont renoncé
à répondre.

          C o n s i d é r a n t   e n   d r o i t :

   1.- Le Tribunal fédéral examine d'office et libre-
ment la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATF 127
I 92 consid. 1 p. 93; 127 II 198 consid. 2 p. 201 et les ar-
rêts cités).

   a) Interjeté en temps utile contre une décision fi-
nale prise en dernière instance cantonale, qui ne peut être
attaquée que par la voie du recours de droit public et qui
touche la recourante dans ses intérêts juridiquement proté-
gés, le recours est en principe recevable au regard des art.
86 al. 1, 88, 89 al. 1 OJ.

   b) L'art. 86 al. 1 OJ exige en principe l'épuisement
préalable des voies de recours cantonales. Le recours de
droit public ne peut dès lors être dirigé qu'à l'encontre du
prononcé de dernière instance cantonale. La jurisprudence ad-
met que la décision d'une autorité inférieure puisse aussi
être attaquée lorsque le pouvoir d'examen de l'autorité can-
tonale de recours est plus restreint que celui du Tribunal
fédéral ou lorsque le recours de droit public porte à la fois
sur des points qui pouvaient être soumis à l'autorité canto-

nale de recours et sur des points pour lesquels il n'existe
pas de recours cantonal (ATF 126 II 377 consid. 8b p. 395 et
les arrêts cités). En dehors de ces hypothèses, le jugement
cantonal de première instance ne peut être examiné qu'au
travers du prononcé de l'autorité de dernière instance, le
Tribunal fédéral examinant alors librement si celle-ci a nié
l'arbitraire du premier jugement (ATF 125 I 492 consid.
1a/cc et 1b p. 495; 111 Ia 353 consid. 1b in fine p. 355).

   En l'espèce, la recourante se plaint exclusivement
d'une violation de son droit d'être entendue consécutive au
refus du Juge d'instruction de procéder à l'audition de ses
parents et à sa confrontation avec deux témoins à charge et à
l'absence de réaction à ses réquisitions. Le pouvoir d'examen
du Tribunal fédéral sur ces questions est identique à celui
du Tribunal d'accusation saisi d'un recours contre une ordon-
nance de condamnation (cf. art. 306 al. 2 du Code de procédu-
re pénale vaudois; CPP vaud.), de sorte que le recours est
irrecevable en tant qu'il conclut à l'annulation de l'ordon-
nance de condamnation du Juge d'instruction. Il en va de même
de la conclusion tendant au renvoi de la cause au Juge d'ins-
truction pour nouvelle instruction et nouvelle décision dans
le sens des considérants (ATF 127 II 1 consid. 2c p. 5; 127
III 279 consid. 1b p. 282).

   2.- La recourante voit une violation de son droit
d'être entendue dans le fait que le Tribunal d'accusation n'a
pas sanctionné le refus du Juge d'instruction de procéder à
l'audition de ses parents et d'organiser une confrontation
entre elle-même et deux témoins.

   a) Le droit d'être entendu est une garantie consti-
tutionnelle de caractère formel, dont la violation doit en-
traîner l'annulation de la décision attaquée, indépendamment
des chances de succès du recours sur le fond. Tel qu'il est
reconnu par l'art. 29 al. 2 Cst., il comprend notamment le

droit pour l'intéressé d'offrir des preuves pertinentes, de
prendre connaissance du dossier, d'obtenir qu'il soit donné
suite à ses offres de preuves pertinentes, de participer à
l'administration des preuves essentielles ou à tout le moins
de s'exprimer sur son résultat lorsque cela est de nature à
influer sur la décision à rendre (ATF 126 I 15 consid. 2a/aa
p. 16 et les arrêts cités).

   Toutefois, le droit d'être entendu ne peut être
exercé que sur les éléments qui sont déterminants pour déci-
der de l'issue du litige. Il est ainsi possible de renoncer à
l'administration de certaines preuves offertes, lorsque le
fait dont les parties veulent rapporter l'authenticité n'est
pas important pour la solution du cas, que la preuve résulte
déjà de constatations versées au dossier, lorsqu'il parvient
à la conclusion qu'elles ne sont pas décisives pour la solu-
tion du litige ou qu'elles ne pourraient l'amener à modifier
son opinion. Ce refus d'instruire ne viole le droit d'être
entendu des parties que si l'appréciation anticipée de la
pertinence du moyen de preuve offert, à laquelle le juge a
ainsi procédé, est entachée d'arbitraire (ATF 125 I 127
consid. 6c/cc in fine p. 135, 417 consid. 7b p. 430; 124 I
208 consid. 4a p. 211, 241 consid. 2 p. 242, 274 consid. 5b
p. 285 et les arrêts cités; sur la notion d'arbitraire, voir
ATF 127 I 54 consid. 2b p. 56, 60 consid. 5a p. 70).

   b) En l'espèce, le Juge d'instruction a considéré
que la recourante s'était rendue coupable de diffamation. Or,
selon l'art. 173 ch. 2 CP, l'inculpé n'encourra aucune peine
s'il prouve que les allégations qu'il a articulées ou propa-
gées sont conformes à la vérité. Ainsi, même si la déclara-
tion faite à un tiers est attentatoire à l'honneur, l'auteur
n'est pas punissable et il doit être acquitté s'il prouve que
sa déclaration était conforme à la vérité. Cette preuve peut
être apportée par tous les moyens admis par la loi de procé-
dure (Bernard Corboz, La diffamation, SJ 1992 p. 657). Elle

peut même être fondée sur des éléments dont l'auteur n'avait
pas connaissance au moment de sa déclaration (ATF 124 IV 149
consid. 3a p. 150 et les arrêts cités).

   Dans le cas particulier, la recourante prétendait
avoir été la victime de harcèlement et d'allusions déplacées
à connotation sexuelle de la part de l'intimé, dans les cir-
constances évoquées dans sa lettre du 8 avril 2000. La preuve
de tels comportements est généralement très difficile à rap-
porter; la victime est en effet souvent placée dans une si-
tuation où chaque acte pris individuellement, auquel un té-
moin a pu assister, peut éventuellement être considéré comme
supportable alors que l'ensemble des agissements constitue
une déstabilisation de la personnalité, poussée jusqu'à
l'élimination professionnelle de la personne visée (cf. Jean-
Bernard Waeber, Le mobbing ou harcèlement psychologique au
travail, quelles solutions ?, AJP 1998, p. 795; Gabriella
Wennubst, Mobbing ou harcèlement psychologique analysé sur le
lieu de travail, Lausanne 1999, p. 91). Conscient de ces dif-
ficultés, le législateur fédéral a prévu à l'art. 6 de la loi
fédérale sur l'égalité entre femmes et hommes, du 24 mars
1995 (LEg; RS 151.1) un allégement du fardeau de la preuve en
faveur de la personne qui se prévaut d'une discrimination
fondée sur le sexe dans l'aménagement de ses conditions de
travail, dans l'attribution des tâches ou dans la résiliation
de ses rapports de travail en présumant l'existence d'une
discrimination, pour autant que celle-ci soit rendue vraisem-
blable. Dans ce cas, le juge doit tout d'abord se prononcer
sur la vraisemblance alléguée, qui doit être plus vraisembla-
ble que la non-discrimination, pour admettre le bien-fondé
éventuel de l'argumentation du travailleur. Le moyen tiré de
la discrimination doit en revanche être rejeté si cette der-
nière est entièrement douteuse ou simplement alléguée (cf.
Sabine Steiger-Sackmann, in: Kommentar zum Gleichstellungs-
gesetz, Bâle 1997, n. 57, 58 et 64 ad art. 6 LEg; voir aussi,
à ce sujet, Monique Cossali Sauvain, La loi fédérale sur

l'égalité entre femmes et hommes du 24 mars 1995, in: Journée
1995 de droit du travail et de la sécurité sociale, Zurich
1999, p. 76 ss). Il n'y a pas lieu d'examiner si cet allége-
ment du fardeau de la preuve doit également profiter à l'ac-
cusé chargé d'établir la preuve de la vérité dans le cadre
d'une procédure pénale pour diffamation. Le juge pénal doit à
tout le moins s'en inspirer et permettre à l'accusé d'appor-
ter la preuve de la vérité en donnant suite aux mesures
d'instruction proposées lorsque celles-ci sont de nature à
confirmer ses propos prétendument diffamatoires.

   Selon la déposition de l'une des employées, citée
comme témoin à la demande de l'intimé, ce dernier avait une
attitude machiste en ce sens qu'il s'adressait aux femmes
d'une manière beaucoup plus brusque qu'avec les hommes, d'au-
tres employés rapportant que son attitude paraissait au
contraire normale. La discrimination éventuelle n'étant pas
invraisemblable ou, à tout le moins, d'emblée exclue, il ap-
partenait au Juge d'instruction de ne rien négliger et d'ap-
porter un soin tout particulier pour élucider ces faits,
compte tenu des exigences spéciales que pose le droit fédéral
dans le cadre des relations entre employeur et travailleur. A
cet égard, le fait qu'il n'a convoqué que des témoins cités
par le plaignant n'est pas arbitraire en soi. Toutefois,
compte tenu de la difficulté de rapporter la preuve du com-
portement incriminé et de la fragilité psychologique de la
recourante, qui découle d'un certificat médical versé au dos-
sier, il ne pouvait pas renoncer à l'audition des parents de
la prévenue, auxquels celle-ci s'était confiée et qui avaient
eu un entretien avec le gérant de l'entreprise. Dans le
contexte déjà évoqué, cette audition constituait une mesure
d'instruction simple à exécuter, non dilatoire et indispensa-
ble pour se faire une représentation objective et exhaustive
du problème de mobbing que la prévenue a rendu vraisemblable
dans une certaine mesure et pour permettre à celle-ci de rap-
porter la preuve de la vérité.

   De même, les deux confrontations sollicitées, l'une
avec un ex-collègue de travail, B.________, l'autre avec
l'administratrice de la maison A.________, présentaient une
certaine pertinence. En effet, le premier témoin avait assis-
té à l'un des incidents survenus entre l'intimé et la recou-
rante et sa relation des faits se résume à quelques généra-
lités imprécises qui méritaient des éclaircissements. Par
ailleurs, la confrontation avec l'employeur était une mesure
nécessaire, notamment pour établir le contenu des entretiens
entre l'administratrice et la prévenue, dont le licenciement
était envisagé. Ces mesures d'instruction se justifiaient
également au regard de l'art. 6 § 3 let. c CEDH, qui accorde
à l'accusé le droit d'être confronté au moins une fois au
cours de la procédure aux témoins à charge.

   c) En conséquence, le Juge d'instruction a rejeté
les mesures d'instruction précitées au terme d'une apprécia-
tion anticipée insoutenable des preuves; le Tribunal d'accu-
sation a versé à son tour dans l'arbitraire en ne sanction-
nant pas le jugement de première instance pour ce motif.

   Le recours doit par conséquent être admis pour cette
raison et l'arrêt attaqué annulé, sans qu'il soit nécessaire
d'examiner si le Juge d'instruction a violé le droit d'être
entendu de la recourante en ne répondant pas à ses requêtes.

   3.- Vu l'issue du recours, la demande d'assistance
judiciaire devient sans objet. L'intimé, qui n'a pas procédé,
ne saurait être condamné à des frais et dépens. Il en va de
même du canton de Vaud, en vertu de l'art. 156 al. 2 OJ; ce
dernier versera en revanche une indemnité à titre de dépens à
la recourante qui obtient gain de cause avec l'assistance
d'un homme de loi (art. 159 al. 1 OJ).

                       Par ces motifs,

           l e   T r i b u n a l   f é d é r a l :

   1. Admet le recours dans la mesure où il est receva-
ble;

   2. Annule l'arrêt rendu le 23 mai 2001 par le Tribu-
nal d'accusation du Tribunal cantonal du canton de Vaud;

   3. Dit qu'il n'est pas perçu d'émolument judiciaire;

   4. Alloue à la recourante une indemnité de 1'500 fr.
à titre de dépens, à la charge du canton de Vaud.

   5. Communique le présent arrêt en copie aux manda-
taires des parties, au Juge d'instruction de l'arrondissement
de l'Est vaudois et au Tribunal d'accusation du Tribunal can-
tonal du canton de Vaud.

Lausanne, le 16 octobre 2001
PMN/col

            Au nom de la Ie Cour de droit public
                 du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
                        Le Président,

                  Le Greffier,