Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.199/2001
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1P.199/2001/col

Arrêt du 13 novembre 2001
Ire Cour de droit public

Les Juges fédéraux Aemisegger, président de la Cour et vice-président du
Tribunal fédéral, Féraud et Pont Veuthey, juge suppléante,
greffier Jomini.

A.________, recourante, représentée par sa curatrice Me Lorella Bertani,
avocate, boulevard Georges-Favon 14, case postale 5129, 1211 Genève 11,

contre

C.________, intimé, représenté par Me Robert Assaël et Me Paul Gully-Hart,
avocats, rue de Hesse 8-10, case postale 5715, 1211 Genève 11,
Cour de cassation de la République et canton de Genève, place du
Bourg-de-Four 1, case postale 3108, 1211 Genève 3.

art. 9 Cst. (procédure pénale; appréciation des preuves)

(recours de droit public contre l'arrêt rendu le 2 février 2001 par la Cour
de cassation de la République et canton de Genève)

Faits:

A.
Par arrêt rendu le 5 avril 2000, la Cour correctionnelle avec jury de la
République et canton de Genève a condamné C.________ à la peine de deux ans
et demi de réclusion pour actes d'ordre sexuel avec une enfant et contrainte
sexuelle (art. 187 ch. 1 et 189 ch. 1 CP). Elle a en résumé retenu les faits
suivants:

Au cours des années 1996 et 1997, l'enfant A.________, née le 20 août 1990,
se rendait régulièrement, une ou deux fois par mois, au domicile de
C.________ et de son épouse, cette dernière étant sa grand-mère maternelle
(la mère de A.________, B.________, est la fille de Mme C.________, mais elle
est née avant que celle-ci n'épouse C.________). A l'occasion de ces visites,
l'après-midi, C.________ faisait la sieste avec A.________ dans le lit
conjugal, tandis que son épouse était au salon; il fermait les rideaux et la
porte de la chambre à coucher. Dans ces circonstances, en 1996 et jusqu'en
1997, C.________ s'est livré à réitérées reprises à des actes d'ordre sexuel
sur l'enfant, notamment en la caressant sur les parties génitales, en la
léchant sur tout le corps, en introduisant son sexe dans sa bouche et en
tentant, sans résultat, de la pénétrer. Il a profité de sa force physique et
de son autorité sur l'enfant pour lui imposer ces actes, auxquels elle
tentait de s'opposer en lui demandant sans cesse d'arrêter. A.________ s'est
confiée à sa mère, en été 1997, mais cette dernière n'a pu se résoudre à
alerter aussitôt les autorités. Le 13 janvier 1998, A.________ a déclaré à
une infirmière du service de santé de la jeunesse qu'elle était victime
d'attouchements de la part de C.________; des médecins ainsi que la police
ont eu connaissance de ces déclarations et sont intervenus. A.________ a été
hospitalisée au cours des mois de janvier et février 1998; le Dr D.________,
pédopsychiatre, l'a entendue et a estimé parfaitement crédibles ses propos,
énonçant des détails précis. A.________ s'est exprimée dans le même sens
auprès de l'inspectrice de police et de l'expert désigné par le Juge
d'instruction, la psychologue-psychothérapeute E.________, du Département de
psychiatrie (clinique de psychiatrie infantile) des Hôpitaux Universitaires
de Genève (rapport d'expertise du 14 octobre 1998, signé également par le
Prof. F.________). La Cour correctionnelle a considéré qu'aucun élément ou
indice convaincant ne permettait de s'écarter des avis des personnes
précitées, l'enfant n'ayant aucune raison d'accuser faussement C.________,
envers qui elle éprouvait un profond sentiment d'attachement.

B.
C.________ - qui a constamment nié être l'auteur des actes retenus contre lui
- s'est pourvu en cassation contre l'arrêt de la Cour correctionnelle, en
concluant à son acquittement. Le Procureur général de la République et canton
de Genève et A.________ ont conclu au rejet du pourvoi.

La Cour de cassation de la République et canton de Genève a, par un arrêt
rendu le 2 février 2001, admis les conclusions de C.________; elle a donc
annulé l'arrêt de la Cour correctionnelle et prononcé son acquittement. Elle
a considéré en substance que l'« expertise de crédibilité » (à savoir le
rapport d'expertise rédigé par la psychologue E.________), élément
d'appréciation décisif, démontrait que la version des faits donnée par
A.________ était plausible, vraisemblable, qu'elle correspondait probablement
à la réalité, mais qu'il n'était pas possible d'en acquérir la certitude. Une
autre version, moins plausible, pouvait donc entrer en considération et, en
vertu du principe de la présomption d'innocence, il n'était pas admissible de
prononcer une condamnation reposant sur une simple probabilité.

C.
Agissant par la voie du recours de droit public pour violation de l'art. 9
Cst., A.________ demande au Tribunal fédéral d'annuler l'arrêt de la Cour de
cassation cantonale et de renvoyer la cause à cette autorité pour nouvelle
décision dans le sens des considérants. Selon la recourante, la Cour de
cassation s'est fondée, pour prononcer l'acquittement de l'intimé, sur une
appréciation arbitraire des preuves; c'est à tort qu'elle aurait qualifié
d'arbitraire, ou de contraire à la présomption d'innocence, le jugement de
condamnation rendu en première instance.

C.________ conclut au rejet du recours.

Le Procureur général déclare appuyer le recours.

La Cour de cassation n'a pas déposé d'observations.

D.
La recourante demande l'assistance judiciaire.

Le Tribunal fédéral considère en droit:

1.
1.1 Contre un jugement en matière pénale rendu en dernière instance
cantonale, la voie du recours de droit public est en principe ouverte, à
l'exclusion de celle du pourvoi en nullité, à celui qui se plaint de la
violation de garanties constitutionnelles, en contestant notamment les
constatations de fait ou l'appréciation des preuves par l'autorité cantonale
(art. 84 al. 1 let. a OJ, art. 86 al. 1 OJ, art. 269 al. 2 PPF). En première
instance, la recourante a été reconnue comme la victime d'une atteinte
directe à son intégrité sexuelle, au sens de l'art. 2 al. 1 de la loi
fédérale sur l'aide aux victimes d'infractions (LAVI; RS 312.15); le prévenu
ayant ensuite été acquitté, en dernière instance cantonale, la victime a
qualité, en pareil cas, pour former un recours de droit public contre le
jugement d'acquittement, en vertu de la règle spéciale de l'art. 8 al. 1 LAVI
appliquée en relation avec l'art. 88 OJ (cf. ATF 126 I 97 consid. 1a p. 99).
Le présent recours a en outre été formé dans le délai légal (art. 89 al. 1
OJ). Il y a lieu d'entrer en matière.

1.2 La recourante demande d'une part l'annulation de l'arrêt attaqué et
d'autre part le renvoi de la cause à la Cour de cassation cantonale pour
nouvelle décision dans le sens des considérants. Seul le premier chef de
conclusions est recevable, en raison de la nature en principe exclusivement
cassatoire du recours de droit public (ATF 127 II 1 consid. 2c p. 5; 127 III
279 consid. 1b p. 282 et les arrêts cités). Les conclusions tendant au renvoi
de l'affaire sont en réalité superflues: si la cassation est prononcée,
l'arrêt du Tribunal fédéral ne se substitue pas à la décision cantonale (ATF
112 Ia 353 consid. 3c/bb); la Cour cantonale est donc tenue de reprendre
l'instruction, le cas échéant, et de rendre une nouvelle décision finale.

2.
La recourante reproche à la Cour cantonale d'avoir apprécié de façon
insoutenable l'expertise de crédibilité et, sur cette base, d'avoir annulé un
jugement de condamnation qui avait été prononcé dans le respect des garanties
déduites de la présomption d'innocence. La décision d'acquittement, en
deuxième instance, ignorerait de manière arbitraire le faisceau d'indices
dans le sens d'une culpabilité de l'intimé.

2.1 Saisi d'un recours de droit public pour arbitraire - c'est-à-dire pour
violation de l'art. 9 Cst. -, le Tribunal fédéral n'annulera la décision
attaquée que si elle méconnaît gravement une norme ou un principe juridique
clair et indiscuté ou si elle heurte de manière choquante le sentiment de la
justice ou de l'équité. En d'autres termes, le Tribunal fédéral ne s'écarte
de la solution retenue en dernière instance cantonale - en ce qui concerne
notamment l'appréciation des preuves - que si elle est insoutenable, en
contradiction manifeste avec la situation effective, si elle a été adoptée
sans motif objectif ou en violation d'un droit certain. Il ne suffit pas que
la motivation de la décision soit insoutenable; encore faut-il qu'elle soit
arbitraire dans son résultat (ATF 127 I 38 consid. 2a p. 41, 54 consid. 2b p.
56; 126 III 438 consid. 3 p. 440; 125 I 166 consid. 2a p. 168; 125 II 10
consid. 3a p. 15, 129 consid. 5b p. 134 et les arrêts cités).

Dans le cas particulier, la Cour de cassation cantonale a, elle aussi, revu
sous l'angle de l'arbitraire l'appréciation des preuves par la Cour
correctionnelle, la maxime « in dubio pro reo » n'ayant pas une portée plus
étendue dans ce cadre. Elle s'est ainsi référée à la jurisprudence du
Tribunal fédéral, selon laquelle la présomption d'innocence interdit au juge
de prononcer une condamnation alors qu'il éprouve des doutes sur la
culpabilité. Des doutes abstraits ou théoriques, qui sont toujours possibles,
ne suffisent cependant pas à exclure une condamnation; la présomption
d'innocence n'est donc invoquée avec succès que s'il apparaît, à l'issue
d'une appréciation exempte d'arbitraire de l'ensemble des preuves, que le
juge aurait dû éprouver des doutes sérieux et irréductibles sur la
culpabilité de l'intéressé (ATF 127 I 38 consid. 2a p. 40; 124 IV 86 consid.
2a p. 87; 120 Ia 31 consid. 2 p. 33). Il ne s'ensuit pas, pour le Tribunal
fédéral, l'obligation de se limiter à examiner sous l'angle de l'arbitraire
si l'autorité cantonale de recours est elle-même tombée dans l'arbitraire; ce
mode de faire réduirait pratiquement à néant le rôle assigné dans ce domaine
au juge constitutionnel. Il appartient bien plutôt à celui-ci de revoir sans
réserve l'usage que l'autorité cantonale de recours a fait de son pouvoir
d'examen limité en matière d'appréciation des preuves (ATF 125 I 492 consid.
1a/cc p. 494; 111 Ia 353 consid. 1b p. 355).

2.2 La Cour de cassation a constaté que le jury de la Cour correctionnelle se
trouvait confronté à deux versions totalement opposées qu'aucune preuve
matérielle ni témoignage direct ne permettait de départager: celle de
l'intimé, qui a toujours nié les faits qui lui étaient reprochés, et celle de
la recourante, qui a fait preuve de constance dans ses accusations. Dans ces
conditions, la Cour de cassation a attribué une importance décisive à
l'expertise de crédibilité de la victime, dont les conclusions sont
partiellement reproduites dans l'arrêt attaqué. Elle s'est en particulier
référée au passage suivant, constituant le paragraphe introductif du chapitre
« Conclusions et propositions » du rapport du 14 octobre 1998: « A.________
ne présente aucun problème du cours de la pensée ou de la différenciation de
la réalité. L'expertise a lieu presque une année après les premières
déclarations de l'enfant. Ceci ne nous permet ainsi pas d'avoir une
conviction absolue quant à la véracité de ses allégations portées contre son
grand-père par alliance ». C'est sur la base de cette réserve de l'expert -
au sujet de l'impossibilité d'avoir une « conviction absolue » - que la Cour
cantonale a estimé que la culpabilité de l'intimé n'était pas établie avec
une certitude suffisante et qu'une autre version, moins plausible que celle
retenue en première instance, pouvait encore entrer en considération.
L'arrêt attaqué ne donne aucun indice de ce que pourrait être en réalité
cette « autre version moins plausible ». Il mentionne que l'« opinion des
intervenants  [à savoir les personnes ayant recueilli les déclarations de la
recourante] n'est pas unanime, la mère de A.________ ayant déclaré devant la
Cour correctionnelle qu'elle pensait que sa fille avait subi les actes
d'ordre sexuel qu'elle a décrits, mais qu'elle avait de la peine à croire que
C.________ en soit l'auteur ». Or cette déclaration de la mère de la
recourante n'est pas probante dans ce contexte, en ce sens qu'elle ne met pas
en doute la réalité des infractions; elle n'apporte aucun indice quant à la
personne de l'auteur, au cas où il ne s'agirait pas de l'intimé. Quant aux
autres « intervenants », ils ont, d'après le dossier, présenté une version
correspondant à celle exposée dans le rapport d'expertise.

Il reste donc à examiner, en interprétant le rapport d'expertise - élément
décisif tant pour la Cour cantonale que pour la recourante -, la portée qu'il
convenait d'accorder à la déclaration de l'expert au sujet de l'impossibilité
d'acquérir une « conviction absolue ». La suite du chapitre « Conclusions et
propositions » montre de façon claire et indiscutable que l'expert est en
définitive convaincu de la crédibilité des déclarations de l'enfant.  Ces
considérations ont du reste été partiellement reproduites dans l'arrêt
attaqué: la prise en compte de la psychopathologie familiale, le fait que le
récit reste cohérent dans le temps, qu'il est relativement détaillé, qu'il ne
s'agit pas d'actes ou de gestes exagérés ou improbables, notamment. Si
l'expert exclut, en premier lieu, la « conviction absolue » (ou, en d'autres
termes, réserve les doutes théoriques ou abstraits, toujours possibles - cf.
supra, consid. 2.1), c'est pour démontrer ensuite, après une analyse
soigneuse du cas particulier, que les éléments du dossier fondent une
conviction suffisante quant à la crédibilité ou à la véracité des
déclarations de la victime. C'est bien là la seule conclusion qu'il faut
tirer de l'expertise.

La Cour cantonale a par ailleurs souligné la qualité de ce rapport. L'arrêt
attaqué fait certes état de certains éléments supplémentaires ressortant du
dossier, relatifs au caractère « très perturbé » de la famille en question,
mais on ne voit pas en quoi cela aurait pu influencer le récit cohérent de
l'enfant. Aussi n'y avait-il aucun motif contraignant de s'écarter des
véritables conclusions de l'expertise (cf. ATF 122 V 157 consid. 1c p. 161).
Il était donc arbitraire de se fonder sur une simple réserve formulée par
l'expert, rappelant le caractère théoriquement relatif de toute déclaration
d'une personne expertisée, pour revoir l'appréciation des preuves effectuée
en première instance. Un acquittement fondé exclusivement sur cette
interprétation de l'expertise est a fortiori lui aussi arbitraire.

3.
Il s'ensuit que le recours de droit public doit être admis, dans la mesure où
il est recevable, et que l'arrêt attaqué doit être annulé.

L'émolument judiciaire doit être mis à la charge de l'intimé, qui succombe
(art. 153 al. 1, 153a et 156 al. 1 OJ). Celui-ci aura en outre à verser à la
recourante une indemnité, à titre de dépens, pour ses frais occasionnés par
la procédure de recours de droit public, en l'occurrence ses frais d'avocat
(art. 159 al. 1 et 2 OJ). L'allocation de dépens rend sans objet la demande
d'assistance judiciaire. Cela étant, au cas où les dépens ne pourraient pas
être recouvrés (cf. art. 152 al. 2 OJ), la rémunération de l'avocat pourrait
faire l'objet ultérieurement d'une décision distincte du Tribunal fédéral.

Par ces motifs, le Tribunal fédéral prononce:

1.
Le recours de droit public est admis, dans la mesure où il est recevable, et
l'arrêt rendu le 2 février 2001 par la Cour de cassation de la République et
canton de Genève est annulé.

2.
Sont mis à la charge de C.________:
a) un émolument judiciaire de 3'000 fr.;
b) une indemnité de 1'500 fr. à payer à la recourante, à titre de dépens.

3.
Le présent arrêt est communiqué en copie à la curatrice de la recourante, aux
mandataires de l'intimé, au Procureur général et à la Cour de cassation de la
République et canton de Genève.

Lausanne, le 13 novembre 2001

Au nom de la Ire Cour de droit public
du Tribunal fédéral suisse

Le Président: Le Greffier: