Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.396/2001
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1P.396/2001

        Ie   C O U R   D E   D R O I T   P U B L I C
       **********************************************

                      13 juillet 2001

Composition de la Cour: MM. les Juges Aemisegger, Président,
Vice-président du Tribunal fédéral, Catenazzi et Favre.
Greffier: M. Kurz.

                         __________

          Statuant sur le recours de droit public
                         formé par

A.________ , représenté par Mes Pierre Christe et Sylvaine
Perret-Gentil Hofstetter, avocats à Delémont et Lausanne,

                           contre

l'arrêt rendu le 9 mai 2001 par le Tribunal extraordinaire
de la République et canton du Jura, dans la cause relative à
la récusation des juges cantonaux B.________, C.________,
D.________ et E.________ ;

                        (récusation)

          Vu les pièces du dossier d'où ressortent
                 les  f a i t s  suivants:

     A.- Par jugement du 27 octobre 1998, le Tribunal de
district de Delémont a condamné A.________ à quinze mois
d'emprisonnement avec sursis et à 10'000 fr. d'amende, pour
escroquerie et infraction à la loi fédérale sur l'assurance-
chômage.

     B.- A.________ a fait appel de ce jugement auprès de la
Cour pénale du Tribunal cantonal jurassien (ci-après: la
Cour pénale). Dans le cadre de cette procédure, il a requis
l'administration de preuves complémentaires, notamment des
auditions de témoins, des productions de pièces et une
expertise.

     Par arrêt du 1er mars 2000, la Cour pénale a ordonné
une nouvelle expertise requise par le Ministère public et la
plaignante et a rejeté la demande de compléments de preuves
de l'appelant, les preuves proposées n'étant pas jugées per-
tinentes. Un recours de droit public formé contre cet arrêt
a été déclaré irrecevable le 5 décembre 2000.

     A.________ a déposé une prise à partie auprès du Tri-
bunal cantonal jurassien contre les juges de la Cour pénale,
auxquels il reprochait de violer leur devoir d'établir la
vérité et de ne pas instruire à charge et à décharge. Il
demandait que les preuves requises par lui soient adminis-
trées et qu'une nouvelle procédure de nomination d'expert
soit mise sur pied. Par arrêt du 28 juin 2000, le Tribunal
extraordinaire désigné le 17 mai 2000 par le Parlement ju-
rassien a déclaré irrecevable la demande de prise à partie,
le droit cantonal ne prévoyant pas une telle procédure à

l'encontre des juges cantonaux. Un recours de droit public a
été rejeté le 22 septembre 2000 par le Tribunal fédéral.

     C.- Le 9 février 2001, A.________ a requis la récusa-
tion des trois juges de la Cour pénale. Le 13 février 2001,
il fut informé de la composition du Plénum du Tribunal can-
tonal jurassien, chargé de statuer sur la demande de récu-
sation. Le 22 février 2001, il a alors requis la récusation
de quatre des six membres de ce Plénum, soit les juges
C.________, D.________, E.________ et B.________, dont il
contestait l'indépendance et l'impartialité.

     Un Tribunal extraordinaire, composé d'avocats au bar-
reau jurassien, a été désigné le 21 mars 2001 par le Par-
lement jurassien afin de statuer sur cette dernière requête.

     Le 1er mai 2001, A.________ s'est encore adressé au
Gouvernement et au Tribunal extraordinaire, demandant le
déport de ses cinq membres en invoquant une incompatibilité
avec l'exercice du barreau.

     D.- Par arrêt du 9 mai 2001, le Tribunal extraordinaire
a rejeté la requête de récusation. Il a estimé que la re-
quête adressée au Gouvernement ne valait pas demande de ré-
cusation, qu'il y avait lieu de statuer rapidement, que les
membres du Tribunal extraordinaire n'avaient pas qualité de
magistrats et n'étaient pas récusables à ce titre et que la
requête pouvait être considérée comme dilatoire. Sur le
fond, il a retenu que si les quatre membres du Plénum de-
vaient statuer sur des motifs de récusation identiques à
ceux qui leur étaient opposés, cela ne portait pas atteinte
à leur indépendance. La participation des magistrats à la
procédure de prise à partie n'était pas non plus un motif de
récusation. Le fait que le Tribunal de première instance et

le Tribunal cantonal siègent dans le même bâtiment, et que
les juges aient pu discuter de la cause, était sans inci-
dence sur l'indépendance des magistrats, tout comme le fait
que les magistrats puissent remplir plusieurs fonctions, ou
que les juges en cause siègent avec d'autres magistrats, dé-
jà récusés. Il n'y avait pas de rapports hiérarchiques entre
les juges et le requérant n'apportait aucun indice concret
de prévention.

     E.- A.________ forme un recours de droit public contre
cet arrêt. Il en demande l'annulation et le renvoi de la
cause à l'autorité intimée pour nouvelle décision sur la de-
mande de récusation, respectivement transmission de cette
demande à l'autorité compétente.

     Le Tribunal extraordinaire conclut au rejet du recours
dans la mesure où il est recevable.

     Par ordonnance du 2 juillet 2001, l'effet suspensif a
été accordé au recours.

         C o n s i d é r a n t   e n   d r o i t :

     1.- Le recours de droit public est formé en temps utile
contre un arrêt rendu en dernière instance cantonale et re-
latif à une demande de récusation au sens de l'art. 87 OJ.
Il est en principe recevable (ATF 126 I 203). L'annulation
de la décision attaquée serait suffisante pour mettre fin à
l'inconstitutionnalité dont se plaint le recourant, de sorte
qu'il ne se justifie pas de faire exception à la nature cas-
satoire du recours de droit public. La conclusion tendant au
renvoi de la cause à l'autorité intimée, pour nouvelle déci-
sion, est donc irrecevable (ATF 127 II 1 consid. 2c in fine
p. 5).

     2.- Le recourant se plaint d'un déni de justice formel
et d'une violation des art. 30 Cst. et 6 CEDH. Il reproche
au Tribunal extraordinaire d'avoir rendu sa décision alors
qu'il avait, le 1er mai 2001, adressé une demande au Gouver-
nement tendant à faire constater l'incompatibilité entre
l'exercice du barreau et la fonction des juges au Tribunal
extraordinaire, et, le même jour, requis le déport de ces
magistrats ou demandé la désignation de l'autorité suscepti-
ble d'ordonner leur récusation. Le Tribunal extraordinaire
aurait refusé de se déporter en rendant une décision sans
possibilité de recours, n'aurait pas indiqué l'autorité com-
pétente pour statuer sur sa récusation et aurait omis de
transmettre la demande à cette autorité. Il aurait en outre
violé le principe de séparation des pouvoirs en résolvant
une question soumise au Gouvernement. Le recourant reproche
également au Tribunal extraordinaire d'avoir statué sur sa
propre récusation, en l'absence d'urgence ou d'abus de
droit. Ce mode de procéder démontrerait en lui-même une pré-
vention à l'égard du recourant.

     a) Le magistrat dont la récusation est formellement et
valablement requise ne saurait en principe statuer lui-même
sur sa propre récusation (ATF 122 II 471 consid. 3a p. 476
et les arrêts cités). De même, il doit normalement s'abste-
nir de siéger jusqu'à droit connu sur la récusation; Con-
trairement à ce que semble soutenir le recourant, ces prin-
cipes ne sont pas absolus. Ils souffrent d'exceptions, en
particulier lorsqu'il y a urgence, s'agissant de la possibi-
lité de continuer à siéger (les actes effectués par le ma-
gistrat ultérieurement à la demande de récusation peuvent,
en cas d'admission de celle-ci, être annulés par la suite,
cf. ATF 119 Ia 13), ou en présence d'une demande de récusa-
tion irrecevable ou abusive, permettant à l'autorité de se
prononcer sur sa propre récusation.

     b) En l'espèce, le Tribunal extraordinaire a estimé
qu'aucune demande de récusation formelle n'avait été va-
lablement formée. Il a ensuite considéré que l'incompati-
bilité invoquée n'était pas applicable à ses membres, ceux-
ci n'étant pas magistrats; il a enfin retenu que la demande
pouvait être considérée comme dilatoire et, par conséquent,
abusive. La première de ces motivations n'est guère convain-
cante, dès lors que le recourant avait clairement demandé
aux juges de se déporter et, en cas de refus, d'indiquer à
quelle autorité la demande de récusation devait être adres-
sée. La seconde motivation concerne le fond et ne saurait,
en soi, permettre au juge dont la récusation est demandée de
se prononcer lui-même. En revanche, l'appréciation du Tribu-
nal extraordinaire quant au caractère dilatoire de la deman-
de n'apparaît guère critiquable.

     Le recourant soutenait en effet que les membres du Tri-
bunal extraordinaire, avocats au barreau jurassien, ne dis-
posaient pas de l'indépendance et de l'objectivité néces-
saires pour statuer sur la récusation de juges devant les-
quels ils plaident habituellement. Le recourant soutenait -
il le fait encore dans son recours de droit public - que
l'exercice d'une fonction judiciaire par un avocat porterait
atteinte à l'indépendance de celui-ci en tant qu'auxiliaire
de la justice. Il perd ainsi de vue que sa demande de récu-
sation ne pouvait que viser l'indépendance des juges extra-
ordinaires à son endroit, mais non leur indépendance en tant
qu'avocats. Par ailleurs, les juges extraordinaires
n'avaient pas à s'interroger sur la prévention effective des
magistrats du Plénum, mais sur la participation de certains
d'entre eux à divers stades de la procédure, et sur des
questions tenant à l'organisation judiciaire. On ne voit pas
que la résolution de ces questions formelles puisse porter
atteinte à l'indépendance actuelle ou future des avocats
envers des magistrats. Indépendamment du droit cantonal, le

refus de se déporter ne viole pas les garanties constitu-
tionnelle et conventionnelle d'indépendance et d'impartia-
lité.

     c) En définitive, la demande de déport du recourant
apparaissait manifestement mal fondée; elle s'inscrit dans
une attitude d'obstruction tendant à la récusation systé-
matique des magistrats, ordinaires ou extraordinaires, char-
gés d'examiner le dossier, et pouvait légitimement être qua-
lifiée de mesure dilatoire par le tribunal intimé. Cela jus-
tifiait que la demande soit écartée d'emblée par ce dernier.
La célérité dont a pu faire preuve le Tribunal extraordi-
naire ne procède pas d'une prévention à l'égard du recou-
rant, mais de la nécessité de statuer rapidement sur un in-
cident de procédure soulevé à plusieurs niveaux, paralysant
ainsi le procès au fond.

     3.- Le recourant argumente subsidiairement sur le fond.
Il relève que les quatre membres du Plénum dont il demandait
la récusation avaient fonctionné comme membres du Tribunal
extraordinaire, dans la procédure de prise à partie qui a
abouti à une décision d'irrecevabilité du 28 juin 2000; dans
ce cadre, ils avaient laissé une expertise suivre son cours
alors que la suspension en était requise et avaient déjà
statué sur une question similaire à celle de la récusation
qui leur est actuellement soumise. Les magistrats contestés
avaient également un intérêt à la résolution de la cause,
puisqu'ils avaient à examiner des griefs auxquels ils
étaient eux-mêmes exposés; le fait que, depuis le 1er jan-
vier 2001, les tribunaux de première instance et les juri-
dictions cantonales aient leur siège dans les mêmes locaux
ferait craindre que des contacts et des discussions aient
lieu entre les juges.

     a) La participation de certains membres du Plénum à la
procédure de prise à partie ne saurait porter à conséquence
pour la procédure de récusation. Le recourant se contente à
ce sujet de prétendre que les questions étaient similaires
alors que, dans son arrêt du 28 juin 2000, le Tribunal
extraordinaire a déclaré irrecevable la demande de prise à
partie, le droit cantonal ne connaissant pas un tel moyen à
l'égard d'une autorité collégiale de seconde instance. Une
telle solution, purement procédurale, ne porte en rien sur
l'impartialité et l'indépendance des juges de la Cour pé-
nale.

     b) Comme le relève le Tribunal extraordinaire, le fait
que les juridictions de première et de seconde instance
soient regroupées dans un même bâtiment ne joue pas non plus
de rôle quant à l'indépendance des magistrats. Une commu-
nauté de locaux ne pose problème, selon la jurisprudence,
qu'entre un tribunal et une partie à un litige, car cela est
clairement de nature à susciter des soupçons légitimes quant
à l'existence de relations particulières. En revanche, il
n'y a en principe pas lieu de craindre des influences entre
les différents magistrats de l'ordre judiciaire, car ceux-ci
n'ont d'ordinaire aucun intérêt personnel à la résolution
des cas qu'ils traitent (faute de quoi ils seraient eux-
mêmes récusables) et, par conséquent, aucune raison de ten-
ter d'influencer leurs collègues. On peut attendre des ma-
gistrats professionnels une certaine retenue, de sorte
qu'ils n'échangent pas entre eux d'opinions relatives aux
affaires en cours. Le Tribunal extraordinaire relève avec
raison que les lieux d'échanges privilégiés, soit les café-
térias et bibliothèques, ne sont pas les mêmes pour les ju-
ges de première et seconde instance. L'existence d'accès et
de couloirs communs n'augmente pas les risques de discus-
sions inopportunes entre magistrats.

     c) Selon le recourant, le problème du bâtiment commun
serait encore aggravé par la répartition des magistrats dans
l'ordre judiciaire et la hiérarchie qui existerait entre
certains d'entre eux. Les juges du Plénum dont la récusation
est demandée siégeraient dans diverses instances de premier
et second degré, aux côtés des magistrats dont ils doivent
examiner la récusation. Cela n'est pas non plus déterminant.
Même si les juges peuvent se rencontrer lorsqu'ils siègent
ensemble, on peut attendre de magistrats professionnels une
rigueur particulière, s'abstenant d'évoquer les affaires qui
les concernent. Dès lors, il y a lieu de s'en tenir à la ju-
risprudence constante selon laquelle des liens de collégia-
lité ne sauraient à eux seuls fonder un soupçon de partiali-
té (ATF 105 Ib 301 consid. 1). Les lois d'organisation judi-
ciaire prévoient d'ailleurs fréquemment que les membres d'un
tribunal ou d'une section de celui-ci soient appelés à sta-
tuer sur une demande de récusation visant leurs collègues,
en dépit de l'étroite relation professionnelle qui les lie
(cf. par exemple l'art. 26 al. 1 OJ).

     d) Quant à la similitude entre les griefs soumis aux
juges du Plénum avec ceux auxquels ils sont eux-mêmes expo-
sés, elle ne saurait engendrer une apparente partialité: le
Tribunal extraordinaire a statué sur les griefs en toute in-
dépendance et si la même solution devait s'imposer au Plé-
num, par identité de motifs, ce n'est pas en raison d'un
parti pris des magistrats qui le composent, mais en vertu de
l'autorité matérielle de chose jugée attachée à la décision
précédente.

     e) Pour le surplus, le recourant estime inutile de se
demander si les juges concernés ont déjà parlé entre eux de
"l'un ou l'autre des aspects de l'affaire au fond". Tel est
pourtant le seul grief qui pourrait justifier la récusation
des magistrats concernés. Le recourant perd également de vue

qu'à ce stade, qui est celui de la récusation de quatre
membres du Plénum, seul serait déterminant un échange d'avis
au sujet de la question litigieuse, limitée aux griefs sou-
levés dans la demande de récusation et non au fond de l'af-
faire. Or, rien de tel n'est prétendu dans le cas particu-
lier. Quant au sentiment de préjugé qu'éprouve le recourant
en raison du refus, selon lui systématique, d'administrer
des preuves, cette question devra être examinée en rapport
avec la demande de récusation des magistrats qui ont rendu
cette décision.

     4.- Sur le vu de ce qui précède, le recours doit être
rejeté dans la mesure où il est recevable. Conformément à
l'art. 156 al. 1 OJ, un émolument judiciaire est mis à la
charge du recourant.

                      Par ces motifs,

          l e   T r i b u n a l   f é d é r a l :

     1. Rejette le recours dans la mesure où il est rece-
vable.

     2. Met à la charge du recourant un émolument judiciaire
de 4000 fr.

     3. Communique le présent arrêt en copie aux parties, au
Plénum du Tribunal cantonal et au Tribunal extraordinaire du
canton du Jura.

                         __________

Lausanne, le 13 juillet 2001
KUR/moh

            Au nom de la Ie Cour de droit public
                du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
                       Le Président,

                        Le Greffier,