Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.232/2001
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1P.232/2001

        Ie   C O U R   D E   D R O I T   P U B L I C
       **********************************************

                        28 juin 2001

Composition de la Cour: MM. les Juges Aemisegger, Président,
Vice-président du Tribunal fédéral, Aeschlimann et Mme Pont
Veuthey, Juge suppléante.
Greffier: M. Thélin.

                         __________

           Statuant sur le recours de droit public
                          formé par

A.________, représenté par Me Nicolas Perret, avocat à
Carouge,

                           contre

l'arrêt rendu le 19 septembre 2000 par la Cour de cassation
pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud dans la cause
qui oppose le recourant à E.________, représenté par Me
Mercedes Novier, avocate à Lausanne;

                 (appréciation des preuves)

          Vu les pièces du dossier d'où ressortent
                  les  f a i t s  suivants:

   A.- A la suite d'une plainte de A.________, le Juge
d'instruction de l'arrondissement de la Côte a ouvert une
enquête pénale contre E.________; à l'issue de ses recher-
ches, il a renvoyé ce prévenu devant le Tribunal correction-
nel du district de Morges, accusé de lésions corporelles gra-
ves, intentionnelles ou par négligence, au préjudice du plai-
gnant. Selon l'ordonnance de renvoi, les parties se trou-
vaient toutes deux, dans la nuit du 14 au 15 septembre 1996,
à la discothèque "l'Eclipse" à Ecublens. Sous l'influence de
l'alcool, A.________ a importuné deux amies de E.________ par
des paroles et des gestes inconvenants. Ce dernier l'a empoi-
gné par le cou et l'a repoussé jusqu'à la sortie de l'éta-
blissement. Là, A.________ est tombé en arrière et s'est gra-
vement blessé à la tête.

   Le tribunal saisi a acquitté l'accusé par jugement
du 7 juillet 1999. Il a considéré que la cause de la chute
n'était pas connue; celle-ci n'avait pas été provoquée par le
fait que l'accusé avait "sorti" le plaignant et, par ail-
leurs, elle n'était alors pas prévisible. A.________ a recou-
ru avec succès au Tribunal cantonal du canton de Vaud: sta-
tuant le 8 novembre 1999, cette juridiction a annulé le juge-
ment au motif que le déni d'un lien de causalité naturelle,
entre le comportement de l'accusé et les lésions subies par
le plaignant, était insoutenable; elle a renvoyé la cause au
Tribunal correctionnel du district de Nyon pour nouveau juge-
ment.

   B.- Après de nouveaux débats le 20 juillet 2000, ce
tribunal-ci a derechef acquitté l'accusé. Il a constaté que
celui-ci avait empoigné le plaignant, simultanément, par le
menton et les vêtements, et l'avait forcé à marcher en arriè-

re jusqu'au dehors de la discothèque, puis il l'avait lâché
et était retourné à l'intérieur. Le plaignant avait ensuite
été trouvé à terre, blessé à la tête, à proximité de la sor-
tie. Nul ne l'avait observé entre l'instant où l'accusé l'a
lâché et celui où un tiers l'a aperçu au sol, inanimé. En
raison du choc subi à la tête, lui-même n'avait gardé aucun
souvenir de l'épisode. Le tribunal a ainsi jugé qu'un doute
important subsistait sur le déroulement des faits, et qu'il
ne pouvait pas retenir que l'accusé eût poussé ou frappé le
plaignant.

   Celui-ci a adressé un deuxième recours au Tribunal
cantonal, que la Cour de cassation pénale à cette fois reje-
té.

   C.- Agissant par la voie du recours de droit public,
A.________ requiert le Tribunal fédéral d'annuler ce dernier
arrêt du Tribunal cantonal, rendu le 19 septembre 2000. Il
persiste à soutenir que la négation d'un lien de causalité
naturelle, entre le comportement de l'accusé acquitté et les
lésions qu'il a subies, est arbitraire et donc contraire à
l'art. 9 Cst.

   Invités à répondre, l'intimé et le Ministère public
cantonal proposent le rejet du recours; le Tribunal cantonal
a renoncé à déposer des observations.

   D.- Le recourant et l'intimé ont chacun présenté une
demande d'assistance judiciaire.

          C o n s i d é r a n t   e n   d r o i t :

   1.- a) En vertu de l'art. 84 al. 2 OJ, le recours de
droit public n'est recevable que dans la mesure où les griefs

soulevés ne peuvent pas être présentés au Tribunal fédéral
par un autre moyen de droit, tel que le pourvoi en nullité à
la Cour de cassation du Tribunal fédéral. Celui-ci est ouvert
contre les jugements de dernière instance cantonale relatifs
à des infractions de droit pénal fédéral (art. 247 al. 1, 268
ch. 1 PPF); il peut être formé pour violation du droit fédé-
ral, sauf les droits constitutionnels (art. 269 PPF; ATF 124
IV 137 consid. 2e p.141).

   Un comportement est la cause naturelle d'un résultat
s'il en constitue l'une des conditions sine qua non (ATF 125
IV 195 consid. 2b p. 197). La constatation du rapport de cau-
salité naturelle relève du fait, de sorte que le pourvoi en
nullité est exclu sur ce point. Il y a toutefois violation du
droit fédéral si l'autorité cantonale se réfère à une notion
incorrecte de la causalité naturelle. Lorsque celle-ci est
constatée, il faut encore examiner si le rapport de causalité
peut être qualifié d'adéquat, c'est-à-dire si le comportement
était propre, d'après le cours ordinaire des choses et l'ex-
périence de la vie, à entraîner un résultat du genre de celui
qui s'est produit. Il s'agit là d'une question de droit qui
relève, elle aussi, de ce moyen de droit (ATF 112 IV consid.
2c p. 22, avec références détaillées).

   b) Selon la jurisprudence relative à l'art. 88 OJ,
celui qui se prétend lésé par une infraction n'a en principe
pas qualité pour former un recours de droit public contre un
jugement acquittant l'auteur présumé. En effet, l'action pé-
nale appartient exclusivement à la collectivité publique et,
en règle générale, le plaignant n'a qu'un simple intérêt de
fait à obtenir que cette action soit effectivement mise en
oeuvre. Un intérêt juridiquement protégé, propre à conférer
la qualité pour recourir, est toutefois reconnu à la victime
d'une atteinte à l'intégrité corporelle, sexuelle ou psychi-
que, au sens de l'art. 2 de la loi fédérale sur l'aide aux
victimes d'infractions (LAVI), lorsqu'elle était partie à la

procédure et que le prononcé attaqué peut avoir des effets
sur le jugement de ses prétentions civiles contre le prévenu
(ATF 121 IV 317 consid. 3 p. 109, 120 Ia 101 consid. 2f p.
109; voir aussi ATF 125 I 253 consid. 1b p. 255).

   En l'espèce, le plaignant a subi une atteinte grave
à l'intégrité corporelle. Par ailleurs, on ne saurait exclure
qu'il puisse élever des prétentions civiles contre l'auteur
de l'éventuelle infraction; le plaignant n'a en tous cas pas
renoncé à de telles prétentions et il n'a pas non plus sous-
crit de transaction. Il a donc qualité pour recourir à titre
de victime.

   2.- Une décision est arbitraire, donc contraire à
l'art. 9 Cst., lorsqu'elle viole gravement une norme ou un
principe juridique clair et indiscuté, ou contredit d'une
manière choquante le sentiment de la justice et de l'équité.
Le Tribunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue par
l'autorité cantonale de dernière instance que si sa décision
apparaît insoutenable, en contradiction manifeste avec la
situation effective, adoptée sans motifs objectifs ou en vio-
lation d'un droit certain. En outre, il ne suffit pas que les
motifs de la décision soient insoutenables; encore faut-il
que celle-ci soit arbitraire dans son résultat. A cet égard,
il ne suffit pas non plus qu'une solution différente de celle
retenue par l'autorité cantonale puisse être tenue pour éga-
lement concevable, ou apparaisse même préférable (ATF 126 I
168 consid. 3a p. 170; 125 I 166 consid. 2a p. 168; 125 II 10
consid. 3a p. 15, 129 consid. 5b p. 134).

   a) Lors de son premier interrogatoire par le Juge
d'instruction, le 3 avril 1997, E.________ a déclaré qu'il
avait lâché le plaignant "devant la porte d'entrée" et que ce
dernier était "tombé en arrière sur la rampe d'entrée". Ré-
entendu le 6 mai 1998, il a précisé l'endroit où il avait
lâché le plaignant, à l'extérieur des locaux, et déclaré que

celui-ci avait alors "vacillé quelques instants"; il ne
l'avait pas vu "directement tomber", mais seulement "partir
en arrière". Il a, semble-t-il, confirmé cette deuxième ver-
sion aux débats du 20 juillet 2000. Le Tribunal correctionnel
a considéré que le plaignant n'était en tous cas pas tombé
dans la rampe d'entrée - il s'agit d'un couloir en légère
pente - parce que cela n'aurait pas échappé aux deux témoins
qui se trouvaient l'un dans ce couloir, l'autre à la caisse;
il en a conclu que ladite version devait correspondre à la
vérité.

   Contrairement à l'opinion développée à l'appui du
recours de droit public, le tribunal a ainsi indiqué pourquoi
il se référait à la deuxième version plutôt qu'à la première.
L'opinion selon laquelle les témoignages ainsi mentionnés
contredisent la version retenue n'est pas non plus fondée:
l'un des témoins n'a pas vu ce qui s'est passé à l'extérieur;
l'autre à vu E.________ lâcher le plaignant puis revenir en
arrière et, "presque immédiatement", il a vu le plaignant au
sol. Sur la base de ces éléments, le Tribunal correctionnel
pouvait retenir sans arbitraire que personne n'avait vu l'ac-
cusé frapper, pousser ou bousculer le plaignant après qu'il
l'avait lâché.

   b) Le recourant soutient avec raison que si
E.________ n'était pas intervenu sur sa personne pour l'éloi-
gner des clientes qu'il importunait, il aurait connu un des-
tin différent; de ce point de vue, c'est effectivement à tort
que les précédents juges nient l'existence d'un lien de cau-
salité naturelle entre ce comportement de l'accusé, d'une
part, et la lésion corporelle subie par le plaignant, d'autre
part. Néanmoins, le simple fait d'avoir lâché ce dernier, de-
bout et apparemment en état de marcher, n'a manifestement pas
pu entraîner à lui seul cette lésion. L'instruction et les
débats n'ont mis en évidence aucun acte réellement agressif
ou dommageable de l'accusé; dans ces conditions, le Tribunal

correctionnel a dûment respecté la présomption d'innocence en
prononçant l'acquittement. Dans la mesure où le recourant
prétend que E.________ avait un devoir de prudence particu-
lier à son égard, compte tenu de son ébriété, ce grief porte
sur l'application du droit fédéral (cf. ATF 127 IV 34 consid.
2a p. 38/39, 127 IV 62 consid. 2d p. 65) et il est donc irre-
cevable dans la procédure du recours de droit public.

   c) Enfin, le recourant reproche au Tribunal correc-
tionnel d'avoir retenu arbitrairement qu'il était tombé face
contre terre. Il est exact qu'à première vue, cette constata-
tion ne repose sur aucun indice concluant. Toutefois, en tant
que la chute du plaignant n'est pas imputable à l'intimé, le
grief élevé sur ce point est impropre à faire apparaître que
le verdict d'acquittement soit arbitraire dans son résultat.
Ce verdict apparaît au contraire compatible avec l'art. 9
Cst., de sorte que le Tribunal cantonal n'a aucunement violé
cette disposition constitutionnelle en rejetant le recours
dirigé contre lui. Le recours de droit public doit, par con-
séquent, lui aussi être rejeté.

   3.- Selon l'art. 152 OJ, le Tribunal fédéral peut
accorder l'assistance judiciaire à une partie à condition que
celle-ci soit dans le besoin et que ses conclusions ne pa-
raissent pas d'emblée vouées à l'échec.

   Le recourant dispose d'une rente d'assurance-acci-
dent qui n'excède guère le minimum vital; par ailleurs, la
juridiction intimée ayant rendu successivement deux prononcés
divergents sur l'objet du litige, il pouvait croire que la
procédure entreprise devant le Tribunal fédéral présentait
quelque chance de succès. Sa demande d'assistance judiciaire
peut dès lors être admise.

   L'intimé qui obtient gain de cause a en principe
droit aux dépens, à la charge du recourant; on doit toutefois

envisager que, en raison la situation du débiteur, leur re-
couvrement par voie de poursuite soit infructueux. Par ail-
leurs, il ressort de l'arrêt attaqué que l'intimé ne dispose,
lui aussi, que de ressources limitées; dans ces conditions,
sa demande d'assistance judiciaire apparaît également justi-
fiée et doit être admise pour le cas où les dépens seraient
irrécouvrables.

                       Par ces motifs,

           l e   T r i b u n a l   f é d é r a l :

   1. Rejette le recours dans la mesure où il est rece-
vable.

   2. Admet la demande d'assistance judiciaire du re-
courant et désigne Me Nicolas Perret en qualité d'avocat
d'office de cette partie.

   3. Admet la demande d'assistance judiciaire de l'in-
timé et désigne Me Mercedes Novier en qualité d'avocate d'of-
fice de cette partie.

   4. Dit qu'il n'est pas perçu d'émolument judiciaire.

   5. Dit que le recourant versera une indemnité de
1'500 fr. à l'intimé à titre de dépens.

   6. Dit que la caisse du Tribunal fédéral versera les
indemnités suivantes à titre d'honoraires:
   a) 1'000 fr. à Me Perret;
   b) 1'000 fr. à Me Novier, si les dépens selon ch. 5
ci-dessus ne peuvent pas être recouvrés.

   7. Communique le présent arrêt en copie aux manda-
taires des parties, à la Caisse nationale suisse d'assurance
en cas d'accidents, à Lausanne, au Procureur général et à la
Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal du canton de
Vaud.

Lausanne, le 28 juin 2001
THE/col

            Au nom de la Ie Cour de droit public
                 du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
                        Le Président,

                        Le Greffier,