Sammlung der Entscheidungen des Schweizerischen Bundesgerichts
Collection des arrêts du Tribunal fédéral suisse
Raccolta delle decisioni del Tribunale federale svizzero

BGE 132 III 389



Urteilskopf

132 III 389

  44. Extrait de l'arrêt de la Ire Cour civile dans la cause X. S.p.A.
contre Y. S.r.l. ainsi que Tribunal arbitral CCI, Lausanne (recours de droit
public)
  4P.278/2005 du 8 mars 2006

Regeste

  Internationale Schiedsgerichtsbarkeit; Ordre public; Wettbewerbsrecht.

  Begriff des Ordre public im Sinne von Art. 190 Abs. 2 lit. e IPRG (E. 2).

  Bestimmungen einer jeden wettbewerbsrechtlichen Reglementierung gehören
nicht zur wesentlichen, weitgehend anerkannten Werteordnung, die nach in der
Schweiz vorherrschender Auffassung Grundlage jeder Rechtsordnung bilden
sollte (E. 3).

Sachverhalt ab Seite 389

  A.- X. S.p.A. (ci-après: X. ou la recourante) et Y. S.r.l. (anc. Z.
S.r.l.; ci-après: Z. ou l'intimée), deux sociétés de droit italien, sont des
acteurs majeurs, au niveau mondial, dans le domaine des haubans et des
câbles de précontrainte.

  Par contrat du 26 mai 1998, les deux sociétés se sont engagées à présenter
conjointement leurs offres pour la mise en oeuvre de ces technologies dans
le cadre de la réalisation de deux ponts sur un

tronçon de la ligne ferroviaire à grande vitesse à construire entre Milan et
Naples. Leur coopération revêtait un caractère exclusif en ce sens que
chacune d'elles s'interdisait aussi bien de passer des accords séparés avec
d'autres entreprises que de soumissionner individuellement aux appels
d'offre. Régi par le droit italien, ledit contrat contenait une clause
compromissoire qui fixait le siège de l'arbitrage à Lausanne et prévoyait
l'application du Règlement d'arbitrage de la Chambre de Commerce
Internationale (CCI).

  En exécution du contrat précité, les parties ont présenté des offres
communes pour la réalisation des travaux mis en soumission. Elles s'étaient
concertées, au préalable, pour fixer le montant de leurs offres.

  Les travaux de construction ont été adjugés à X., resp. à des consortiums
constitués par cette société et des entreprises tierces.

  B.- S'estimant lésée par les agissements de sa cocontractante, Z. a
adressé une requête d'arbitrage à la CCI, en date du 13 septembre 2002, en
vue d'obtenir des dommages-intérêts dont elle a arrêté ultérieurement le
montant total à quelque 4'250'000 EUR.

  X. a conclu au rejet de la demande, motif pris de la nullité du contrat
litigieux au regard des droits italien et européen de la concurrence.

  Par sentence finale du 12 septembre 2005, le Tribunal arbitral CCI,
composé de trois membres, a condamné X. à payer à Z. la somme de 488'258
EUR, plus intérêts. Il a considéré, en bref, que le contrat liant les
parties était valable au regard des droits italien et européen de la
concurrence, si bien que X., qui avait violé gravement et volontairement les
obligations en découlant, devait indemniser Z. de tout le dommage subi de ce
chef.

  C.- X. a formé un recours de droit public, au sens de l'art. 85 let. c OJ.
Invoquant le motif de recours prévu à l'art. 190 al. 2 let. e LDIP, elle
demande au Tribunal fédéral d'annuler la sentence du 12 septembre 2005.
Selon la recourante, le Tribunal arbitral, pour avoir méconnu des
dispositions fondamentales des droits européen et italien de la concurrence,
aurait rendu une sentence incompatible avec l'ordre public.

  Le Tribunal fédéral a rejeté le recours au motif que le droit - européen
ou italien - de la concurrence ne fait pas partie de l'ordre public visé à
l'art. 190 al. 2 let. e LDIP.

Auszug aus den Erwägungen:

                        Extrait des considérants:

Erwägung 2

  2.

  2.1  L'art. 190 al. 2 LDIP prévoit qu'une sentence peut être attaquée
lorsqu'elle est incompatible avec l'ordre public. Notion juridique
indéterminée, l'ordre public est difficile à cerner et ne se prête guère à
une définition passe-partout. Ce constat, fait il y a plus de dix ans par le
Tribunal fédéral dans son arrêt de principe Emirats Arabes Unis et consorts
contre Westland Helicopters Limited (ATF 120 II 155 consid. 6a p. 168), est
toujours d'actualité. L'essence, la nature et les contours de l'ordre public
restent encore fuyants (FRANÇOIS Knoepfler/Philippe Schweizer/Simon
Othenin-Girard, Droit international privé suisse, 3e éd., n. 776f, p. 457).
D'aucuns ont comparé cette notion à un caméléon en raison de son aspect
changeant (PHILIPPE SCHWEIZER, L'ordre public de l'article 190 al. 2 lit. e
LDIP: le caméléon court toujours, in Mélanges en l'honneur de Bernard
Dutoit, Genève 2002, p. 271 ss, par référence à l'article de ce dernier
auteur intitulé: "L'ordre public: caméléon du droit international privé?" et
publié in Mélanges Guy Flattet, Lausanne 1985, p. 455 ss). Le caractère
insaisissable de l'ordre public est peut-être inhérent à cette notion même,
étant donné sa trop grande généralité; le large éventail des avis presque
innombrables émis au sujet de celle-ci tendrait à le prouver (pour un aperçu
de ces avis, cf., parmi d'autres: HOMAYOON ARFAZADEH, Ordre public et
arbitrage international à l'épreuve de la mondialisation, Genève/Zurich/Bâle
2005, p. 136, note 342 et passim; ANTONIO RIGOZZI, L'arbitrage international
en matière de sport [ci-après: Sport], Bâle 2005, n. 1417 à 1430). Et comme
le souligne un auteur, toutes les tentatives de réponses aux nombreuses
questions récurrentes posées par l'interprétation de ladite notion n'ont
fait que soulever d'autres questions épineuses, voire polémiques (ARFAZADEH,
op. cit., p. 136). On peut d'ailleurs se demander dans quelle mesure la
controverse doctrinale sur la délimitation de l'ordre public visé par l'art.
190 al. 2 let. e LDIP correspond à un véritable enjeu, du moins sur le plan
pratique, tant il est vrai que l'annulation d'une sentence arbitrale
internationale pour ce motif de recours est chose rarissime (cf. BERNARD
CORBOZ, Le recours au Tribunal fédéral en matière d'arbitrage international,
in SJ 2002 II p. 1 ss, 25; pour d'autres références, voir: SCHWEIZER, op.
cit., p. 279, note 64). Ce constat, assez pessimiste, quant à la possibilité
de définir une fois pour toutes la notion d'ordre public tendrait plutôt à
conforter le Tribunal fédéral dans son approche pragmatique

de la question controversée, qu'il préconisait déjà dans l'arrêt Westland
précité et dont il ne s'est plus départi depuis lors. Peut-être la
prévisibilité du droit n'y trouve-t-elle pas son compte. Il ne faut
cependant pas exagérer l'importance de cet inconvénient: d'une part, quand
bien même elles demeurent relativement floues, les limites de l'ordre public
en matière d'arbitrage international n'en ont pas moins été dessinées,
fût-ce à grands traits, par une abondante jurisprudence (pour un exposé
détaillé de celle-ci, cf. CHRISTOPH MÜLLER, International Arbitration,
Zurich/Bâle/Genève 2004, p. 170 ss); d'autre part, il doit désormais être
clair, dans l'esprit de quiconque conclut une convention d'arbitrage donnant
lieu à l'application des art. 176 ss LDIP, que ses chances de succès seront
extrêmement minces le jour où il voudra attaquer une sentence arbitrale en
invoquant le motif de recours prévu à l'art. 190 al. 2 let. e LDIP (CORBOZ,
op. cit., p. 30 in fine).

  Cela étant, le rappel de la notion jurisprudentielle d'ordre public, au
sens de cette disposition, accompagné de quelques remarques, s'avère
nécessaire pour trancher la question soumise au Tribunal fédéral.

  2.2
  2.2.1  On distingue un ordre public matériel et un ordre public
procédural. Dans sa jurisprudence la plus récente, le Tribunal fédéral a
donné de cette double notion la définition rappelée ci-après (arrêt
4P.280/2005 du 9 janvier 2006, consid. 2.1 et les références).

  L'ordre public procédural garantit aux parties le droit à un jugement
indépendant sur les conclusions et l'état de fait soumis au Tribunal
arbitral d'une manière conforme au droit de procédure applicable; il y a
violation de l'ordre public procédural lorsque des principes fondamentaux et
généralement reconnus ont été violés, ce qui conduit à une contradiction
insupportable avec le sentiment de la justice, de telle sorte que la
décision apparaît incompatible avec les valeurs reconnues dans un Etat de
droit.

  Une sentence est contraire à l'ordre public matériel lorsqu'elle viole des
principes fondamentaux du droit de fond au point de ne plus être conciliable
avec l'ordre juridique et le système de valeurs déterminants; au nombre de
ces principes figurent, notamment, la fidélité contractuelle, le respect des
règles de la bonne foi, l'interdiction de l'abus de droit, la prohibition
des mesures discriminatoires ou spoliatrices, ainsi que la protection des
personnes civilement incapables.

  2.2.2  Il est acquis de longue date que l'ordre public visé par l'art. 190
al. 2 let. e LDIP ne constitue qu'une simple clause de réserve, destinée à
protéger des valeurs fondamentales largement reconnues, et que c'est une
notion plus restreinte que celle d'arbitraire (ATF 120 II 155 consid. 6a;
RIGOZZI, Sport, n. 1403 ss; HANS PETER WALTER, Willkür und Ordre
public-Widrigkeit: Ein ungleiches Geschwisterpaar im schiedsgerichtlichen
Anfechtungsverfahren, in Festschrift für Franz Kellerhals, Berne 2005, p.
109 ss).

  Quant à trouver un point d'ancrage pour cet ordre public, singulièrement
pour sa composante matérielle, et à savoir s'il s'agit de l'ordre public
international suisse ou d'un ordre public transnational de portée
universelle, la doctrine constate, sinon déplore, "la valse des définitions
du Tribunal fédéral" (RIGOZZI, Sport, n. 1418 ss) et, partant, le caractère
fluctuant de la jurisprudence relative à cette question
(KNOEPFLER/SCHWEIZER/OTHENIN-GIRARD, ibid.). Il est indéniable que, dans sa
formulation, cette jurisprudence est assez bigarrée: pour l'essentiel, elle
se réfère tantôt à un ordre public transnational ou universel, visant à
sanctionner l'incompatibilité de la sentence avec les "principes juridiques
ou moraux fondamentaux reconnus dans tous les Etats civilisés" (ATF 128 III
234 consid. 4c p. 243) ou ceux qui prédominent dans un "Etat de droit" (ATF
128 III 191 consid. 4a p. 194), tantôt à "l'ordre juridique et [au] système
de valeurs déterminants" (arrêt 4P.98/2005 du 10 novembre 2005, consid.
5.2.1) ou encore à "l'ordre juridique pris en considération, soit les
valeurs essentielles du droit que toute décision doit respecter" (arrêt
4P.221/ 1991 du 13 mars 1992, consid. 2a); d'autres fois, cette
jurisprudence se veut la gardienne des "principes les plus essentiels de
l'ordre juridique, tel qu'il est conçu en Suisse" (arrêt 4P.253/2004 du 8
avril 2005, consid. 3.1); il lui arrive enfin de ne pas trancher la question
du système de référence applicable (ATF 117 II 604 consid. 3 in fine).
Certaines desdites formules, il faut le reconnaître, laissent à désirer et
ont du reste été critiquées. Invoquer des valeurs essentielles à respecter,
voire un système de valeurs déterminant n'est, de fait, guère parlant car
cela ne permet pas de savoir à quelles valeurs ni à quel système il est fait
appel (SCHWEIZER, op. cit., p. 275). Parler de valeurs communes aux Etats
civilisés n'est peut-être pas politiquement correct, dès lors que cela
implique une division du monde en deux camps (SCHWEIZER, op. cit., p. 279).

  Pour justifiées qu'elles soient, ces critiques d'ordre terminologique ne
commandent pas une remise en cause de fond en comble de

l'édifice jurisprudentiel que le Tribunal fédéral a patiemment bâti ces
quinze dernières années, en tâtonnant certes mais en suivant toujours le
même fil conducteur. Aussi bien, le manque de cohérence de la jurisprudence
relative à l'art. 190 al. 2 let. e LDIP est plus apparent que réel et le
vernis trompeur des expressions utilisées masque, en fait, une continuité
certaine dans l'approche d'une notion qui demeurera toujours insaisissable
jusqu'à un certain point. La permanence de la liste d'exemples dressée par
le Tribunal fédéral dans chacun de ses arrêts, pour décrire le contenu de
l'ordre public matériel, en est, du reste, la meilleure illustration.

  D'une manière générale, la jurisprudence s'est employée à délier l'ordre
public de l'art. 190 al. 2 let. e LDIP de toute attache nationale, qu'il
s'agisse de la lex fori, de la lex causae ou de la loi d'un Etat tiers. La
raison en est que le motif de recours prévu par cette disposition ne vise
pas à protéger l'ordre juridique suisse, pas plus qu'il ne tend à
sanctionner le défaut d'application ou la mauvaise application du droit
étranger applicable au fond du litige, fût-il impératif, ni l'absence de
prise en considération d'une loi de police ou d'application immédiate d'un
Etat tiers.

  Même si la réserve de l'ordre public est largement répandue (cf. JETTE
BEULKER, Die Eingriffsnormenproblematik in internationalen Schiedsverfahren,
Tübingen 2005, p. 49 in limine), c'est néanmoins au juge suisse, appelé à
connaître du motif de recours prévu par l'art. 190 al. 2 let. e LDIP, qu'il
appartient d'interpréter cette disposition et de rechercher ce que le
législateur suisse avait en vue lorsqu'il y a inséré cette notion juridique
indéterminée. Il n'est pas certain que l'on considère comme fondamentaux les
mêmes principes sur toute la surface du globe (CORBOZ, op. cit., p. 25),
tant il est vrai que la diversité des civilisations peut parfaitement
justifier des principes fondamentaux différents, voire opposés
(JEAN-FRANÇOIS POUDRET/ SÉBASTIEN BESSON, Droit comparé de l'arbitrage
international, n. 826, p. 814). Aussi le législateur helvétique, au moment
de choisir les termes d'"ordre public", avait-il forcément à l'esprit le
système de valeurs qui prévaut dans la partie du monde où se trouve le pays
dont il est chargé d'édicter les lois et les principes qui constituent le
fondement de la civilisation à laquelle appartient ce pays. Le travail du
juge suisse, statuant sur un recours en matière d'arbitrage international,
consiste donc à rechercher les principes découlant de ce système de valeurs
et à vérifier si la sentence soumise à son examen est compatible avec eux.

  C'est en cela que se manifeste la nature ambivalente de l'ordre public
visé par l'art. 190 al. 2 let. e LDIP. D'un côté, l'on a affaire à une
soupape de sécurité qui sert à préserver des principes cardinaux dont tout
Etat - dans l'idéal - devrait assurer le respect en sanctionnant, au besoin,
une sentence pourtant conforme à la procédure et au droit applicables; c'est
la fonction supranationale de la réserve de l'ordre public. D'un autre côté,
le juge suisse, qui ne vit pas dans un no man's land mais dans un pays se
rattachant à une civilisation donnée où l'on privilégie certaines valeurs
par rapport à d'autres, est amené à identifier lesdits principes en fonction
de sa propre sensibilité et des valeurs essentielles dont est empreinte
cette civilisation; c'est le trait helvétique de la réserve de l'ordre
public.

  2.2.3  Ce bref survol de la notion d'ordre public démontre, une fois de
plus, la relative insaisissabilité de celle-ci. A supposer qu'il faille se
résoudre à formuler une définition, on pourrait dire qu'une sentence est
incompatible avec l'ordre public si elle méconnaît les valeurs essentielles
et largement reconnues qui, selon les conceptions prévalant en Suisse,
devraient constituer le fondement de tout ordre juridique.

  2.3  Il y a lieu d'examiner si le droit européen ou italien de la
concurrence compte au nombre de ces valeurs-là.

Erwägung 3

  3.

  3.1  Les restrictions de la concurrence peuvent se manifester tant sur le
plan horizontal, dans les relations des agents économiques privés entre eux,
que sur le plan vertical, dans les rapports entre l'Etat et les personnes
privées. Pour assurer la garantie horizontale de la liberté économique, la
Constitution suisse a donné mandat à la Confédération de légiférer afin de
lutter contre les conséquences sociales et économiques dommageables des
cartels et des autres formes de limitation de la concurrence (art. 31bis al.
3 let. d aCst. devenu l'art. 96 al. 1 Cst.). En exécution de ce mandat, le
législateur fédéral a adopté, le 6 octobre 1995, la loi fédérale sur les
cartels et autres restrictions à la concurrence (LCart; RS 251). Ainsi que
le précise son article premier, cette loi, en cherchant à remédier à de
pareilles conséquences, vise à promouvoir la concurrence dans l'intérêt
d'une économie de marché fondée sur un régime libéral.

  Ce souci de restreindre les entraves à la concurrence n'est pas l'apanage
de la Suisse. Les principaux Etats industrialisés partagent la même
préoccupation et certains pays en développement n'y sont

pas insensibles, comme le démontre la recourante. A l'échelle européenne, la
lutte contre les ententes cartellaires constitue l'un des chevaux de
bataille de l'Union et l'art. 81 (anc. 85) du Traité instituant la
Communauté européenne (CE) en est le fer de lance.

  Cela étant, il serait déjà présomptueux de considérer que les conceptions
occidentales, européennes ou suisses en matière de droit de la concurrence
devraient s'imposer d'évidence à tous les Etats de la planète, telle une
panacée, liées qu'elles sont à un certain type d'économie et de régime (cf.
l'art. 1er LCart). Le droit suisse reconnaît d'ailleurs lui-même que les
restrictions de la concurrence ne sont pas toutes dommageables (cf. art. 5
al. 2 let. a LCart) et il soustrait certains biens ou services au libre jeu
de la concurrence. D'autres modèles, fondés sur une économie plus planifiée,
et privilégiant l'intervention de l'Etat dans les relations économiques, ont
du reste existé et existent toujours. Or, il ne viendrait à personne l'idée
de les taxer d'immoraux ou de contraires aux principes fondamentaux du droit
du seul fait qu'ils s'écartent du modèle helvétique. A dire vrai, il faut
bien constater qu'en dépit des efforts accomplis pour faire ressortir une
convergence des solutions dans le domaine du droit de la concurrence, cette
matière se prête mal à une analyse en termes de morale universelle (PHILIPPE
FOUCHARD/EMMANUEL GAILLARD/BERTHOLD GOLDMAN, Traité de l'arbitrage
international, n. 1524 in fine) et la thèse d'un véritable ordre public de
la lex mercatoria en droit de la concurrence paraît, en l'état, relever de
l'utopie (LAURENCE IDOT, Les conflits de loi en droit de la concurrence, in
Journal du droit international privé 1995 p. 321 ss, 328). Il s'agit, en
effet, d'une matière technique dans laquelle le résultat recherché peut être
atteint ou favorisé de diverses manières. Quant à trouver un dénominateur
commun aux législations étatiques en vigueur pour en tirer un principe
susceptible d'être rattaché à l'ordre public, c'est une entreprise qui ne
serait pas forcément couronnée de succès et qui ne déboucherait sans doute
pas sur l'énonciation d'une règle calquée sur l'art. 81 CE
(KNOEPFLER/SCHWEIZER, Arbitrage international, p. 442, n. 4). En réalité,
les différences entre les diverses réglementations de la concurrence sont
trop marquées - notamment entre la Suisse et l'Union européenne - pour que
l'on puisse y voir une règle transnationale ou d'ordre public international
(POUDRET/BESSON, op. cit., n. 707, p. 650 in fine).

  Ce constat n'est pas infirmé par le fait que la Cour de justice des
Communautés européennes rattache l'art. 81 CE au domaine de

l'ordre public des Etats membres et le considère comme une disposition
d'ordre public au sens de la Convention de New York du 10 juin 1958 pour la
reconnaissance et l'exécution des sentences arbitrales étrangères (RS
0.277.12) (arrêt du 1er juin 1999, Eco Swiss China Time Ltd contre Benetton
International NV, C-126/97, Rec. 1999, p. I-3055, points 36 et 38; au sujet
de cet arrêt, cf. ANTONIO RIGOZZI, Arbitrage, ordre public et droit
communautaire de la concurrence [ci-après: Arbitrage], in Bulletin de
l'Association suisse de l'arbitrage [Bulletin ASA] 1999 p. 455 ss). La Cour
a restreint elle-même la portée de sa conclusion en précisant que la
qualification d'ordre public de l'art. 81 CE se justifie au motif qu'il
s'agit d'une "disposition fondamentale indispensable pour l'accomplissement
des missions confiées à la Communauté et, en particulier, pour le
fonctionnement du marché intérieur" (arrêt cité, point 36; voir aussi:
GEORGES KARYDIS, L'ordre public dans l'ordre juridique communautaire: un
concept à contenu variable, in Revue trimestrielle de droit européen 2002 p.
11 ss, 13). Conditionnée par la nécessité de préserver l'intérêt public
communautaire, semblable qualification se voit ainsi assigner un champ
d'application limité dans l'espace, de sorte que l'on ne saurait en tirer un
principe plus général et indiscuté que tous les pays se réclamant de la même
civilisation que la Suisse auraient en partage. De surcroît, le caractère
impératif de l'ordre public communautaire de la concurrence est lié à
l'existence de règles procédurales internes commandant à une juridiction
nationale de faire droit à une demande en annulation fondée sur la
méconnaissance de règles nationales d'ordre public (arrêt cité, point 41;
KARYDIS, op. cit., p. 14) et la mise en oeuvre de l'art. 81 CE est aussi
tributaire du pouvoir d'examen de la juridiction nationale saisie d'un
recours en annulation d'une sentence arbitrale (pour un exemple d'un pouvoir
d'examen fortement limité, cf. l'arrêt SA Thalès Air Défense contre GIE
Euromissile rendu le 18 novembre 2004 par la Cour d'appel de Paris et publié
in Revue de l'arbitrage 2005 p. 750 ss; voir aussi, ibid. p. 529 ss,
l'article du professeur LUCA G. RADICATI DI BROZOLO, intitulé: L'illicéité
"qui crève les yeux": critère de contrôle des sentences au regard de l'ordre
public international).

  3.2  Par deux fois au moins, le Tribunal fédéral a jugé douteux que la
violation des dispositions du droit - européen ou national - de la
concurrence doive être considérée comme contraire à l'ordre public, tel
qu'il le conçoit (ATF 128 III 234 consid. 4c p. 243; arrêt

4P.119/1998 du 13 novembre 1998, consid. 1b/bb, publié in Bulletin ASA 1999
p. 529 ss). La doctrine quasi unanime reconnaît l'adéquation qu'il y a entre
la conception jurisprudentielle de la notion d'ordre public et le doute
exprimé par la juridiction suprême du pays (en plus des auteurs mentionnés
dans le dernier arrêt cité, voir notamment: KNOEPFLER/SCHWEIZER, op. cit.,
p. 442, n. 4; RIGOZZI, Arbitrage, p. 474; SCHWEIZER, op. cit., p. 280;
POUDRET/BESSON, op. cit., n. 707, p. 650 in fine; CESARE JERMINI, Die
Anfechtung der Schiedssprüche im internationalen Privatrecht, thèse Zurich
1997, n. 598; STEPHEN V. BERTI/ANTON K. SCHNYDER, Commentaire bâlois, n. 79
ad art. 190 LDIP; ARFAZADEH, op. cit., p. 283; FRANCESCO TREZZINI, The
Challenge of Arbitral Awards for Breach of Public Policy according to Art.
190 para. 2 let. e) of the Swiss Private International Law, in Three Essays
on International Commercial Arbitration, Lugano 2003, p. 109 ss, spéc. n.
171, p. 225; voir aussi, de manière moins catégorique: ANTON HEINI,
Commentaire zurichois, n. 45 ad art. 190 LDIP, p. 2074).

  Après s'être penchée derechef sur le concept d'ordre public (cf. consid.
2) et avoir examiné plus avant la nature du droit communautaire de la
concurrence (cf. consid. 3.1), la Cour de céans estime que le doute n'est
plus de mise: les dispositions du droit de la concurrence, quel qu'il soit,
ne font pas partie des valeurs essentielles et largement reconnues qui,
selon les conceptions prévalant en Suisse, devraient constituer le fondement
de tout ordre juridique. Par conséquent, la violation d'une disposition de
ce genre ne tombe pas sous le coup de l'art. 190 al. 2 let. e LDIP. Demeure
réservée l'hypothèse où semblable violation porterait atteinte à l'un des
principes que la jurisprudence a déduits de la notion d'ordre public
matériel (cf. consid. 2.2.1).

  3.3  Selon la jurisprudence, l'arbitre chargé de se prononcer sur la
validité d'une entente contractuelle affectant le marché de l'Union
européenne examinera cette question à la lumière de l'art. 85 (actuellement
81) CE, même si les parties ont conventionnellement admis l'application du
droit suisse à leurs relations contractuelles; cet examen s'imposera en tout
cas si la nullité du contrat est invoquée devant lui par l'une des parties.
L'arbitre qui se déclarerait incompétent pour y procéder violerait l'art.
190 al. 2 let. b LDIP (arrêt 4P.119/ 1998, précité, consid. 1a; ATF 118 II
193 consid. 5). Certains auteurs jugent paradoxal et quelque peu artificiel
d'obliger un arbitre à statuer sur la validité d'un contrat au regard d'une
loi de police étrangère

tout en s'abstenant de contrôler la manière dont cette loi a été appliquée
au motif que celle-ci ne relève pas de l'ordre public (ARFAZADEH, op. cit.,
p. 248; POUDRET/BESSON, op. cit., n. 353, p. 321; RIGOZZI, Sport, n. 1439,
p. 726, 1er §). Le Tribunal fédéral se voit notamment reprocher de traiter
la même question - à savoir, l'obligation pour l'arbitre de tenir compte du
droit communautaire - de façon différente selon l'angle formel sous lequel
le recours est porté devant lui: compétence du tribunal arbitral (art. 190
al. 2 let. b LDIP) ou violation de l'ordre public (art. 190 al. 2 let. e
LDIP) (BERNARD DUTOIT, Commentaire de la loi fédérale du 18 décembre 1987,
4e éd., n. 5 ad art. 190 LDIP, p. 669). Cependant, comme le fait remarquer
ANTONIO RIGOZZI (Arbitrage, p. 474), la contradiction n'est qu'apparente si
l'on se souvient que, dans son arrêt Westland, le Tribunal fédéral a indiqué
qu'il convenait de dissocier l'ordre public, au sens de l'art. 190 al. 2
let. e LDIP, de celui qui entre en ligne de compte dans l'application du
droit par le tribunal arbitral (ATF 120 II 155 consid. 6a p. 168 in limine).
En d'autres termes, l'ordre public de l'arbitre n'est pas l'ordre public du
juge du recours. Aussi n'y a-t-il rien de contradictoire, d'une part, à
considérer que le tribunal arbitral viole l'art. 190 al. 2 let. b LDIP (en
liaison avec l'art. 187 al. 1 LDIP) s'il se déclare incompétent pour
examiner l'application d'une loi de police étrangère, tel le droit européen
ou italien de la concurrence, alors qu'une partie lui demande de le faire
et, d'autre part, à refuser de revoir la manière dont un tribunal arbitral a
appliqué cette même loi parce qu'elle ne fait pas partie de l'ordre public
au sens de l'art. 190 al. 2 let. e LDIP.

  La solution retenue permet, en outre, d'écarter les difficultés auxquelles
le Tribunal fédéral pourrait être confronté s'il devait procéder à ce genre
de contrôle (sur ce point, cf. GABRIELLE KAUFMANN-KOHLER, L'ordre public
d'envoi ou la notion d'ordre public en matière d'annulation des sentences
arbitrales, in Revue suisse de droit international et de droit européen
[RSDIE] 1993 p. 273 ss, 278). Au demeurant, s'il était tenu de vérifier la
manière dont un tribunal arbitral a appliqué le droit communautaire, le
Tribunal fédéral ne pourrait pas s'assurer de l'interprétation correcte de
ce droit en saisissant la Cour de justice d'une question préjudicielle à ce
sujet, contrairement à ce qui est le cas pour les juridictions d'un Etat
membre de l'Union européenne (cf. art. 234 CE). Il courrait, dès lors, le
risque de rendre, en ce domaine, des arrêts qui s'écarteraient de la
jurisprudence de la Cour de justice, ce qui serait source d'incertitude et
porterait

une atteinte certaine à l'autorité de la juridiction suprême du pays. Par
ailleurs, l'efficacité du contrôle de l'application du droit communautaire
par le Tribunal fédéral se verrait, de toute façon, limitée en raison du
pouvoir d'examen des plus restreints dont il jouit à l'égard des
constatations de fait du tribunal arbitral.