Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

BGE 138 I 205



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Urteilskopf

138 I 205

18. Extrait de l'arrêt de la IIe Cour de droit social dans la cause R. contre
Office cantonal genevois de l'assurance-invalidité (recours en matière de droit
public)
9C_540/2011 du 15 mars 2012

Regeste

Art. 16 ATSG; Art. 27 UNO-Pakt II; Art. 4 Abs. 1 und Art. 5 Abs. 1 des
Rahmenübereinkommens zum Schutz nationaler Minderheiten; Art. 8 Ziff. 1 EMRK;
Art. 8 Abs. 2 BV; Invaliditätsbemessung bei einer zur Gemeinschaft der
Fahrenden gehörenden Person.
Im Falle einer zur Gemeinschaft der Fahrenden gehörenden Person wirkt die
Bemessung des Invalideneinkommens anhand allgemeiner statistischer Daten
indirekt diskriminierend, soweit dieses Vorgehen dazu beiträgt, die versicherte
Person der Bevölkerungsmehrheit anzugleichen (E. 6.2).

Sachverhalt ab Seite 206

BGE 138 I 205 S. 206

A.a R. fait partie de la communauté suisse des gens du voyage. Elle et sa
famille mènent un mode de vie semi-nomade, passant 4 mois en hiver sur une aire
de séjour située à X. et voyageant le reste de l'année en Suisse allemande, en
France et en Allemagne. Sur le plan professionnel, elle travaillait comme
employée dans l'entreprise de brocante de son mari. En incapacité de travail
totale depuis le 1^er mars 2006 en raison de problèmes lombaires, elle a déposé
le 11 décembre 2006 une demande de prestations de l'assurance-invalidité.
Dans le cadre de l'instruction de cette demande, l'Office de
l'assurance-invalidité du canton de Genève (ci-après: l'office AI) a recueilli
les renseignements médicaux usuels auprès des docteurs F., spécialiste en
anesthésiologie (rapport du 28 février 2007), M., spécialiste en médecine
interne générale (rapport du 5 mars 2007) et S., spécialiste en chirurgie
orthopédique et traumatologie de l'appareil locomoteur (rapport du 22 mars
2007); d'après les documents produits, l'assurée souffrait principalement de
lombalgies chroniques sur discopathies L4-L5 et L5-S1.
Considérant que l'assurée était malgré tout en mesure d'exercer à plein temps
une activité adaptée à ses limitations fonctionnelles, l'office AI a, par
décision du 19 décembre 2007, rejeté la demande de prestations.

A.b A la suite du recours formé par l'assurée devant le Tribunal cantonal des
assurances sociales de la République et canton de Genève (aujourd'hui: la Cour
de justice de la République et canton de Genève, Chambre des assurances
sociales), l'office AI a, par décision du 3 mars 2008, annulé la décision du 19
décembre 2007 et repris l'instruction de la cause. Il a confié la réalisation
d'une expertise pluridisciplinaire au Centre Z. Dans leur rapport du 31 août
2009, les docteurs V., spécialiste en médecine interne générale, H.,
spécialiste en neurologie, et L., spécialiste en psychiatrie et psychothérapie,
ont retenu les diagnostics - avec répercussion sur la capacité de travail - de
lombalgies chroniques dans un contexte de troubles statiques et dégénératifs,
de rachialgies cervico-dorso-lombaires et de protrusion discale L4-L5 médiane
et hernie discale médiane et paramédiane L5-S1, ainsi que ceux - sans
répercussion sur la capacité de travail - d'obésité de classe I, d'anxiété
généralisée et d'hyperphagie associée à d'autres perturbations psychologiques;
l'exercice d'une activité
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lucrative à 100 % était exigible dans une activité sédentaire ou
semi-sédentaire sans port de charges et permettant le changement fréquent de
positions.
Se fondant sur les conclusions de cette expertise, l'office AI a, par décision
du 7 décembre 2010, rejeté à nouveau la demande de prestations de l'assurée.

B. Par jugement du 30 mai 2011, la Cour de justice de la République et canton
de Genève, Chambre des assurances sociales, a rejeté le recours formé par
l'assurée contre cette décision.

C. R. interjette un recours en matière de droit public contre ce jugement dont
elle demande l'annulation. Elle conclut à l'octroi d'une rente entière
d'invalidité à compter du 1^er mars 2006.
L'office AI conclut au rejet du recours, tandis que l'Office fédéral des
assurances sociales a renoncé à se déterminer.
Le recours a été admis.

Erwägungen

Extrait des considérants:

2. Selon les constatations de la juridiction cantonale, qui ne sont pas
contestées par les parties et qui lient par voie de conséquence le Tribunal
fédéral, la recourante dispose, d'un point de vue médical, d'une capacité de
travail pleine et entière dans une activité adaptée à ses limitations
fonctionnelles (sans port de charges de manière itérative de plus de 10 kilos,
sans maintien de longues positions assise ou debout immobile, ne nécessitant
pas la flexion antérieure prolongée du tronc ou des activités en porte-à-faux
ou en zone basse), étant admis que la nature des activités qu'elle exerçait
auparavant dans le domaine de la brocante n'est pas compatible avec lesdites
limitations. Est litigieuse la question de savoir s'il existe des activités
exigibles qui s'accordent avec son mode de vie semi-nomade et ses facultés
intellectuelles et professionnelles.

2.1 La juridiction cantonale a considéré que les principes valables en matière
d'évaluation de l'invalidité étaient applicables à toute personne vivant en
Suisse qui requérait l'octroi de prestations de l'assurance-invalidité. La loi
permettait notamment aux familles, comme celle de la recourante qui est nomade,
d'obtenir des prestations d'invalidité, dans l'hypothèse où l'un de ses membres
devenait invalide. Par ailleurs, l'art. 16 LPGA (RS 830.1) n'avait pas pour
objectif de sédentariser les assurés appartenant à la communauté des gens du
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voyage ou de remettre en question leur mode de vie. Exiger de la recourante
qu'elle exerce une activité légère adaptée à ses limitations fonctionnelles
n'était dès lors pas incompatible avec son mode de vie nomade et n'exigeait pas
d'elle qu'elle se sédentarise. En ce sens, la recourante n'était pas traitée
différemment des autres citoyens suisses, qui étaient également dans
l'obligation de se reconvertir professionnellement pour mettre pleinement en
valeur leur capacité résiduelle de travail, conformément à l'obligation de
réduire le dommage résultant de l'invalidité. Par conséquent, la recourante ne
faisait pas l'objet d'une discrimination directe ou indirecte par le biais de
l'application de l'art. 16 LPGA. C'est ainsi à bon droit que l'office AI
s'était fondé sur les données économiques statistiques pour déterminer le
revenu d'invalide.

2.2 La recourante reproche à la juridiction cantonale d'avoir violé le droit
fédéral, en considérant qu'il existait des activités exigibles de sa part. Les
activités envisagées ou identifiées comme exigibles au cours de la procédure
seraient en effet incompatibles avec le mode de vie traditionnel nomade des
gens du voyage. Elles exigeraient qu'elle se sédentarise et renonce à son mode
de vie traditionnel et à sa famille (à moins que sa famille ne se sédentarise
et renonce elle aussi à son mode de vie), ce qui entraînerait incontestablement
une atteinte grave à ses droits constitutionnels à la protection de son mode de
vie (art. 13 Cst. et 8 CEDH) et de sa vie de famille (art. 13 Cst. et 8 CEDH),
et au principe de la non-discrimination (art. 8 Cst. et 14 CEDH). De plus, la
juridiction cantonale aurait omis de tenir compte dans son analyse du fait
qu'elle souffrait également, en plus de limitations fonctionnelles importantes,
d'une absence de formation, d'une intelligence diminuée et de déficiences
notables et handicapantes en français lu et écrit.

3.

3.1 Le rôle principal de l'assurance-invalidité consiste à éliminer ou à
atténuer au mieux les effets préjudiciables d'une atteinte à la santé sur la
capacité de gain de la personne assurée, en privilégiant au premier plan
l'objectif de réinsertion dans la vie professionnelle active ou dans le secteur
d'activité initial, et au second plan le versement de prestations en espèces
(Message du 22 juin 2005 concernant la modification de la loi fédérale sur
l'assurance-invalidité [5^e révision de l'AI], FF 2005 4223 ch. 1.1.1.2).
L'examen d'un éventuel droit à desprestations de l'assurance-invalidité doit
par conséquent procéder d'une démarche au centre de laquelle figure avant tout
la
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valorisation économique des aptitudes résiduelles - fonctionnelles et/ou
intellectuelles - de la personne assurée. Les mesures qui peuvent être exigées
d'un assuré doivent être aptes à atténuer les conséquences de l'atteinte à la
santé (arrêt 9C_236/2009 du 7 octobre 2009 consid. 4.4.1).

3.2 Dans le domaine de l'assurance-invalidité, on applique de manière générale
le principe selon lequel un invalide doit, avant de requérir des prestations,
entreprendre de son propre chef tout ce qu'on peut raisonnablement attendre de
lui, pour atténuer le mieux possible les conséquences de son invalidité; c'est
pourquoi un assuré n'a pas droit à une rente lorsqu'il serait en mesure, au
besoin en changeant de profession, d'obtenir un revenu excluant une invalidité
ouvrant droit à une rente. La réadaptation par soi-même est un aspect de
l'obligation de diminuer le dommage et prime aussi bien le droit à une rente
que celui à des mesures de réadaptation. L'obligation de diminuer le dommage
s'applique aux aspects de la vie les plus variés. Toutefois, le point de savoir
si une mesure peut être exigée d'un assuré doit être examiné au regard de
l'ensemble des circonstances objectives et subjectives du cas concret (ATF 113
V 22 consid. 4a p. 28 et les références). Par circonstances subjectives, il
faut entendre en premier lieu l'importance de la capacité résiduelle de travail
ainsi que les facteurs personnels tels que l'âge, la situation professionnelle
concrète ou encore l'attachement au lieu de domicile. Parmi les circonstances
objectives doivent notamment être pris en compte l'existence d'un marché du
travail équilibré et la durée prévisible des rapports de travail (arrêts du
Tribunal fédéral des assurances I 750/04 du 5 avril 2006 consid. 5.3, in SVR
2007 IV n° 1 p. 1; I 11/00 du 22 août 2001 consid. 5a/bb, in VSI 2001 p. 274).

3.3 Ainsi doit-on pouvoir exiger de celui qui requiert des prestations qu'il
prenne toutes les mesures qu'un homme raisonnable prendrait dans la même
situation s'il devait s'attendre à ne recevoir aucune prestation d'assurance.
Au moment d'examiner les exigences qui peuvent être posées à un assuré au titre
de son obligation de réduire le dommage, l'administration ne doit pas se
laisser guider uniquement par l'intérêt général à une gestion économique et
rationnelle de l'assurance, mais doit également tenir compte de manière
appropriée du droit de chacun au respect de ses droits fondamentaux. La
question de savoir quel est l'intérêt qui doit l'emporter dans un cas
particulier ne peut être tranchée une fois pour toutes. Cela étant, plus la
mise à contribution de l'assureur est importante, plus
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les exigences posées à l'obligation de réduire le dommage devront être sévères.
C'est le cas, par exemple, lorsque la renonciation à des mesures destinées à
réduire le dommage conduirait à l'octroi d'une rente ou au reclassement dans
une profession entièrement nouvelle. Conformément au principe de la
proportionnalité, il convient en revanche de faire preuve de prudence dans
l'invocation de l'obligation de réduire le dommage lorsqu'il s'agit d'allouer
ou d'adapter certaines mesures d'ordre professionnel afin de tenir compte de
circonstances nouvelles relevant de l'exercice par l'assuré de ses droits
fondamentaux. Demeurent réservés les cas où les dispositions prises par
l'assuré doivent être considérées, au regard des circonstances concrètes, comme
étant déraisonnables ou abusives (ATF 113 V 22 consid. 4d p. 32, confirmé par
ATF 134 I 105 consid. 8.2 p. 111; MARC HÜRZELER, Prävention im Haftpflicht- und
Sozialversicherungsrecht, in Prävention im Recht, 2007, p. 172 s.).

4. Les gens du voyage suisses (appelés également Tziganes) forment une
communauté estimée à 30'000 personnes. Si la grande majorité d'entre eux mène
aujourd'hui un mode de vie sédentaire, une frange importante de ce groupe
continue d'avoir un mode de vie qui peut être caractérisé de semi-nomade. La
tradition d'itinérance (ou nomadisme) reste et demeure une composante
essentielle de l'identité culturelle tzigane, intrinsèquement liée à l'exercice
de leurs différentes activités professionnelles. Traditionnellement, les gens
du voyage exercent des métiers dans les domaines de la récupération (achat
d'antiquités, recyclage, collecte de vieux métal, etc.), du commerce forain et
de l'artisanat ambulant (aiguisage, vannerie, rétamage, etc.), quand bien même
leur champ d'activité ne saurait se limiter à ces seuls domaines (Office
fédéral de la culture, Les gens du voyage en Suisse, www.bak.admin.ch, sous
Création culturelle, Gens du voyage; JOËLLE SAMBUC BLOISE, La situation
juridique des Tziganes en Suisse, 2007, p. 67).

5. Eu égard à la nature des griefs portés par la recourante devant le Tribunal
fédéral, il convient d'examiner, à titre général, si et dans quelle mesure les
membres de la communauté des gens du voyage bénéficient, en vertu du droit
fédéral et international, d'une protection particulière en raison de leurs
spécificités ethno-culturelles.

5.1 D'après l'art. 27 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques, conclu à New York le 16 décembre 1966 et entré en vigueur pour la
Suisse le 18 septembre 1992 (ci-après: Pacte ONU II;
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RS 0.103.2), dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuses
ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être
privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe,
leur propre vie culturelle, de professer et de pratiquer leur propre religion,
ou d'employer leur propre langue. L'art. 27 Pacte ONU II ne consacre aucun
droit collectif pour les minorités - ethniques, religieuses ou linguistiques -
en tant que groupes, mais uniquement un droit individuel - directement
invocable devant les tribunaux suisses -, appartenant aux membres de ces
groupes, de voir leurs caractéristiques minoritaires respectées et promues
(voir l'Observation générale n° 23 du Comité des droits de l'homme se
rapportant au Pacte ONU II, in KÄLIN/MALINVERNI/NOWAK, La Suisse et les Pactes
des Nations Unies relatifs aux droits de l'homme, 2^e éd. 1997, p. 550; voir
également GIORGIO MALINVERNI, La Suisse et la protection des minorités [art. 27
Pacte II], in KÄLIN/MALINVERNI/NOWAK, op. cit., p. 233 ss). Considérant que les
champs d'application de ces deux normes étaient identiques et leur restriction
admissible aux mêmes conditions, le Tribunal fédéral a toutefois jugé que
l'art. 27 Pacte ONU II n'offrait pas de garanties plus étendues que la
protection de la vie privée et familiale consacrée à l'art. 8 CEDH, en tant que
cette disposition protège le mode de vie tzigane (ATF 129 II 321 consid. 3.4 p.
329; arrêt critiqué par SAMBUC BLOISE, op. cit., p. 216).

5.2 En adhérant à la Convention-cadre du 1^er février 1995 pour la protection
des minorités nationales (RS 0.441.1), la Suisse s'est engagée d'une part à
garantir à toute personne appartenant à une minorité nationale le droit à
l'égalité devant la loi et à une égale protection de la loi et à interdire
toute discrimination fondée sur l'appartenance à une minorité nationale (art. 4
par. 1). Elle s'est engagée d'autre part à promouvoir les conditions propres à
permettre aux personnes appartenant à des minorités nationales de conserver et
développer leur culture, ainsi que de préserver les éléments essentiels de leur
identité que sont leur religion, leur langue, leurs traditions et leur
patrimoine culturel (art. 5 par. 1). A l'occasion de la ratification de cette
Convention-cadre, la Suisse a fait la déclaration suivante:
La Suisse déclare que constituent en Suisse des minorités nationales au sens de
la présente Convention-cadre les groupes de personnes qui sont numériquement
inférieurs au restant de la population du pays ou d'un canton, sont de
nationalité suisse, entretiennent des liens anciens, solides et durables avec
la Suisse et sont animés de la volonté de préserver
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ensemble ce qui fait leur identité commune, notamment leur culture, leurs
traditions, leur religion ou leur langue.
Dans son message, le Conseil fédéral a, à ce propos, expressément précisé que
la Convention-cadre pouvait être appliquée en Suisse aux minorités
linguistiques nationales, mais aussi à d'autres groupes minoritaires de la
population suisse, comme les membres de la communauté des gens du voyage
(Message du 19 novembre 1997 relatif à la Convention-cadre du Conseil de
l'Europe pour la protection des minorités nationales, FF 1998 1048 ch. 22; voir
également le Rapport initial du gouvernement suisse sur la mise en oeuvre de la
Convention-cadre pour la protection des minorités nationales, établi en 2001 à
l'intention du Conseil de l'Europe, http://www.dfae.admin.ch/eda/fr/home/topics
/eu/euroc/coeusw/coswtr.html). Toutefois, la Convention ne contient pas de
disposition directement applicable, mais impose aux Etats membres l'adoption de
mesures, notamment législatives, visant à protéger l'existence des minorités
nationales (voir également GIORGIO MALINVERNI, La Convention-cadre du Conseil
de l'Europe pour la protection des minorités nationales, RSDIE 1995 p. 531;
Avis de droit de l'Office fédéral de la justice du 27 mars 2002 concernant le
statut juridique des gens du voyage en Suisse eu égard à leur qualité de
minorité nationale reconnue, JAAC 2002 n° 50 p. 578).

5.3 Contrairement au Pacte ONU II, le texte de la Convention de sauvegarde des
droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 (CEDH; RS
0.101) ne contient aucune norme garantissant explicitement les droits des
minorités. Dans sa pratique, la Cour européenne des droits de l'homme a admis
qu'il appartenait aux autorités de prendre en considération l'appartenance à
une minorité ethnique ou à un groupe menant un mode de vie distinct de celui de
la population majoritaire. En effet, un consensus international se faisait jour
au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe pour reconnaître les besoins
particuliers des minorités et l'obligation de protéger leur sécurité, leur
identité et leur mode de vie, et ce non seulement dans le but de protéger les
intérêts des minorités elles-mêmes mais aussi pour préserver la diversité
culturelle qui est bénéfique à la société dans son ensemble (arrêts de la
CourEDH Chapman contre Royaume-Uni du 18 janvier 2001, Recueil CourEDH 2001-I
p. 91 §§ 93 et 94). Même si l'appartenance à une minorité ne dispensait pas de
respecter les lois destinées à protéger le bien commun, la Cour a considéré que
l'art. 8 CEDH conférait aux membres d'une
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minorité le droit à ce que les autorités prennent en considération leurs
besoins spécifiques en raison de leur vulnérabilité en tant que membres de
cette minorité, tant dans le cadre réglementaire que lors de la prise de
décision dans un cas particulier (arrêts Chapman précité, § 96; Connors contre
Royaume-Uni du 27 mai 2004 § 84; D.H. et autres contre République Tchèque du 13
novembre 2007 § 181).

5.4 D'après l'art. 8 al. 2 Cst., nul ne doit subir de discrimination du fait
notamment de son origine, de sa race, de son sexe, de son âge, de sa langue, de
sa situation sociale, de son mode de vie, de ses convictions religieuses,
philosophiques ou politiques ni du fait d'une déficience corporelle, mentale ou
physique. On est en présence d'une discrimination selon l'art. 8 al. 2 Cst.
lorsqu'une personne est traitée différemment en raison de son appartenance à un
groupe particulier qui, historiquement ou dans la réalité sociale actuelle,
souffre d'exclusion ou de dépréciation. Le principe de non-discrimination
n'interdit toutefois pas toute distinction basée sur l'un des critères énumérés
à l'art. 8 al. 2 Cst., mais fonde plutôt le soupçon d'une différenciation
inadmissible. Les inégalités qui résultent d'une telle distinction doivent dès
lors faire l'objet d'une justification particulière (ATF 137 V 334 consid.
6.2.1 p. 348; ATF 135 I 49 consid. 4.1 p. 53). La notion de "mode de vie" vise
plus particulièrement les groupes de personnes qui, par leur comportement ou
leur forme de vie distincts, possèdent une identité propre; cette notion inclut
à n'en pas douter la communauté des gens du voyage (ANDREAS RIEDER, Indirekte
Diskriminierung - das Beispiel der Fahrenden, in WALTER KÄLIN, Das Verbot
ethnisch-kultureller Diskriminierung, 1999, p. 164; BERNHARD PULVER,
L'interdiction de la discrimination, 2003, p. 269). On précisera toutefois que
le droit à la protection de son mode de vie présente un lien étroit avec le
droit au respect de la vie privée et la liberté personnelle, consacrés
respectivement aux art. 13 et 10 Cst. En tout état de cause, on ne saurait
déduire de ces différentes libertés individuelles un droit quelconque à des
prestations positives de l'Etat, notamment en matière d'assurance sociale; il
appartient bien plutôt au législateur de définir les modalités d'un tel droit
(HÄFELIN/HALLER/KELLER, Schweizerisches Bundesstaatsrecht, 7^e éd. 2008, p. 68
n. 213; sur l'ensemble de la question, voir également arrêt I 750/04 du 5 avril
2006 consid. 4.3 et les références, in SVR 2007 IV n° 1 p. 1).

5.5 L'art. 8 al. 2 Cst. interdit non seulement la discrimination directe, mais
également la discrimination indirecte. Une telle discrimination
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existe lorsqu'une réglementation, qui ne désavantage pas directement un groupe
déterminé, défavorise tout particulièrement, par ses effets et sans
justification objective, les personnes appartenant à ce groupe (ATF 126 II 377
consid. 6c p. 393 et les références citées; voir également ATF 124 II 409
consid. 7 p. 425). Eu égard à la difficulté de poser des règles générales et
abstraites permettant de définir pour tous les cas l'ampleur que doit revêtir
l'atteinte subie par un groupe protégé par l'art. 8 al. 2 Cst. par rapport à la
majorité de la population, la reconnaissance d'une situation de discrimination
ne peut résulter que d'une appréciation de l'ensemble des circonstances du cas
particulier. En tout état de cause, l'atteinte doit revêtir une importance
significative, le principe de l'interdiction de la discrimination indirecte ne
pouvant servir qu'à corriger les effets négatifs les plus flagrants d'une
réglementation étatique (PULVER, op. cit., p. 153; RIEDER, op. cit., p. 161).

6.

6.1 Que ce soit en vertu des engagements pris sur le plan international ou en
vertu de la protection offerte par les droits fondamentaux garantis par le
droit fédéral, la Suisse reconnaît aujourd'hui le statut de minorité nationale
à la communauté suisse des gens du voyage et s'est engagée à permettre à ce
groupe de préserver les éléments essentiels de son identité ethno-culturelle.
S'il n'est pas le lieu de tracer dans le cas particulier le contour précis de
toutes les obligations que cela implique, on peut toutefois affirmer qu'il
appartient aux autorités, lorsqu'elles appliquent le droit, de prendre en
considération les spécificités et les particularités du mode de vie
traditionnel de la communauté tzigane, parmi lesquelles figurent notamment la
tradition de l'itinérance.

6.2 Lorsqu'il y a lieu de définir, dans le cadre de l'évaluation du degré
d'invalidité, le revenu qu'une personne appartenant à la communauté des gens du
voyage et perpétuant la tradition d'itinérance de ce groupe serait capable de
réaliser, il ne peut être fait abstraction des particularités intrinsèques de
ce mode de vie. Comme on l'a vu, la vie nomade implique des déplacements
continuels et réguliers d'un lieu à un autre, ce qui réduit de façon
conséquente le champ des activités salariées envisageables (cf. supra consid.
4). Compte tenu de ces spécificités, le recours aux données économiques
statistiques, telles qu'elles résultent de l'Enquête suisse sur la structure
des salaires - généralement applicables lorsque la personne assurée n'a pas
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repris d'activité lucrative après la survenance de l'atteinte à la santé (ATF
129 V 472 consid. 4.2.1 p. 475) -, singulièrement le revenu auquel peuvent
prétendre les femmes effectuant des activités simples et répétitives (niveau 4
de qualification), n'apparaît pas approprié à la situation des membres de la
communauté des gens du voyage. En effet, les valeurs issues des données
économiques statistiques tiennent compte de l'ensemble des branches économiques
en Suisse (à l'exception de l'agriculture), dont la majeure partie exige une
vie sédentaire et n'est pas conciliable avec le mode de vie tzigane. Eu égard à
la protection accordée à ce mode de vie traditionnel par le droit fédéral et
international (cf. supra consid. 5), il n'est pas admissible de considérer
comme exigible l'exercice d'une activité salariée qui supposerait la
sédentarisation de la personne assurée, la rupture avec sa famille et son mode
de vie traditionnel, et, plus largement, un déracinement culturel (voir
également arrêt du Tribunal fédéral des assurances I 224/99 du 5 mai 2000
consid. 3c). Il y a par conséquent lieu de constater que le recours aux données
économiques statistiques pour évaluer le revenu d'invalide d'une personne
appartenant à la communauté des gens du voyage, en tant qu'il contribue à
assimiler une personne de ce groupe à la majorité de la population, aboutit
indirectement à une discrimination importante, contraire aux droits
fondamentaux.

6.3 Compte tenu de ce qui précède, il s'avère que l'évaluation du degré
d'invalidité opérée par l'office intimé repose sur des bases erronées. Cela
étant, on ne saurait prétendre en l'état qu'il n'existe aucune activité
exigible en regard des limitations fonctionnelles de la recourante et de son
mode de vie traditionnel. Dans ces conditions, il convient de renvoyer la cause
à l'office intimé afin qu'il examine concrètement si et dans quelle mesure la
recourante est en mesure de tirer profit de sa capacité de travail dans une
activité adaptée à ses limitations fonctionnelles et à ses aptitudes
intellectuelles et professionnelles, et compatible avec le mode de vie
traditionnel de la communauté des gens du voyage. Il lui appartiendra notamment
d'examiner si et dans quelle mesure la recourante pourrait mettre en oeuvre sa
capacité résiduelle de travail pendant les quatre mois durant lesquels elle
réside de manière continue à X. (cf. arrêt I 750/04 du 5 avril 2006 consid. 5.4
et les références, in SVR 2007 IV n° 1 p. 1).