Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.317/2001
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1P.317/2001

        Ie   C O U R   D E   D R O I T   P U B L I C
       **********************************************

                       13 juillet 2001

Composition de la Cour: MM. les Juges Aemisegger, Président,
Vice-président du Tribunal fédéral, Favre et Mme Pont
Veuthey, Juge suppléante. Greffier: M. Parmelin.

           Statuant sur le recours de droit public
                          formé par

X.________, représentée par Me Pascal Pétroz, avocat à
Genève,

                           contre

l'arrêt rendu le 23 mars 2001 par la Cour de cassation du
canton de Genève, dans la cause qui oppose la recourante à
L.________, représenté par Me Jacques Barillon, avocat à
Genève;

        (procédure pénale; appréciation des preuves)

          Vu les pièces du dossier d'où ressortent
                  les  f a i t s  suivants:

   A.- Le 25 avril 1999, vers 17h00, X.________ s'est
rendue avec une amie aux Bains des Pâquis, à Genève, où elle
a rencontré trois ressortissants marocains qu'elle connais-
sait superficiellement, dont L.________. Après avoir fréquen-
té un café, X.________ et L.________ sont allés chez celui-
ci, où les deux autres personnes devaient les rejoindre en
fin de soirée pour dîner. Comme il n'en fut rien et que
X.________ était fatiguée, elle a dormi sur place, dans le
lit de L.________, parce que, selon elle, "dans la tradition
marocaine, il n'est pas rare de dormir à plusieurs dans une
même pièce". L.________ s'est couché à son tour.

   D'après X.________, celui-ci a commencé à la cares-
ser sur le ventre. Elle s'est alors levée pour aller se cou-
cher sur le canapé du salon où elle a été rejointe environ
une demi-heure plus tard par son hôte; après l'avoir emmenée
de force sur le lit, L.________ a tenté de la pénétrer à plu-
sieurs reprises, avant de parvenir à ses fins, alors qu'elle
criait avant qu'il ne lui applique sa main, puis un oreiller,
sur le visage.

   Immédiatement après, X.________ s'est fait conduire
en taxi à l'Hôpital Cantonal de Genève. Les médecins de garde
ont constaté des rougeurs à l'intérieur des poignets, un
oedème au niveau de la lèvre supérieure de la bouche, trois
fissures d'environ un centimètre chacune au niveau de la par-
tie postérieure de la vulve à l'entrée du vagin, ainsi que la
présence de sperme à cet endroit. Ces fissures, de type trau-
matique, étaient compatibles avec un rapport sexuel ou une
tentative de rapport sexuel, impliquant une violence externe
ou une résistance active ou la conjonction de ces deux élé-
ments. X.________ s'est rendue à deux reprises à la Consulta-

tion interdisciplinaire de médecine et de prévention de la
violence; lors de la seconde consultation, le 30 avril 1999,
le médecin a observé des hématomes sur les jambes et à l'in-
térieur des cuisses, compatibles avec les dires de la vic-
time.

   L.________ a contesté les accusations de viol por-
tées à son encontre, affirmant que X.________ avait consenti
à l'acte sexuel, qui s'était déroulé sans aucune violence.

   B.- Par arrêt du 12 octobre 2000, la Cour correc-
tionnelle avec jury du canton de Genève a acquitté L.________
de la prévention de viol. Le jury a notamment retenu que les
traces sur le corps de la victime attestaient d'une certaine
violence, sans qu'il soit possible d'affirmer au-delà de tout
doute qu'elles étaient le fruit de la contrainte. Les cir-
constances ne permettaient pas d'exclure que l'accusé ait pu
raisonnablement penser que sa compagne d'un soir était
consentante. La culpabilisation de la victime ou le sentiment
d'humiliation, en raison de la volonté de L.________ de ne
pas poursuivre cette aventure, ou du déroulement de l'acte
qui aurait comporté un élément de brutalité non désirée, pou-
vaient expliquer les lésions constatées par les médecins et
le dépôt de plainte. Enfin, selon le témoignage du chauffeur
de taxi, les intéressés semblaient former un couple "normal",
seule une suspicion de dispute conjugale étant venue à l'es-
prit du témoin.

   X.________ s'est vainement pourvue en cassation de-
vant la Cour de cassation du canton de Genève (ci-après: la
Cour de cassation ou la cour cantonale). Dans son arrêt du 23
mars 2001, cette autorité a considéré que la version des
faits de L.________ était au moins équivalente à celle de la
plaignante. Elle a aussi relevé que les traces sur le corps
de celle-ci étaient le signe d'une certaine violence, mais
elle a estimé impossible d'affirmer avec certitude qu'elles

résultaient de la contrainte plutôt que d'une relation
sexuelle librement consentie.

   C.- Agissant par la voie du recours de droit public,
X.________ demande au Tribunal fédéral d'annuler cet arrêt
et de renvoyer la cause à l'autorité cantonale pour qu'elle
statue dans le sens des considérants. Elle voit dans le ver-
dict d'acquittement la conséquence d'une appréciation arbi-
traire des preuves. Elle reproche en particulier à la cour
cantonale de ne pas avoir tenu compte des certificats médi-
caux et des déclarations des médecins, alors qu'ils corro-
boraient sa version des faits. Elle sollicite l'assistance
judiciaire.

   L.________ conclut au rejet du recours. La Cour de
cassation se réfère à son arrêt. Le Procureur général du can-
ton de Genève s'en rapporte à justice.

          C o n s i d é r a n t   e n   d r o i t :

   1.- Le Tribunal fédéral examine d'office et libre-
ment la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATF 127
III 41 consid. 2a p. 42 et les arrêts cités).

   a) Le pourvoi en nullité à la Cour de cassation pé-
nale du Tribunal fédéral n'est pas ouvert pour se plaindre
d'une appréciation arbitraire des preuves et des constata-
tions de fait qui en découlent (ATF 124 IV 81 consid. 2a p.
83) ou pour invoquer la violation directe d'un droit consti-
tutionnel ou conventionnel, tel que la maxime "in dubio pro
reo" consacrée aux art. 32 al. 1 Cst. et 6 § 2 CEDH (ATF 120
Ia 31 consid. 2b p. 35/36). Au vu des arguments soulevés,
seul le recours de droit public est ouvert.

   b) Les art. 2 al. 1 et 8 al. 1 let. c de la loi fé-
dérale du 4 octobre 1991 sur l'aide aux victimes d'infrac-
tions (LAVI; RS 312.5), qui constitue une "lex specialis" par
rapport à l'art. 88 OJ, reconnaissent à la victime, au sens
de l'art. 2 al. 1 LAVI, la qualité pour former un recours de
droit public contre une décision cantonale mettant fin à
l'action pénale, à condition qu'elle ait déjà été partie à la
procédure et que la décision attaquée la touche dans les pré-
tentions civiles, ou puisse avoir des effets sur le jugement
de ces dernières (ATF 120 Ia 101 consid. 2a p. 105, 157
consid. 2c p. 162). En l'espèce, X.________ est directement
touchée dans son intégrité sexuelle par les faits dénoncés,
indépendamment de leur véracité, de sorte qu'elle a la qua-
lité de victime au sens de l'art. 2 al. 1 LAVI. En outre,
elle a participé à la procédure en qualité de partie civile.
Enfin, l'acquittement prononcé par l'autorité cantonale est
de nature à influencer le jugement de ses prétentions civi-
les, de sorte que sa qualité pour agir sur la base de l'art.
8 al. 1 let. c LAVI doit être admise (ATF 126 I 97 consid. 1a
p. 99).

   Le recours a au surplus été formé en temps utile
contre une décision finale rendue en dernière instance canto-
nale. Il répond donc aux exigences des art. 86 al. 1 et 89
al. 1 OJ.

   c) Vu la nature cassatoire du recours de droit pu-
blic, les conclusions qui vont au-delà de la simple annula-
tion de l'arrêt attaqué et qui tendent au renvoi de la cause
à l'autorité cantonale pour nouvelle décision sont irreceva-
bles (ATF 127 II 1 consid. 2c p. 5 et la jurisprudence ci-
tée); en réalité, elles sont superflues, dès lors que l'ad-
mission éventuelle du recours entraînerait la reprise de
l'instruction au niveau où elle se trouvait avant l'adoption
de la décision annulée (cf. ATF 112 Ia 353 consid. 3c/bb).

   2.- La recourante reproche aux autorités cantonales
de s'être livrées à une appréciation arbitraire des preuves
et d'avoir violé le principe "in dubio pro reo" en ne tenant
pas compte des certificats médicaux et des déclarations des
médecins, alors qu'ils corroboraient les accusations portées
à l'encontre de l'intimé.

   a) En tant qu'elle a trait à la constatation des
faits et à l'appréciation des preuves, la maxime "in dubio
pro reo" est violée lorsque l'appréciation objective de l'en-
semble des éléments de preuve laisse subsister un doute in-
surmontable sur la culpabilité de l'accusé (ATF 127 I 38
consid. 2a p. 41; 124 IV 86 consid. 2a p. 88; 120 Ia 31 con-
sid. 2c p. 37). Saisi d'un recours de droit public mettant en
cause l'appréciation des preuves, le Tribunal fédéral examine
seulement si le juge cantonal a outrepassé son pouvoir d'ap-
préciation et établi les faits de manière arbitraire (ATF 127
I 38 consid. 2a p. 41; 124 I 208 consid. 4 p. 211; 120 Ia 31
consid. 2d p. 37/38; 118 Ia 28 consid. 1b p. 30 et les arrêts
cités). Une constatation de fait n'est pas arbitraire pour la
seule raison que la version retenue par le juge ne coïncide
pas avec celle de l'accusé ou du plaignant; encore faut-il
que l'appréciation des preuves soit manifestement insoutena-
ble, en contradiction flagrante avec la situation effective,
qu'elle constitue la violation d'une règle de droit ou d'un
principe juridique clair et indiscuté, ou encore qu'elle
heurte de façon grossière le sentiment de la justice et de
l'équité (ATF 118 Ia 28 consid. 1b p. 30), ce qu'il appar-
tient au recourant d'établir (ATF 125 I 492 consid. 1b p. 495
et les arrêts cités). L'art. 32 al. 1 Cst., entré en vigueur
le 1er janvier 2000, qui consacre spécifiquement la notion de
la présomption d'innocence, ne fait que reprendre les princi-
pes posés dans ce domaine par la jurisprudence (FF 1997 I 1
ss, notamment p. 188/189; ATF 127 I 38 consid. 2b p. 41/42).

   Lorsque, comme en l'espèce, l'autorité cantonale de
recours avait, sur les questions posées dans le recours de
droit public, une cognition semblable à celle du Tribunal
fédéral, ce dernier porte concrètement son examen sur l'ar-
bitraire allégué du jugement de l'autorité inférieure, à la
lumière des griefs soulevés dans l'acte de recours. Cepen-
dant, pour se conformer aux exigences de l'art. 90 al. 1 let.
b OJ, le recourant ne peut pas simplement reprendre les cri-
tiques qu'il a formulées en instance cantonale devant l'auto-
rité de cassation, mais il doit exposer pourquoi cette der-
nière aurait refusé à tort de qualifier d'arbitraire l'appré-
ciation des preuves par l'autorité de première instance. Le
Tribunal fédéral se prononce librement sur cette question
(ATF 127 I 38 consid. 3c p. 43; 126 III 534 consid. 1b p. 536
et les arrêts cités).

   b) En l'espèce, le jury de la Cour correctionnelle a
fondé son verdict d'acquittement au terme d'une appréciation
circonstanciée des éléments du dossier. S'agissant en parti-
culier de l'usage de la violence et de la contrainte, il a
préféré la version de L.________ à celle de la plaignante, au
motif que le doute devait profiter à l'accusé; ce faisant,
les premiers juges se sont déterminés en contradiction fla-
grante avec la situation effective, telle qu'elle découle no-
tamment des déclarations du prévenu et des diverses attesta-
tions médicales.

   En effet, L.________ a déclaré à la police que la
recourante était consentante et qu'il n'y avait "eu aucune
violence durant l'acte", tout s'étant passé "en douceur", sa
partenaire étant "tranquille", pendant qu'ils faisaient
l'amour. Devant le Juge d'instruction, il a affirmé avoir en-
tretenu des relations sexuelles avec la plaignante "sans au-
cune violence"; à aucun moment, il ne l'avait frappée, car il
"ne frappe pas les femmes". A l'audience de la Cour correc-
tionnelle, le prévenu a rappelé qu'il avait eu une relation

sexuelle normale avec X.________, qui était consentante et
qui avait voulu cette relation. Ainsi, aux dires de
L.________ lui-même, les relations intimes se seraient déro-
ulées dans un climat de tranquillité, voire de douceur,
X.________ étant consentante et ayant même adopté une atti-
tude très participante à la relation sexuelle, puisque c'est
elle qui l'aurait voulue, selon la déclaration faite devant
la Cour correctionnelle par l'accusé.

   Dans ces conditions, cette dernière ne pouvait rele-
ver que "les traces sur le corps de la victime attestent
d'une certaine violence", sans introduire dans sa décision
une contradiction interne violant l'art. 9 Cst. (ATF 109 Ia
19 consid. 5f p. 29; voir aussi ATF 124 III 34 consid. 2c p.
36 et 37), résultant elle-même d'une appréciation arbitraire
des preuves, en particulier des rapports médicaux et des dé-
positions des médecins.

   A cet égard, l'examen gynécologique pratiqué immé-
diatement après les faits a révélé une pénétration pénienne
vaginale peu profonde avec la présence de spermatozoïdes,
ainsi que trois fissures de la fourchette postérieure de la
vulve, une médiane et deux latérales. Les médecins de garde
ont également relevé des rougeurs au niveau des poignets,
ainsi qu'une rougeur et un oedème sur la lèvre supérieure de
la bouche de la recourante. Ultérieurement, le médecin-chef
du Service de Consultation interdisciplinaire de médecine et
de prévention de la violence a procédé à un examen physique
de la jeune femme qui a mis en évidence des ecchymoses sur
les cuisses et les jambes. Les constatations médicales géné-
rales et gynécologiques démontrent la présence d'une violence
qui, dans le cadre d'une relation sexuelle, ne peut s'expli-
quer que par l'usage de la contrainte. La gynécologue qui a
procédé aux examens cliniques a remarqué les trois fissures,
qui évoquent un traumatisme compatible avec un rapport sexuel
ou une tentative de rapport sexuel, ce genre de fissure étant

toutefois rarement constatée. Le médecin-légiste a, pour sa
part, lors du même examen, relevé que les fissures traumati-
ques pouvaient être dues soit à une violence externe, soit à
une résistance active, soit à la conjonction de ces deux élé-
ments; les fissures étaient en l'espèce très nettes, d'un
centimètre chacune, et la présence de spermatozoïdes immobi-
les a été observée à l'entrée du vagin. De même, les hémato-
mes à l'intérieur des cuisses, joints aux constatations au
niveau des organes génitaux et à celles portant sur l'état
psychique de la victime, permettaient de conclure catégori-
quement à une relation sexuelle imposée sans le consentement
de la plaignante, toute autre brutalité étant exclue, notam-
ment en l'absence de pratiques sadomasochistes.

   Il découle de l'examen des rapports médicaux et des
témoignages des médecins que les lésions constatées, les tra-
ces de tentatives de pénétration et d'une pénétration par-
tielle, ainsi que l'état psychique de la victime révèlent que
la relation sexuelle a été imposée par l'usage de la con-
trainte, de sorte que le verdict de la Cour correctionnelle,
contraire aux faits, est entaché d'arbitraire. La référence
aux dépositions du chauffeur de taxi, qui comportent d'ail-
leurs des jugements de valeurs, n'est à cet égard pas déter-
minante; en tout état, le déroulement des faits, qui ressort
de l'ensemble des pièces visées plus haut, démontre que la
relation sexuelle entre X.________ et L.________, à supposer
qu'elle fût complète, ne s'est pas déroulée sans violence et
en douceur, comme l'a soutenu l'accusé, mais que l'usage de
la contrainte a été nécessaire.

   En retenant la violence, mais en ne l'attribuant pas
à la contrainte, alors qu'aucune autre cause de brutalité ne
ressort du dossier, la Cour correctionnelle s'est enfermée
dans une contradiction interne qu'elle n'a pu résoudre, pas
davantage que la Cour de cassation, qui n'a pas sanctionné
l'appréciation arbitraire des preuves par les premiers juges,

ni n'a éliminé la contradiction interne mentionnée ci-dessus,
et constitutive d'arbitraire (ATF 106 Ia 337 consid. 2 p.
339). En cela, les autorités cantonales ont rendu des déci-
sions incompatibles avec le respect de l'art. 9 Cst., ce qui
justifie l'annulation de l'arrêt attaqué.

   La procédure est ainsi remise dans l'état où elle se
trouvait avant le prononcé de l'arrêt de la Cour de cassation
du 23 mars 2001, à charge pour celle-ci de reprendre l'ins-
truction de la cause, en exécution du présent arrêt.

   3.- Le recours doit par conséquent être admis, dans
la mesure où il est recevable, ce qui rend sans objet la de-
mande d'assistance judiciaire. Conformément à l'art. 156 al.
1 OJ, les frais judiciaires seront mis à la charge de
L.________ qui succombe. Ce dernier devra également payer une
indemnité de 1'000 fr. à titre de dépens en faveur de
X.________ (art. 159 al. 1 OJ).

                       Par ces motifs,

           l e   T r i b u n a l   f é d é r a l :

   1. Admet le recours dans la mesure où il est rece-
vable et annule l'arrêt rendu par la Cour de cassation du
canton de Genève le 23 mars 2001;

   2. Met à la charge de L.________ un émolument judi-
ciaire de 3'000 fr. et une indemnité de 1'000 fr. à verser à
la recourante, à titre de dépens;

   3. Communique le présent arrêt en copie aux manda-
taires des parties, ainsi qu'au Procureur général et à la
Cour de cassation du canton de Genève.

Lausanne, le 13 juillet 2001
PMN/col

            Au nom de la Ie Cour de droit public
                 du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
                        Le Président,

                        Le Greffier,