Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

I. Öffentlich-rechtliche Abteilung 1P.737/1999
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1P.737/1999

          Ie  C O U R  D E  D R O I T  P U B L I C
         ******************************************

                         16 mai 2000

Composition de la Cour: MM. les Juges Aemisegger, Président,
Aeschlimann et Wuilleret, juge suppléant. Greffière: Mme
Camprubi.

           Statuant sur le recours de droit public
                          formé par

C.________, représentée par Me Shahram Dini, avocat à Genève,

                           contre

l'ordonnance rendue le 1er octobre 1999 par la Chambre d'ac-
cusation du canton de Genève dans la cause qui oppose la re-
courante notamment à la Masse en faillite X.________, repré-
sentée par Me Pierre de Preux, avocat à Genève, à B.________,
représenté par Me Bernard Haissly, avocat à Genève, à
D.________, représenté par Me Alain Veuillet, avocat à
Genève, à F.________, représenté par Me Dominique Poncet,
avocat à Genève, à S.________, représenté par Me Carlo
Lombardini, avocat à Genève, et au Procureur général du
canton de Genève;

            (appréciation arbitraire des preuves
        en procédure pénale; présomption d'innocence)

          Vu les pièces du dossier d'où ressortent
                 les  f a i t s  suivants:

   A.- C.________, aide-comptable et fondée de pouvoir
de la société X.________, fut inculpée le 30 septembre 1994
par le Procureur général du canton de Genève d'abus de con-
fiance qualifié, subsidiairement de gestion déloyale et de
faux dans les titres pour avoir entre autres accepté le
transfert de fonds et la vente de titres de divers clients de
la X.________, ainsi que pour leur avoir remis des rapports
erronés concernant l'état de leurs avoirs.

    La X.________, qui était active dans le domaine des
opérations financières, fut déclarée en faillite en février
1992. L'état de collocation révéla un passif de l'ordre de
quarante millions de francs contre un actif réalisable d'en-
viron un million et demi. Suite aux plaintes déposées par
divers clients de la société, une procédure pénale fut ou-
verte. Il ressortit de l'instruction que, de fait, la
X.________ aurait été gérée et dirigée par l'administrateur-
délégué, L.________. Ce dernier se serait livré à des
manoeuvres frauduleuses qui auraient conduit à la banqueroute
de la société. Ce ne serait qu'à son décès, survenu en
janvier 1992, que les pertes importantes et les prélèvements
indus sur les avoirs des clients auraient été décelés.

   B.- Le 19 mars 1999, le Procureur général ordonna le
classement de la poursuite par opportunité au sens de l'art.
198 du Code de procédure pénale du 29 septembre 1977 (CPP/GE;
E 4 20) en tant qu'elle était dirigée contre C.________ ainsi
que contre deux autres anciens employés de la X.________ et
contre un des administrateurs: L.________ aurait maîtrisé
seul l'ensemble des opérations complexes qu'il aurait imagi-
nées. Il aurait joui d'une ascendance telle sur ses collabo-
rateurs que le rôle des quatre inculpés ne relèverait que de

la complicité. De plus, la prescription pénale serait sur le
point d'être acquise pour l'essentiel des actes répréhensi-
bles. Enfin, les antécédents des inculpés ne laisseraient pas
apparaître qu'ils auraient adopté à d'autres occasions des
comportements qui relèveraient de la loi pénale, ni avant, ni
après leur mise en cause.

   Des inculpés, seule C.________ recourut contre l'or-
donnance auprès de la Chambre d'accusation et conclut au pro-
noncé d'un non-lieu au sens de l'art. 204 CPP/GE au lieu d'un
classement. Le 1er octobre 1999, la Chambre d'accusation re-
jeta son recours.

   C.- Agissant par la voie du recours de droit public
pour appréciation arbitraire des preuves, violation des art.
198 resp. 204 CPP/GE ainsi que de la présomption d'innocence
selon l'art. 6 CEDH, C.________ demande au Tribunal fédéral
d'annuler la décision de la Chambre d'accusation. Les anciens
clients de la X.________, B.________ et D.________ ainsi que
la Chambre d'accusation renoncent à des observations. La
Masse en faillite X.________ conclut à l'irrecevabilité du
recours, sinon à son rejet. Les autres parties civiles ne se
sont pas déterminées. Le Procureur général conclut au rejet
du recours.

          C o n s i d é r a n t  e n  d r o i t :

   1.- Le Tribunal fédéral examine d'office et libre-
ment la recevabilité des recours qui lui sont soumis (ATF 125
I 412 consid. 1a p. 414; 125 III 461 consid. 2 p. 463 et les
arrêts cités).

    a) L'ordonnance attaquée est une décision finale au
sens des art. 86 et 87 OJ, dès lors que, sauf circonstances

nouvelles (cf. art. 198 al. 1 CPP/GE), elle met fin sur le
plan cantonal à la procédure pénale.

        b) N'a qualité pour former un recours de droit
public que celui qui a un intérêt personnel et juridiquement
protégé à l'annulation de la décision attaquée; un intérêt
est juridiquement protégé s'il est l'objet d'une garantie
constitutionnelle spécifique ou si une règle de droit fédéral
ou cantonal tend au moins accessoirement à sa protection; à
elle seule, l'interdiction générale de l'arbitraire consacrée
à l'art. 4 de l'ancienne Constitution fédérale (aCst.) ne
confère pas la légitimation exigée par l'art. 88 OJ; le re-
courant doit encore se trouver dans la sphère de protection
des normes dont il se prévaut (ATF 123 I 279 consid. 3c/aa p.
280; 122 I 44 consid. 3b/bb p. 47; 121 I 252 consid. 1a p.
255 et les arrêts cités; voir également pour la Constitution
du 18 avril 1999, entrée en vigueur le 1er janvier 2000,
l'arrêt destiné à la publication du 3 avril 2000).

   c) A plusieurs reprises, le Tribunal fédéral a con-
sidéré que l'inculpé a un intérêt juridiquement protégé au
prononcé d'un non-lieu plutôt qu'à un classement (cf. notam-
ment les arrêts non publiés du 27 mai 1998, du 22 février
1995 et du 21 octobre 1985 dans les causes M. resp. H. resp.
N. contre la Chambre d'accusation du canton de Genève).
Ainsi, le classement intervient lorsque le Procureur général
estime que l'exercice de l'action publique ne se justifie pas
(art. 198 al. 1 CPP/GE); la poursuite peut être reprise à la
suite de tout élément nouveau propre à faire reconsidérer
l'opportunité du classement. Le non-lieu est par contre pro-
noncé lorsque la Chambre d'accusation ne trouve pas d'indices
suffisants de culpabilité, ou lorsqu'elle estime que les
faits ne peuvent constituer une infraction (art. 204 al. 1
CPP/GE). Au contraire du classement, la personne qui bénéfi-
cie d'un non-lieu ne peut être poursuivie à nouveau pour le
même fait que si de nouvelles charges se révèlent (art. 206

al. 1 et 2 CPP/GE). Selon la pratique cantonale, cela suppose
de véritables faits nouveaux nécessitant un complément d'ins-
truction (cf. Harari/Roth/Sträuli, Chronique de la procédure
pénale genevoise, SJ 112/1990, p. 430; Dominique Poncet, Le
nouveau code de procédure pénale genevois annoté, Genève
1978, p. 287 s). Par ailleurs, le bénéficiaire d'un non-lieu
peut éventuellement demander une indemnité pour le préjudice
causé par la procédure pénale (art. 206 al. 3, art. 379
CPP/GE). Le non-lieu a ainsi pour effet de mettre un terme en
principe définitif à la poursuite pénale dans l'intérêt per-
sonnel de l'inculpé, qui cesse d'encourir la sanction dont il
était menacé et qui, selon la jurisprudence cantonale, a
d'ailleurs le droit d'obtenir cette décision si les condi-
tions fixées par la loi sont remplies (Martine Heyer/Brigitte
Monti, Procédure pénale genevoise, Chambre d'accusation, SJ
121/1999, vol. II, p. 171; cf. également l'arrêt non publié
du Tribunal fédéral du 22 février 1995 dans la cause H. con-
tre la Chambre d'accusation du canton de Genève). La recou-
rante a donc qualité selon l'art. 88 OJ pour agir.

        d) Au surplus, le présent recours remplit - sous
quelques réserves (cf. consid. 2d et 3 ci-après) - les exi-
gences de motivation posées à l'art. 90 al. 1 let. b OJ.

   2.- La recourante soutient que les instances canto-
nales se sont basées sur une appréciation arbitraire des
faits et, partant, n'ont arbitrairement pas fait application
de l'art. 204 CPP/GE.

   a) Une décision est arbitraire lorsqu'elle viole
gravement une norme ou un principe juridique clair et indis-
cuté, ou lorsqu'elle contredit d'une manière choquante le
sentiment de la justice et de l'équité; à cet égard, le Tri-
bunal fédéral ne s'écarte de la solution retenue par l'auto-
rité cantonale de dernière instance que si elle apparaît in-
soutenable, en contradiction manifeste avec la situation ef-

fective, adoptée sans motifs objectifs et en violation d'un
droit certain (ATF 125 I 166 consid. 2a p. 168; 125 II 10
consid. 3a p. 15; 124 I 247 consid. 5 p. 250; 124 V 137
consid. 2b p. 139 et les arrêts cités). Il n'y a enfin pas
arbitraire du seul fait qu'une autre interprétation de la loi
soit possible, ou même préférable (ATF 124 I 247 consid. 5 p.
250/251; 120 Ia 369 consid. 3a p. 373).

   b) Il ressort clairement de l'art. 204 al. 1 CPP/GE
que le bénéficiaire d'un classement en opportunité ne peut
demander le non-lieu tant que des indices sérieux de culpabi-
lité subsistent (Harari/Roth/Sträuli, op. cit., p. 430).
Etant donné qu'il ne s'agit pas d'un jugement sur le fond, il
n'est pas nécessaire que la preuve des faits coupables soit
rapportée de manière irréfutable, la vraisemblance suffit
(cf. Harari/Roth/Sträuli, op. cit., p. 454).

   c) En confirmation de l'ordonnance du Procureur gé-
néral, la Chambre d'accusation a refusé le non-lieu du fait
de l'existence d'indices suffisants au sens de l'art. 204
CPP/GE. La Chambre d'accusation motive cela de manière très
sommaire, comme le relève la recourante, qui renonce cepen-
dant à invoquer une violation de son droit d'être entendue.
Quoi qu'il en soit, la présence d'indices suffisants ne fait
pas de doutes. Le Procureur général relève que la recourante
avait rang de fondée de pouvoir, qu'elle disposait d'une lar-
ge expérience, qu'elle était responsable de la gestion de
fortune des clients. Or, selon ses propres termes, la recou-
rante ne conteste pas avoir été un instrument utilisé de ma-
nière partielle et ponctuelle par L.________ à l'occasion de
l'un ou l'autre de ses agissements délictueux. Vu la position
qu'elle occupait, les instances cantonales étaient dès lors
en droit de considérer qu'elle devait pour le moins se douter
que lorsqu'elle établissait ou remettait des relevés aux
clients, ces documents pouvaient ne pas représenter la véri-
té. Cela ne signifie pas que les instances cantonales aient

considéré qu'elle se soit effectivement rendue coupable des
délits qu'on lui reprochait, mais simplement qu'un indice sé-
rieux existait. Les arguments de la recourante tendant à dé-
montrer sa non-culpabilité ne suffisent pas à rendre l'exis-
tence d'indices suffisants invraisemblable. La recourante ne
fait en outre pas valoir que les faits dont elle est accusée
ne peuvent constituer d'infraction. Ainsi, il n'était pas ar-
bitraire d'ordonner un classement à la place d'un non-lieu.

   d) En ce qui concerne la critique portée par la re-
courante à l'instruction, il est à relever que cette dernière
fut particulièrement difficile. On ne saurait donc reprocher
aux instances cantonales la longue durée entre la première
audition de la recourante et son inculpation. De plus, une
fois les charges dirigées contre elle précisées, elle a été
régulièrement tenue au courant de la procédure et a eu l'oc-
casion de s'expliquer. Ainsi, les griefs formels de la recou-
rante - pour autant qu'ils remplissent les exigences de moti-
vation de l'art. 90 al. 1 let. b OJ - sont également infon-
dés.

   3.- La recourante soutient enfin que l'ordonnance
entreprise viole la présomption d'innocence au sens des art.
4 aCst. et 6 CEDH. La question de savoir si ce grief est suf-
fisamment motivé au sens de l'art. 90 al. 1 let. b OJ peut
rester indécise, car il est clairement infondé. Comme indiqué
plus haut, le classement n'est pas un jugement sur le fond,
mais une ordonnance de procédure. Il ne signifie pas que la
personne bénéficiant du classement se soit rendue coupable
des faits reprochés, mais statue la clôture de la poursuite
pour motifs d'équité ou d'opportunité, tout en laissant au
Procureur général la possibilité de reprendre la procédure
s'il l'estime opportun. La question de la culpabilité reste
ainsi ouverte. Le principe de la présomption d'innocence in-
terdit la constatation de la culpabilité tant qu'elle n'est
pas établie, non celle du soupçon.

   4.- Il ressort des considérations qui précèdent que
le recours doit être rejeté en tant qu'il est recevable. Les
frais sont mis à la charge de la recourante, qui succombe
(art. 156 al. 1 OJ). La Masse en faillite X.________ a droit
à une indemnité de dépens à la charge de la recourante (art.
159 al. 1 OJ).

                       Par ces motifs,

           l e   T r i b u n a l   f é d é r a l :

   1.- Rejette le recours dans la mesure où il est re-
cevable.

   2.- Met un émolument judiciaire de 2'000 fr. à la
charge de la recourante.

   3.- Alloue une indemnité de dépens de 1'500 fr. à la
Masse en faillite X.________, à la charge de la recourante.

   4.- Communique le présent arrêt en copie aux manda-
taires des parties, au Procureur général et à la Chambre
d'accusation du canton de Genève.

Lausanne, le 16 mai 2000
CAM/col
            Au nom de la Ie Cour de droit public
                 du TRIBUNAL FEDERAL SUISSE:
            Le Président,          La Greffière,