Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

BGE 139 II 316



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Urteilskopf

139 II 316

22. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour de droit civil dans la cause Coopérative
des producteurs de fromages d'alpages "L'Etivaz" contre X. (recours en matière
civile)
4A_449/2012 du 23 mai 2013

Art. 4 Abs. 2, Art. 7 Abs. 1 und 2 lit. a KG; Behinderung des Wettbewerbs;
Produkt mit geschützter Ursprungsbezeichnung.
Abgrenzung des massgebenden Marktes, wenn ein konkurrierender Hersteller
behauptet, in der Benutzung der Ursprungsbezeichnung behindert zu sein (E. 5.4
und 5.5).
Marktbeherrschende Position, die sich aus Exklusivrechten an einer zur
Herstellung unerlässlichen Anlage ergibt (E. 6).
Ungerechtfertigte Weigerung, Zugang zur Anlage zu gewähren (E. 7 und 8).

Sachverhalt ab Seite 316

BGE 139 II 316 S. 316
Dès 1999, la Coopérative des producteurs de fromages d'alpage "L'Etivaz" a
obtenu l'inscription de l'appellation d'origine protégée (AOP) ou contrôlée
(AOC) "L'Etivaz" au registre des appellations d'origine et des indications
géographiques institué par la législation fédérale sur l'agriculture. Elle
exploite une cave d'affinage sise à L'Etivaz, dans la commune de Château-d'Oex;
sa cave est
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actuellement la seule à produire des fromages commercialisables sous cette
appellation.
L'alpage de Témeley-Aï se trouve à l'intérieur de la zone de production définie
par le cahier des charges de l'appellation protégée "L'Etivaz". Jusqu'en 2004,
son ancien locataire ou fermier W. a produit du fromage sous cette appellation;
il était membre de la Coopérative et, pour l'affinage, il livrait sa production
à la cave d'icelle. Après son décès, la collectivité propriétaire n'est pas
parvenue à lui trouver un successeur habitant la région. Depuis avril 2005,
l'alpage est pris à bail et exploité, durant la saison d'estivage, par X.,
agriculteur à (...) , localité qui est éloignée des Préalpes vaudoises.
X. produit lui aussi du fromage à Témeley-Aï. Il utilise une cave d'affinage à
Château-d'Oex. Parce que la capacité de cette installation est inférieure à
trois mille pièces, elle ne satisfait pas au cahier des charges de
l'appellation "L'Etivaz" et X. ne peut donc pas commercialiser sa production
sous cette appellation.
Egalement dès avril 2005, dans le but d'accéder à la cave de la Coopérative et,
par là, à l'appellation protégée, X. a plusieurs fois demandé son admission en
qualité de sociétaire. La Coopérative a refusé; elle lui opposait sa volonté de
conserver une capacité d'affinage résiduelle pour le cas où un jeune
agriculteur de la région désirerait adhérer et livrer sa production.
Au cours des années 2005 et 2006, la Coopérative a rejeté quatre demandes
d'adhésion présentées par d'autres producteurs, au motif que les candidats
n'avaient pas leur exploitation principale dans la zone de production ou qu'ils
ne retiraient pas leur revenu principal de l'agriculture de montagne.
Dans la commune de Rossinière, soit à l'intérieur de la zone d'affinage définie
par le cahier des charges, il existe une autre cave qui répondrait aux
exigences de l'appellation "L'Etivaz", notamment à raison d'une capacité
supérieure à trois mille pièces. Son propriétaire n'use pas de l'appellation
protégée. Parce qu'il ne veut pas concurrencer la Coopérative, il refuse aussi
d'accueillir la production de X. et de lui permettre d'accéder ainsi à
l'appellation protégée.
X. a ouvert action contre la Coopérative devant le Tribunal cantonal du canton
de Vaud; il réclamait notamment son admission en qualité de sociétaire. Le juge
instructeur a fait établir une expertise et il a pris l'avis de la Commission
fédérale de la concurrence.
BGE 139 II 316 S. 318
Le 31 août 2011, la Cour civile du Tribunal cantonal a condamné la défenderesse
à admettre le demandeur en qualité de sociétaire et à lui payer 26'704 fr.10 en
capital, à titre de dommages-intérêts.
Sur recours de la défenderesse, le Tribunal fédéral a réduit le montant des
dommages-intérêts; pour le surplus, il a confirmé le jugement.
(résumé)

Erwägungen

Extrait des considérants:

4. Les pratiques visées à l'art. 7 al. 1 LCart (RS 251) ne sont interdites par
cette disposition qu'aux entreprises occupant une position dominante. D'après
la définition consacrée par l'art. 4 al. 2 LCart, il y a position dominante
lorsqu'une entreprise est à même, en matière d'offre ou de demande, de se
comporter de manière essentiellement indépendante par rapport aux autres
participants au marché - concurrents, fournisseurs ou acheteurs.

5. L'aptitude d'une entreprise à se comporter de manière essentiellement
indépendante s'apprécie par rapport au marché matériellement et
géographiquement déterminant (ATF 129 II 497 consid. 6.3.1 p. 536; ATF 139 I 72
consid. 9 p. 92 ss); il est donc nécessaire de délimiter ce marché.

5.1 Une délimitation excessivement étroite peut entraîner une surestimation du
pouvoir de l'entreprise visée; une délimitation indûment étendue peut au
contraire aboutir à une sous-estimation (CLERC/KËLLEZI, in Commentaire romand,
Droit de la concurrence: loi sur les cartels, 2^e éd. 2013, n° 64 ad art. 4 al.
2 LCart; MARTENET/HEINEMANN, Droit de la concurrence, 2012, p. 102; opinion
divergente: ADRIAN RAASS, Die Marktabgrenzung: bestenfalls überflüssig,
schlimmstenfalls irreführend, sic! 2011 p. 405). Conformément à la pratique de
la Commission fédérale de la concurrence, les définitions du marché consacrées
par l'ordonnance du 17 juin 1996 sur le contrôle des concentrations
d'entreprises (OCCE; RS 251.4) sont applicables par analogie (CLERC/KËLLEZI,
op. cit., n^os 69 et 98 ad art. 4 al. 2 LCart; REINERT/BLOCH, in Commentaire
bâlois, Kartellgesetz, 2010, n^os 105 et 219 ad art. 4 al. 2 LCart).
Le marché matériellement déterminant, ou marché des produits, comprend ainsi
tous les produits ou services que les partenaires potentiels de l'échange
considèrent comme substituables en raison de leurs caractéristiques et de
l'usage auquel ils sont destinés (art. 11 al. 3 let. a OCCE). Au besoin, une
étude économétrique (étude de
BGE 139 II 316 S. 319
"l'élasticité croisée des prix") détermine les produits que les partenaires
potentiels tiennent pour substituables à un produit déterminé: on recherche si
une augmentation du prix de ce produit entraîne un déplacement de la demande
vers d'autres produits; dans l'affirmative, ces derniers sont inclus dans le
marché déterminant (CLERC/KËLLEZI, op. cit., n^os 78 ss ad art. 4 al. 2 LCart;
REINERT/BLOCH, op. cit., n^os 114 et 115 ad art. 4 al. 2 LCart).
Le degré de substituabilité doit être apprécié en fonction de caractéristiques
non seulement objectives (propriétés, usage et prix du produit), mais aussi
subjectives (préférences des consommateurs). Sous ce dernier aspect, il faut
tenir compte de la manière dont le consommateur ou le partenaire commercial
perçoit effectivement et subjectivement le produit en cause, plutôt que de la
manière dont ce produit devrait objectivement être perçu par un consommateur
raisonnable; notamment dans le domaine des produits de marque, des produits
techniquement et économiquement substituables peuvent n'être pas considérés
comme tels par les consommateurs (CLERC/KËLLEZI, op. cit., n^os 73 et 74 ad
art. 4 al. 2 LCart; REINERT/BLOCH, op. cit., n° 113 ad art. 4 al. 2 LCart ).
Une position dominante peut exister aussi sur un très petit marché;
éventuellement, le marché déterminant est un sous-marché délimité à l'intérieur
d'un marché plus large, s'il existe une demande spécifique des partenaires
commerciaux ou des consommateurs pour le produit ou le service concerné (CLERC/
KËLLEZI, op. cit., n° 87 ad art. 4 al. 2 LCart ).
Le marché géographique comprend le territoire sur lequel les partenaires
potentiels de l'échange sont engagés du côté de l'offre ou de la demande pour
les produits ou services qui composent le marché matériellement déterminant
(art. 11 al. 3 let. b OCCE). Il s'agit essentiellement du territoire à
l'intérieur duquel la victime d'une entreprise qui abuserait de sa position
dominante peut se tourner vers d'autres fournisseur ou cocontractants (CLERC/
KËLLEZI, op. cit., n^os 97 et 98 ad art. 4 al. 2 LCart); il est tenu compte, en
particulier, des possibilités et des coûts de transport ou de déplacement
(MARTENET/HEINEMANN, op. cit., p. 103).
La Cour civile s'est référée à ces critères et la défenderesse n'en conteste ni
la validité ni la pertinence.

5.2 Selon le demandeur, le marché déterminant est celui du fromage
commercialisé sous l'appellation protégée "L'Etivaz".
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Dans son avis qu'elle a entre-temps publié (DPC 2011 p. 302), la Commission de
la concurrence a énuméré divers types de fromages, soit ceux "frais", "à pâte
dure", "à pâte mi-dure", "à pâte molle" ou "fondus", et diverses étapes dans le
cycle de la production, soit "la production", "l'affinage", "le
conditionnement" ou "la distribution". Affirmant sans autres développements que
"le fromage 'L'Etivaz' est substituable du point de vue du consommateur avec
n'importe quel autre fromage à pâte dure", elle a rejeté l'opinion du
demandeur. Elle a retenu comme déterminant le marché national suisse de
l'affinage des fromages à pâte dure, toutefois sans exclure que des
délimitations plus précises du produit concerné et de l'étendue géographique
soient éventuellement préférables. En définitive, selon la Commission, la
délimitation exacte du marché peut demeurer indécise car la pratique de la
défenderesse n'est de toute manière pas abusive.
La Cour civile a retenu, elle, que le marché déterminant est celui du fromage
commercialisable sous l'appellation protégée "L'Etivaz". Elle a motivé son
appréciation dans les termes ci-après:
Il est établi que, comme pour les autres fromages bénéficiant d'une AOC, la
production du fromage L'Etivaz AOC doit respecter des exigences strictes,
définies dans son cahier des charges. Ces procédés de fabrication, soumis au
contrôle d'un organisme de certification, sont le gage d'une qualité
supérieure; ils permettent de commercialiser les fromages à un meilleur prix.
D'un point de vue objectif, les fromages à pâte dure bénéficiant d'une AOC ne
sont donc pas substituables avec n'importe quel autre fromage à pâte dure,
produit sans respecter de telles exigences.
L'analyse subjective conduit à une délimitation encore plus précise du marché.
En effet, le consommateur est généralement attaché à une ou des sortes de
fromage, dont il connaît et recherche la saveur particulière ou les propriétés
culinaires spécifiques. Il ne se contentera ainsi pas d'un quelconque fromage à
pâte dure bénéficiant d'une AOC mais s'orientera exclusivement vers la sorte de
fromage à laquelle il est habitué et qu'il souhaite spécifiquement consommer.
Autrement dit, l'amateur de fromage cherche, selon les cas, à acheter du
Gruyère ou de l'Emmental ou encore de l'Etivaz. On ne peut concevoir qu'on lui
vende, indifféremment, n'importe quel fromage à pâte dure, ou que l'un de ces
fromages soit librement substituable à l'autre. A cela s'ajoute que l'AOC
évoque pour le consommateur une consommation responsable, respectueuse des
traditions et mettant en valeur les produits du terroir. Par conséquent, du
point de vue du consommateur, les différentes sortes de fromage à pâte dure
protégées par une AOC ne sont pas substituables.

5.3 Invoquant l'art. 9 Cst., la défenderesse fait grief à la Cour civile de
s'être écartée arbitrairement de l'avis exprimé par la Commission de la
concurrence. Il est cependant constant - et la défenderesse le
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reconnaît - que l'avis de la Commission ne lie pas le juge de la cause (arrêt
4A_101/2008 du 4 août 2008 consid. 3.1, in RtiD 2009 I p. 705); celui-ci doit
en revanche discuter l'avis (JACOB/GIGER, in Commentaire bâlois, Kartellgesetz,
2010, n° 28 ad art. 15 LCart) et motiver une appréciation divergente (JEAN-MARC
REYMOND, in Commentaire romand, Droit de la concurrence: loi sur les cartels, 2
^e éd. 2013, n° 99 ad art. 15 LCart; MARTENET/HEINEMANN, op. cit., p. 202). Ces
exigences sont en l'espèce satisfaites. Pour le surplus, élucider le marché
déterminant au regard de l'art. 4 al. 2 LCart est une question juridique que le
Tribunal fédéral examine librement, sur la base des faits constatés par la
juridiction cantonale; le moyen tiré de l'art. 9 Cst. est donc dépourvu de
portée indépendante.
D'après l'argumentation présentée, la délimitation du marché adoptée par la
Cour civile ne repose pas sur des constatations de fait suffisantes. En
particulier, il n'est pas établi que la commercialisation sous une appellation
protégée permette effectivement d'obtenir un "meilleur prix", comme la Cour l'a
retenu, ni qu'une semblable commercialisation assure effectivement un revenu
net plus important aux producteurs. La Cour a en outre méconnu, prétendument,
que l'alpage de Témeley-Aï se trouve aussi dans la zone de production de
l'appellation protégée "Gruyère" et que le demandeur pourrait donc
commercialiser sa production sous cette appellation-ci. La délimitation
critiquée suppose que le prix final de "L'Etivaz" soit supérieur à celui du
"Gruyère", or ce fait n'est pas établi. Seule une étude de l'élasticité croisée
des prix de ces deux appellations, étude qui n'a pas été exécutée, permettrait
d'exclure que le "Gruyère" soit substituable à "L'Etivaz". Du raisonnement de
la Cour, il résulte que chaque appellation protégée engendre un marché
indépendant, ce que la défenderesse estime contraire à la réalité. Enfin, la
Cour confond indûment le marché du produit final et celui d'un service
nécessaire à sa fabrication, en l'occurrence l'affinage.

5.4 A teneur de l'art. 7 al. 1 de la loi fédérale du 29 avril 1998 sur
l'agriculture (LAgr; RS 910.1), la Confédération fixe les conditions-cadre de
la production et de l'écoulement des produits agricoles de sorte que la
production soit assurée de manière durable et peu coûteuse et que l'agriculture
tire de la vente des produits des recettes aussi élevées que possible. Les art.
8 à 12 LAgr tendent à assurer la qualité des produits et la promotion des
ventes; les art. 14 à 16b règlent spécialement la désignation des produits
agricoles. L'art. 16 LAgr institue l'appellation d'origine protégée; il charge
le Conseil
BGE 139 II 316 S. 322
fédéral d'établir un registre de ces appellations (art. 16 al. 1 LAgr) et de
réglementer les conditions de l'enregistrement, en particulier les exigences du
cahier des charges propre à chaque appellation (art. 16 al. 2 let. b LAgr), les
procédures d'enregistrement et d'opposition (art. 16 al. 2 let. c LAgr), et le
contrôle de la production (art. 16 al. 2 let. d LAgr).
L'appellation d'origine protégée est régie en détail par l'ordonnance du 28 mai
1997 concernant la protection des appellations d'origine et des indications
géographiques des produits agricoles et des produits agricoles transformés
(ordonnance sur les AOP et les IPG; RS 910. 12; ci-après: OAOP). La
reconnaissance et l'enregistrement d'une appellation, y compris l'approbation
du cahier des charges, incombent à l'Office fédéral de l'agriculture; elles
sont soumises à une procédure complexe (art. 5 à 12 OAOP) qui doit être suivie
aussi lors d'une éventuelle modification du cahier des charges (art. 14 al. 1
OAOP; ATF 137 II 152). Selon l'art. 16 al. 6 LAgr, celui qui veut user d'une
appellation dans la désignation et la commercialisation de ses propres produits
doit conformer sa production à toutes les exigences du cahier des charges; il
doit en outre la soumettre au contrôle de l'organisme de certification
compétent, accrédité par l'Office fédéral (art. 18 et 19 al. 1 OAOP). Un
rapport de droit public s'établit entre l'organisme de certification et le
producteur (ATF 138 II 134 consid. 4.6 p. 157).
Selon l'art. 16 al. 7 let. a et b LAgr, une appellation enregistrée est
protégée contre toute utilisation commerciale qui en exploite le renom pour
d'autres produits (let. a), ou, en général, contre toute usurpation,
contrefaçon ou imitation (let. b). Sur le plan international, la Confédération
soutient les organisations concernées dans la défense des appellations
d'origine suisses (art. 16b LAgr). Par l'effet de la protection légale,
l'appellation d'origine protégée est un signe susceptible d'acquérir, dans le
public, une identité et une réputation particulières, propres à stimuler
l'écoulement du produit qu'elle revêt et, par là, à influencer les rapports de
force entre concurrents (MEISSER/ASCHMANN, Herkunftsangaben und andere
geographische Bezeichnungen, in SIWR vol. III/2, 2005, p. 170; JÜRG SIMON,
Neueste Entwicklungen bei den Ursprungsbezeichnungen, in Neueste Entwicklungen
im europäischen und internationalen Immaterialgüterrecht, 2002, p. 160; LORENZ
HIRT, Der Schutz schweizerischer Herkunftsangaben, 2003, p. 2 et 3; JOSEF
SKÁLA, Trademark or appellation of origin, in Gastronomie, alimentation et
droit, 2003, Alberto Aronovitz [éd.], p. 441 ss).
BGE 139 II 316 S. 323

5.5 La protection légale est indépendante de la performance commerciale plus ou
moins importante des produits revêtus de l'appellation concernée, de
l'influence correspondante de cette appellation sur les rapports de force entre
concurrents et du profit que les producteurs en retirent. Le droit de faire
usage d'une appellation d'origine, selon l'art. 16 al. 6 LAgr (ATF 134 II 272
consid. 2.1 p. 278), est lui aussi indépendant de la performance de
l'appellation et de son influence sur les rapports de force entre concurrents.
A un producteur désireux de faire usage d'une appellation d'origine et de se
soumettre au cahier des charges, on ne saurait opposer que l'appellation ne lui
apportera, le cas échéant, aucun avantage sur le plan de la concurrence. Il
appartient au contraire à chacun d'apprécier librement s'il a ou n'a pas
intérêt à exercer la concurrence avec l'appellation concernée et avec les
contraintes qui s'y rattachent.
Dans la présente affaire, le demandeur attaque une pratique de la défenderesse
qui l'empêche d'accéder à l'appellation "L'Etivaz" pour la commercialisation de
sa production. Dans la délimitation du marché matériellement déterminant, il
s'impose de prendre en considération la nature de l'appellation d'origine
protégée, soit un instrument de la lutte économique entre concurrents, créé,
géré et soutenu par la Confédération dans le but de stimuler l'écoulement de
produits agricoles. Là où un concurrent se prétend illicitement empêché
d'accéder à une appellation, le marché déterminant est nécessairement restreint
à celui, réel ou supposé, de l'appellation en cause. Le demandeur a le droit
d'exercer la concurrence avec l'appellation "L'Etivaz" s'il croit y avoir un
intérêt et que, pour sa production, il se conforme au cahier des charges; dans
ce contexte juridique spécifique, il n'a pas besoin de prouver l'existence
effective d'un marché de cette appellation qui soit distinct du marché des
produits standards et de celui de l'appellation "Gruyère". La défenderesse ne
peut donc pas utilement faire valoir, à supposer que le fait soit avéré, que ce
marché distinct n'existe pas parce que l'appellation "L'Etivaz" est dépourvue
de valeur intrinsèque ou n'a pas de valeur supérieure à celle de l'appellation
"Gruyère". Ainsi, les données économiques auxquelles la défenderesse fait
allusion sont dépourvues de pertinence et il n'était pas nécessaire de les
recueillir; en conséquence, cette partie n'est pas fondée à se plaindre de
lacunes dans les constatations de fait.

6. D'après la définition légale déjà mentionnée (consid. 4 ci-dessus), la
position dominante suppose l'aptitude d'une entreprise à se
BGE 139 II 316 S. 324
comporter, sur le marché déterminant, de manière essentiellement indépendante
des autres participants.

6.1 Une entreprise occupe une position dominante, parmi d'autres hypothèses,
lorsqu'elle détient la totalité du marché déterminant et qu'elle n'est exposée
à aucune concurrence parce que des circonstances de fait ou de droit rendent
improbable l'irruption d'une autre entreprise sur ce marché. La position
dominante peut être occupée par plusieurs entreprises agissant de concert.
Conformément à la théorie de l'"essential facility" désormais consacrée aussi
en droit suisse, la position dominante peut résulter de ce que l'entreprise
dispose de droits exclusifs sur une installation, une infrastructure ou un
équipement indispensable et qu'il n'existe pas de substitut réel ni potentiel (
ATF 129 II 497 consid. 6.5.1 p. 538; CLERC/KËLLEZI, op. cit., n^os 179, 184 et
185 ad art. 4 al. 2 LCart; MARTENET/HEINEMANN, op. cit., p. 103 et 104). La
Cour civile s'est également référée à ces critères et ils ne sont pas non plus
contestés par la défenderesse.
Selon l'art. 2 al. 2 du cahier des charges de l'appellation protégée
"L'Etivaz", l'affinage doit s'accomplir dans l'ancien district du
Pays-d'Enhaut, dit zone d'affinage, comprenant les communes de Rossinière,
Château-d'Oex et Rougemont.
Selon l'art. 13 du cahier des charges, "l'affinage se fait exclusivement dans
des caves d'une capacité de trois mille pièces ou plus". Cette règle a
notamment pour effet de réduire les possibilités de concurrence sur le marché
ici déterminant. Une règle quantitative de ce genre, à moins qu'elle ne soit
nécessaire aux caractéristiques du produit ou typique de sa méthode de
production spécifique (cf. art. 7 al. 1 let. c et d OAOP), peut receler une
entrave à la concurrence (SIMONE WALTHER, AOC und Kartellrecht, 2010, p. 31 et
33/34). Le cahier des charges a cependant été approuvé par l'Office fédéral de
l'agriculture lors de l'enregistrement de l'appellation d'origine protégée; la
demande d'enregistrement a alors été publiée (art. 9 OAOP) et toute personne
justifiant d'un intérêt digne de protection a pu faire opposition et provoquer
une décision sur opposition (art. 10 et 11 OAOP). En tant que la protection
juridique des concurrents de la demanderesse a été assurée lors de cette
procédure administrative, un contrôle du cahier des charges au regard du droit
de la concurrence ne saurait intervenir dans la présente contestation. L'action
entreprise par le demandeur ne tend d'ailleurs pas à l'annulation de l'art. 13
du cahier des charges.
BGE 139 II 316 S. 325
Selon les constatations de la Cour, il existe deux caves situées dans la zone
d'affinage et satisfaisant aux exigences de cette dernière disposition. L'une
de ces caves est celle de la défenderesse; le propriétaire de l'autre cave,
précisément pour ne pas concurrencer la défenderesse, s'abstient de pratiquer
cette activité. A bon droit, la Cour retient que la défenderesse occupe une
position dominante sur le marché déterminant.

6.2 Il est aussi constaté qu'une augmentation de la capacité de la cave
actuellement utilisée par le demandeur, augmentation qui rendrait cette cave
conforme aux exigences du cahier des charges, pourrait être envisagée
moyennement un investissement d'environ 5'000 francs. La décision attaquée
indique cependant aussi que pour diverses raisons, cette solution - il s'agit
semble-t-il d'un aménagement différent des locaux existants, dont le volume
demeurerait inchangé - est présentée comme inadéquate par l'expert judiciaire.
La défenderesse affirme donc à tort, pour contester sa position dominante, que
le demandeur pourrait pratiquer lui-même l'affinage de "L'Etivaz" moyennant un
investissement modeste de 5'000 francs.
Dans son avis, la Commission de la concurrence a admis qu'un agrandissement de
la cave, également étudié par l'expert judiciaire et évalué par lui à 100'000
fr., "serait probablement trop onéreux pour le demandeur seul mais paraîtrait
réalisable s'il se groupait avec d'autres producteurs [...] qui se sont vu
refuser l'accès à la cave de la coopérative". La Cour civile n'a cependant pas
constaté que d'autres producteurs fabriquant de "L'Etivaz" soient réellement et
concrètement disposés à s'associer au demandeur pour la création d'une nouvelle
cave collective; elle a au contraire tenu cette hypothèse pour "purement
théorique". Il n'y a donc pas lieu de s'y attarder.

7. Selon l'art. 7 al. 2 let. a LCart., le refus d'entretenir des relations
commerciales, en particulier le refus d'acheter ou de livrer des marchandises,
s'inscrit dans les pratiques éventuellement abusives visées par l'art. 7 al. 1
LCart.
L'entreprise en position dominante se comporte de manière abusive lorsqu'elle
dispose seule des équipements ou installations indispensables à la fourniture
d'une prestation, qu'il n'existe pas de concurrence sur le marché de cette
prestation, que l'entreprise refuse sans raison objective de mettre
l'infrastructure aussi à la disposition d'un concurrent potentiel et que
celui-ci n'a aucune solution de remplacement (ATF 129 II 497 consid. 6.5.1 p.
538 et 6.5.3 p. 640). L'abus
BGE 139 II 316 S. 326
peut se situer sur un marché voisin ou situé en amont de celui visé par le
concurrent potentiel. Le refus peut porter sur un service indispensable à ce
concurrent ou sur la mise à disposition d'une infrastructure qui lui est
indispensable (CLERC/KËLLEZI, op. cit., n° 72 ad art. 7 al. 2 LCart; AMSTUTZ/
CARRON, in Commentaire bâlois, Kartellgesetz, 2010, n^os 123 et 147 ad art. 7
LCart).
En l'espèce, la défenderesse refuse d'admettre le demandeur à titre de
sociétaire et de recevoir sa production pour l'affinage. Ce refus empêche le
demandeur de commercialiser cette même production sous l'appellation protégée
"L'Etivaz". Etant la seule entreprise à pratiquer l'affinage, la défenderesse
est également la seule à pouvoir commercialiser du fromage sous ladite
appellation. Son refus semble porter davantage sur un service consistant dans
l'affinage en cave conformément au cahier des charges, plutôt que sur la mise à
disposition d'une cave où le demandeur pourrait lui-même exécuter ou faire
exécuter l'affinage; cette distinction n'a cependant pas d'importance. On a par
ailleurs vu que le demandeur n'a aucune possibilité d'affiner lui-même sa
production, ni dans sa cave actuelle ni dans une autre, ni de la faire affiner
par une entreprise tierce.
La défenderesse soutient qu'indépendamment du refus critiqué, le demandeur est
empêché d'accéder au marché qu'il convoite parce que sa production n'est de
toute manière pas conforme au cahier des charges. Elle conteste ainsi le
rapport de causalité entre son refus d'entrer en relations avec lui et
l'empêchement d'exercer la concurrence. Elle mentionne un passage de la
décision attaquée d'où il ressort que selon l'organisme de certification
compétent, le fromage produit en 2006 par le demandeur était déficient au
regard de plusieurs clauses du cahier des charges, et celui produit en 2007
n'était déficient qu'au regard de l'art. 13 relatif à la capacité de la cave.
L'assertion de la défenderesse semble donc vraie pour 2006. Il apparaît
cependant aussi que le demandeur a pu améliorer sa production dès l'année
suivante 2007, et les juges du fait n'ont en tous cas pas constaté que ce
producteur, indépendamment de la capacité de sa cave, soit durablement hors
d'état de respecter le cahier des charges. Le refus de la défenderesse a donc
bien pour effet d'entraîner une restriction de la concurrence.

8. Un refus d'entrer en relations commerciales n'est pas abusif, et il échappe
ainsi à la censure de l'art. 7 al. 1 LCart, s'il répond à une justification
objective. L'entreprise en position dominante n'est
BGE 139 II 316 S. 327
notamment pas tenue de fournir ses services ou de donner accès à ses
installations lorsque leur capacité est insuffisante et que, par suite, elle ne
pourrait plus satisfaire entièrement les besoins de sa propre clientèle (ATF
129 II 497 consid. 6.5.4 p. 540). Dans cette hypothèse, l'entreprise n'a aucune
obligation d'accroître la capacité de ses installations (CLERC/KËLLEZI, op.
cit., n° 56 ad art. 7 al. 2 LCart).
La défenderesse a d'abord opposé au demandeur qu'elle entend conserver une
capacité d'affinage résiduelle pour le cas où un jeune agriculteur de la région
désirerait adhérer et livrer sa production; dans le procès, elle soutient que
sa cave est entièrement utilisée.
La Cour civile rejette cette justification; elle motive son appréciation comme
suit:
S'il ressort de l'instruction que la cave de la défenderesse est pleine,
d'autres éléments du dossier démontrent clairement que la décision de refus
[...] n'a pas été dictée par des impératifs liés à la capacité de cette cave.
On
relève ainsi que le précédent locataire de l'alpage Témeley-Aï, qui produisait
des quantités de lait équivalentes à celles du demandeur, était membre de la
défenderesse et entreposait par conséquent sa production dans sa cave, que la
production globale des membres de la défenderesse n'a cessé d'augmenter entre
2005 et 2009, la cave ayant été réaménagée en conséquence en 2005 et 2007, et,
enfin, que la défenderesse prétend vouloir soutenir les jeunes agriculteurs
dont l'exploitation principale se trouve dans la région, auxquels elle réserve
de toute évidence de la place dans sa cave. De plus, on constate que chaque
nouvel adhérent se voit fixer par contrat un quota de fromage. Il apparaît
ainsi que la défenderesse augmente sa production et admet de nouveaux membres,
tout en répartissant entre eux la capacité de sa cave. Il est par conséquent
établi que la défenderesse aurait en réalité la possibilité d'accueillir la
production du demandeur, le cas échéant en limitant la quantité de fromage
admise, respectivement en procédant à une équitable répartition entre ses
membres.
L'existence d'une capacité résiduelle de la cave est un point de fait sur
lequel le Tribunal fédéral n'exerce que le contrôle restreint prévu par les
art. 97 al. 1 et 105 al. 2 LTF. Les déductions opérées ou à opérer sur la base
d'indices relèvent aussi de la constatation des faits (ATF 117 II 256 consid.
2b p. 258; ATF 136 III 486 consid. 5 p. 489; ATF 128 III 390 consid. 4.3.3 in
fine p. 398).
La défenderesse se plaint de contradictions dans l'appréciation des premiers
juges et elle en conteste le résultat. Elle ne met toutefois pas en doute les
faits pris en considération. En particulier, il est constant que la cave a reçu
la production de Témeley-Aï jusqu'en 2004, soit immédiatement avant le décès de
W. et l'arrivée du demandeur. Selon les juges, la défenderesse "réserve de la
place" aux
BGE 139 II 316 S. 328
jeunes agriculteurs dont l'exploitation principale se trouve dans la région, or
cette affirmation n'est pas démentie dans l'argumentation soumise au Tribunal
fédéral. Il est certes contradictoire de retenir simultanément que "la cave est
pleine" et que cette installation "peut accueillir la production du demandeur";
néanmoins, au regard de l'ensemble des éléments mis en évidence dans la
décision attaquée, il n'apparaît pas que cette dernière constatation - qui est
essentielle - soit manifestement contraire à la situation effective. Elle
résiste donc à la critique développée à l'appui du recours. Il est sans
importance qu'une appréciation différente des éléments disponibles, plus
favorable à la défenderesse, soit peut-être aussi défendable (cf. ATF 138 I 305
consid. 4.3 p. 319; ATF 137 I 1 consid. 2.4 p. 5)
La Cour civile ne retient pas que la défenderesse doive entreprendre des
travaux d'agrandissement ou de réaménagement de sa cave pour accueillir la
production du demandeur. Cette partie-là discute donc inutilement les
possibilités de transformation envisagées par l'expert judiciaire et
mentionnées dans la décision attaquée.
Faute de répondre à une justification objective, le refus d'entrer en relations
avec le demandeur se révèle abusif, et partant illicite aux termes de l'art. 7
al. 1 LCart.